On est bombardé de vidéos, d’infos, d’articles, de tribunes. En allumant la radio, encore les mêmes consignes. À ne plus savoir quoi en faire. Ça tourne en boucle, à rebondir dans notre boîte crânienne. S’extraire, mais comment ? On est toujours rattrapé, par ce qu’il se passe dehors, pas si loin. Plus si loin. Incrusté dans chaque espace. Chaque respiration.
Alors, on a droit à tous ces tutos. Pour ceci ou pour cela. Certains pavoisent dans des cuisines suréquipées. Des intérieurs pour te faire baver, sans compter le « coin » jardin. Depuis que l’État a sifflé le confinement, on n’entend parler que la bourgeoisie. C’est que le confinement n’étouffe pas le monde réel, il en est plutôt une caisse de résonance. Avec ses marques les plus grossières.
On voit, des artistes se filmer pour nous faire la morale et ne pas être oubliés. Prof de yoga ou autre offrant des cours et surtout maintenir la communication. Tous ceux qui ont encore quelque chose à vendre tentent de prévenir la reprise de leur petit marché. Dans les bus, d’autres traversent les villes pour nettoyer les immeubles ; certains sont bondés pour accéder aux entrepôts de la mégadistribution. Les activités indispensables, toujours guidées par l’offre et la demande.
Bien qu’il serait absurde de s’en satisfaire : la pandémie actuelle confirme tout de même que rien aujourd’hui n’est en dehors du capitalisme. Il influence les rapports sociaux possibles et rattrape tous les interstices, les marginalités, les résistances ou de soi-disant contre-modèles. Le capitalisme n’est pas simplement une juxtaposition d’institutions, ou même une interpénétration de marchés. Il est rapport social. Et entend être le seul possible. Nous n’y échappons pas et les gestes barrières n’y feront rien.
L’expansion du capital est infinie. C’est sa croyance et sa raison d’être. Le marché doit croître sans cesse pour satisfaire rente, plus-value et bénéfices. L’argent doit s’engranger et ne reste pas dans un circuit fermé, mais gonfle de placement en placement. Tout le temps. Aucun territoire ne peut demeurer vierge. Le monde sauvage est depuis longtemps domestiqué, semble-t-il. Et les capitalistes rasent ce qui n’est pas rentable. La nouvelle jungle est planétaire, reliée de câble, de routes, d’avions, de cargos et d’entassement dans des structures urbaines toujours plus policées.
C’est ce que l’on peut comprendre de plus pertinent, dans les vulgarisations d’épidémiologie, que l’on peut lire à ne plus dormir. Certains virus privés comme le reste de la faune de leur habitat ne peuvent trouver leur salut qu’au sein de nouveaux hôtes. L’être humain est leur meilleur salut, offrant accès à des terrains et des réseaux jamais rêvés même par les plus vieux des virus incarcérés dans le permafrost. Tout cela pour satisfaire la main invisible du marché, qui ne complote pas. Elle agit simplement. Le marché, régulé le cas échéant par les institutions, honore les gagnants. Les tonnes d’argent sont la preuve de sa logique, si ce n’est divine, implacable.
Raser les forêts primaires n’est pas la seule action néfaste du capitalisme. Mettre des milliards d’individus au travail en est une autre. Les envoyer mourir chaque jour n’atteint pas sa rentabilité, ses courbes de croissance et de résultat. Bien au contraire. Mais là, les ravages d’un virus peuvent mettre en danger la compétitivité de chaque consortium. Avec retard, les institutions reprennent la situation en main. Ou en tous les cas s’y attachent. On ne peut pas attendre que le virus fasse crever les travailleurs sur les lieux de production, ou en pleine distribution de la marchandise. Il faut sauver les meubles, contenir l’épidémie pour maintenir la seule chose qui relie les hommes, les traditions et la vie humaine : l’économie. Le confinement n’est pas bienveillant, il est la dernière carte temporaire pour maintenir la donne moderne. C’est-à-dire la domination du capitalisme sur toute la planète. L’humanité n’est à sauver que parce qu’elle est la seule à pouvoir soutenir l’économie.
Nous subissons leur violence. Celle de l’État, des politiciens comme des cadres des institutions capitalistes. Quand elle nous efface, quantité négligeable, estimant que nous sommes toujours capables de subir un peu plus. Quand elle nous humilie de sa morale. Quand elle nous envoie ses flics, dignement à la hauteur de la haine et du mépris que vouent les dirigeants de ce monde aux plus pauvres.
Le contre-révolutionnaire Lénine disait, peut-être avec un excès d’optimisme que « les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons ». On pourrait penser que cette fois, les capitalistes scient la branche sur laquelle ils sont assis. Puisque les catastrophes annoncées ou imprévisibles sont le corollaire de l’accroissement du capital, lui, inarrêtable, inéluctable. Il suffirait alors d’admirer le spectacle de son effondrement. Au-delà du danger d’être à coup sûr enseveli dans cette fin tant escomptée, cela ne sera pas suffisant.
La crise n’a pas attendu la pandémie. Cette dernière ne peut être qu’un révélateur, un accélérateur. Le capitalisme se restructure continuellement et ses « crises économiques » sont souvent simplement des moments privilégiés pour que de nouveaux modèles émergent. Mais ces nouveaux modèles ne bouleversent pas les paradigmes, ils sont simplement opportunistes. C’est ainsi que le capitalisme déploie sa résilience. La grande concentration de lieux de production, l’hyperspécialisation et le flux ultra-mondialisé des marchandises seraient un modèle déjà obsolète, bien que toujours dominant. L’éclatement des lieux de production, leur modulation de taille et l’hyper réactivité et adaptabilité sont sûrement ce que la rentabilité des marchés demande déjà de plus en plus. Un modèle qui peut répondre à ce type de crise, en numérisant tout ce qui est numérisable dans la chaîne de production. Imaginons des centres de production capable de produire tout type de produit, ou du moins un large panel et de réorienter sa production en quelques jours voire quelques heures, à l’image d’une imprimante 3D. Imaginons ces centres de productions éclatés un peu partout sur le territoire monde, pour mieux satisfaire la demande au plus près, au plus vite, en suivant sa volatilité. Et sur son chemin des entrepôts relais véritables hubs logistiques. C’est certainement un modèle moderne répondant aux exigences d’un marché monde toujours plus exigeant, rapide et concurrentiel. Un droit du travail réduit à presque rien le soutiendrait d’autant plus. Ce modèle concurrencerait celui de grand centre de production implanté dans des lieux spécialisés inondant le monde des marchandises tant convoitées. Ce nouveau modèle plus souple, plus réactif conviendrait à la gestion de crise sanitaire comme celle du Covid-19. La pandémie peut entraîner l’émergence d’un capitalisme à nouveau modernisé. Et l’on pourra continuer à crever au travail.
Le confinement est le fruit d’une course en avant du marché et des institutions dont les États sont les plus solides. Il ne peut être que subi. La sortie du confinement ne sera pas le retour à quoi que ce soit. La résilience du capitalisme est déjà à l’œuvre et elle sera éprouvée par des conditions de vie encore plus dégradées pour la majeure partie de ceux et celles qui travaillent. Il n’y aura pas de retour raisonné, de meilleure régulation ou même d’une dose nouvelle d’État-providence, qui lui ne résout pas non plus les inégalités.
L’incertitude donne la main à ceux qui détiennent le pouvoir. Eux seuls prennent réellement l’initiative. Leurs décisions ne sont guidées que pour satisfaire le grand marché monde. Elles passent en période de crise intense pour imposer les modèles qui d’habitude se heurtent soit à d’anciens modèles, soit à des acquis sociaux ou sociétaux, soit au refus des exploités.
La résistance passera par le sabotage des résiliences du capitalisme.