Relaxe en cour d’appel pour deux camarades condamnés il y a 2 ans

Le 7 mai 2021 deux manifestants gilets jaunes ont été relaxés par la cour d’appel de Paris, après avoir été condamnés en comparution immédiate il y a deux ans à 8 mois de prison avec sursis. Le jour de leur arrestation en févier 2019, ils avaient pourtant été agressé par le même policier interpellateur qui, fait rarissime, a été condamné entre temps à la même peine.

23 février 2019. Acte 15 de la révolte. Les rues de Paris sont encore une fois jaunes de monde et les flics commencent à perdre leurs nerfs. Vers 14h sur un des ponts qui traversent la Seine, les soldats de choc anti-émeute s’énervent et font des charges dans le cortège sans aucune sommation, bousculent les manifestant·e·s avec leurs boucliers et font tomber leurs matraques au hasard, pour nettoyer le passage...

Mais ce jour-là, la vidéo qui circulera en boucle toute la soirée montre une scène qui s’est déroulée en fin de rassemblement au Trocadero. Une équipe d’une trentaine de gros bras des CSI 75, les compagnies de "sécurisation et d’intervention", équipées en armures façon CRS, interpellent violemment deux hommes qui se tiennent dans un petit groupe à l’écart de la foule. Le premier se fait attraper, ils sont sept autour de lui, ils le projettent à terre en lui tordant les bras dans le dos, et là un des bleus contourne la scène pour aller tranquillement lui coller un coup de pied en pleine figure, pointe du godillot en avant. L’autre camarade interpellé, encadré par un policier de chaque côté, se prendra un coup de matraque dans l’œil, gratos. On apprendra plus tard que c’est le même agent de la CSI qui a commis ces deux agressions. Pas de pot, les images du coup de pied circulent à fond sur les réseaux, et des signalements sont envoyés dans la soirée à la plateforme internet de l’IGPN.

Mais pendant ce temps, les deux camarades agressés partent direct en garde à vue. Ce sont deux frères, jamais les derniers à sortir leurs gilets jaunes tous les samedis. On leur reproche d’avoir commis des "violences sur agents", de "rébellion" et de "groupement en vue de...", lors des bousculades qui se sont produites sur le pont, plus tôt dans l’après-midi. En garde à vue, les médecins constatent leurs blessures : au final les ITT seront de 5 et 7 jours. Alors que le policier castagneur peut tranquillement attendre que l’enquête sur son compte s’ouvre en douceur, les deux frères se retrouvent au tribunal. Ils acceptent d’être jugés en comparution immédiate, sans demander de délai, ce qui est leur droit. Se basant sur les seuls témoignages des policiers, le tribunal inflige à chacun une peine lourde de 8 mois de prison avec sursis et à dédommager un policier de la CSI (300€ au titre des "souffrances endurées" — défense de rire — et 250€ de frais de justice, le tout pour chacun des prévenus). Ils feront appel dans les temps.

Un poulet sur le grill

L’audience d’appel a eu lieu plus de deux ans plus tard, le 19 mars 2021, et le délibéré a été rendu le 7 mai. Ils ont donc été relaxés, ce qui à ce stade est une belle prouesse, les chambres d’appel ayant la réputation à Paris d’être plus sévères qu’en première instance lorsqu’il est question de "violences sur agents". Mais cette relaxe ne veut pas dire indulgence, le dossier à charge était construit pour couvrir les coups portés sur les deux manifestants...

Le procès d’appel s’est déroulé en présence de la partie civile, l’agent de la CSI qui a fait condamné les deux frères en 2019, se disant "victime" de leur sauvagerie ce 23 février vers 14h sur le pont en début de manifestation. Dès le début de l’audience, incroyable, l’avocate du pov petit policier demande "un renvoi", c’est-à-dire que le procès soit ajourné afin de produire des pièces complémentaires... Elle a eu plus de vingt-quatre mois pour le faire, plutôt cavalier comme demande de renvoi à ce stade. Surtout qu’elle évoque le cas d’une vidéo qui aurait été prise sur le fameux pont, et qui prouverait tout ce qui s’est passé. Des images en ligne depuis les faits... Et puis il paraît qu’elle n’a pas non plus eu le temps de faire citer des témoins, deux ans c’est court pour demander aux collègues de son client de venir témoigner. La cour a dû partir délibérer sur cette demande pour la refuser aussi sec. C’était déjà mal barré pour l’accusation...

Ensuite on a assisté à une audience totalement inhabituelle en pareille circonstance, puisque c’est le flic "victime" qui a été mis sur le grill. Les deux prévenus se sont contentés de confirmer leurs déclarations d’il y a deux ans, qu’ils ont été agressés en fin de manif par des policiers équipés comme des CRS... Quant à ce qui s’est passé sur le pont, le policier a raconté son histoire de deux énergumènes, qui voulaient en découdre avec les forces de l’ordre, "j’ai perdu mon casque dans la bagarre tellement c’était violent, un collègue a perdu son bouclier, c’était vraiment violent je vous jure monsieur le président". "On n’a pas pu les interpeller sur le pont, ça s’est produit plus tard dès qu’il ont été reconnus à Trocadéro". Ce que ce policier a omis de dire, c’est que l’un des frères a perdu connaissance sur le pont suite aux coups de matraques qu’il a pris sur la tête. La violence était bien là en effet, de la part de la police contre les manifestant.es.

Son avocate — une porte-flingue du cabinet Liénard, infatigable défenseur des flics devant la justice — a sorti les rames de compétition pour renchérir sur le travail "harassant" des policiers. "C’est un contexte très particulier les manifestations, vous savez, c’est traumatisant, ils ont peur vous savez... Si bien que le dimanche ou le lundi, on a pas envie de porter plainte ou de se déplacer pour témoigner ! Oui mon client est une victime, il a été blessé sans laisser de traces, et il les a reconnus [ses agresseurs]. Ce n’est pas de sa faute si le dossier n’est pas complet ou si ses collègues ne sont pas venus témoigner". Une manière de dire que c’est elle, l’avocate, qui a merdé...

Sur les faits reprochés aux deux manifestants, on n’en apprendra pas plus. Les déclarations des collègues faites au moment de l’arrestation sont concordantes, mais c’est normal, ce sont tous des policiers, l’avocate des deux frères a plaidé l’absence de valeur probante... Il n’y a rien d’autre dans le dossier : les poursuites avaient été finalement resserrées par le procureur en février 2019, il n’avait retenu que les violences sur agents et abandonné la rébellion et le groupement...

Encore plus inhabituel, la procureure — pardon, en cour d’appel on appelle ça "l’avocate générale" — a cherché à requalifier les faits en cours d’audience. Elle-même semblait douter des faits de violences reprochés aux deux frères, mais plutôt que de réclamer logiquement la relaxe — non ça serait trop déshonorant... — elle a ressorti du chapeau l’infraction de rébellion, alors qu’elle avait été mise au panier par son collègue procureur en comparution immédiate. Ça se crêpe le chignon à distance, dans la magistrature ! Que ne ferait-on pas pour éviter de requérir la relaxe de biens vilains gilets jaunes ! Bref, dans ses réquisitions elle demande la confirmation du jugement et que soit aussi prononcée une peine supplémentaire pour avoir « résisté » à la force publique.

Mais la partie la plus fragile du dossier, c’est sans nul doute l’agent interpellateur de la CSI 75. C’est lui qui a rempli la petite fiche qui est censée décrire quelle infraction est la cause de l’arrestation. L’agent en question, c’est notre flic kick-boxeur ! Le problème, c’est que cet agent n’était pas présent sur le pont. Il n’a donc pas assisté aux « violences », il a fallu dans son PV reconstituer l’histoire racontée par ses collègues. Les mêmes qui n’ont pas pris la peine de témoigner devant la cour d’appel... Fragile comme attestation ! La cour a tout logiquement relaxé les deux accusés. Pas par indulgence, répétons-le !

Entre-temps, l’auteur des coups sur les deux frères est finalement passé par la case tribunal. La plainte déposée contre lui a été instruite tranquillou et jugée un an et demi après les faits, le 12 novembre 2020, au tribunal de Paris (on vous a déjà raconté ce savoureux épisode de la saga). Pour finir avec une condamnation à 8 mois de prison avec sursis... Retour à l’envoyeur ! Il devra évidemment dédommager les deux victimes. Sans compter qu’il a également écopé d’une sanction disciplinaire : une petite IVP ("interdiction de voie publique"), c’est à dire écarté du "terrain" et cantonné au travail de bureau. Être privé de cogner dans la rue, c’est sans doute la peine la plus infamante.

On pourrait s’en réjouir mais ce n’est que le 3e policier jugé et condamné pour son comportement pendant le mouvement des gilets jaunes, sur près de 400 plaintes instruites par les inspections de police et de gendarmerie depuis fin 2018. Trois petits dossiers qui se soldent par des condamnations avec sursis, accompagnées tout de même d’une clémence des juges : pour les deux premiers comme pour ce flic "méritant" de la CSI 75, "toujours très investi dans sa mission" depuis la loi travail de 2016 (selon sa défense), le tribunal a bien voulu les exempter d’inscription au casier judiciaire. La justice ne va tout de même pas les accabler : sans casier, ils pourront continuer d’exercer.

Après tout, les gilets jaunes aussi continuent d’exercer... à savoir leur droit de sortir dans la rue pour crier leur révolte et tenir la police en respect !

Note

Image : d’après Vallotton, « La charge » (1898)

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