« On dit que la police ne fait pas de politique et que son rôle se limite à veiller sur la sécurité des personnes et des biens. À qui peut-on faire croire une telle fable ? À l’heure où paraît ce recueil, un large réseau se met en place pour témoigner de la nécessité d’être attentif aux retombées de l’idéologie sécuritaire. Cela en un temps où notre société est menacée par cette présence policière de plus en plus étouffante, au risque de remettre en cause les libertés les plus élémentaires ».
Introduction Que fait la police ? Les cinquante premiers numéros présentés par Maurice Rajsfus et Alexis Violet. 1999. Dagorno.
L’Actu des luttes rend hommage à Maurice Rajsfus dans une émission qui lui a été consacrée mercredi 17 juin. http://actualitedesluttes.info/hommage-a-maurice-rajfus/
Voici en plus de l’émission quelques-unes des questions que nous lui avions posées au cours d’entretiens, entre 2018 à 2020.
Pourrais-tu revenir sur ton parcours ?
Je suis un enfant d’immigrés, de parents juifs polonais qui avaient rompu avec la religion et qui ne supportaient plus cette vie renfermée, misérable, sans perspective, des villages juifs de Pologne. Je suis né Français. Avec mes parents et ma sœur, nous serons raflés le 16 juillet 1942 et par un hasard inexpliqué jusqu’à maintenant, on a été relâché tous les deux. Et mes parents ont été embarqués. J’ai toujours été marqué par ces souvenirs et par ce que j’ai vécu de la répression. Ce qui fait que très tôt, après la Libération et comme beaucoup de garçons de mon âge qui avaient 15-16 ans, je suis rentré aux Jeunesses communistes, avec la volonté très ferme de faire la Révolution. Mais très vite, au PC, on m’a fait comprendre que ce n’est pas à l’ordre du jour. J’ai été exclu du PC et des jeunesses communistes qui s’appelaient JRF à l’époque comme provocateur policier, en octobre 1946. Et je me suis retrouvé dans le mouvement des auberges de jeunesse, qui était à l’époque un mouvement fantastique, le mouvement laïc des auberges de jeunesse (MLAJ) qui était un grand vivier où venaient pécher les anars, les trotskystes, et j’ai été péché par les trotskystes à l’époque. J’avais 18 ans. Et heureusement, dans ce milieu qui était quand même très sympathique (ce n’était pas comme au PC), c’était bourré d’intellos, de gens qui réfléchissaient, qui n’étaient pas branchés sur une ligne, avec d’autres défauts mais c’est un autre problème (...). Comme m’a dit plus tard un ami que j’avais rencontré, je lui ai dit « Nous, au moins, on n’a pas fait de saloperies », il m’a dit « On a pas eu le temps ! ». J’ai eu la chance de rencontrer, à la IVe Internationale, Castoriadis avec le groupe Socialisme ou Barbarie avec lesquels j’ai quitté la IVe Internationale. Alors, c’était un groupe... on devait être trente ou quarante à travers la France... bourré d’économistes, de philosophes, de grands penseurs. Cela m’est passé tout au-dessus de la tête, je ne m’étais jamais remis de la période de la guerre. J’ai quitté Paris et j’ai été pendant deux ans éducateur dans les maisons d’enfants de déportés. Et puis quand je suis revenu... il y a eu la guerre d’Indochine qui n’en finissait pas... j’ai été très impliqué de façon militante. Puis pendant la guerre d’Algérie, en 1955, j’étais l’un des responsables de la Fédération des auberges de jeunesse où je m’occupais du réseau d’auberges. Il y avait quand même quelques 400 petites baraques en France. J’ai été à l’origine avec deux copains qui sont morts depuis, de la création d’une fédération, comment dire, d’un groupement de jeunesse contre le départ du contingent en Algérie. On a pris beaucoup de coups de bâton sur la tête.
Raconte-nous comme tu as commencé à t’intéresser à la police française ?
Ce n’est pas parce que j’ai subi la rafle mais ça a laissé des traces. Et puis il y a eu octobre 1961. On habitait à Vincennes avec Marie-Jeanne à l’époque et on a retrouvé des cadavres d’Algériens dans le bois de Vincennes et puis j’étais à Charonne. Je me suis retrouvé à 300 mètres. Quand ils ont jeté des centaines d’Algériens à la Seine le 17 octobre 1961, c’était parfois les mêmes qui avaient procédé aux rafles de 1941-1942 à 1944. Des centaines de policiers ont participé aux mêmes opérations avec vingt ans d’écart, sans aucun problème.
Pour la police française, la guerre d’Algérie n’est pas terminée dans les banlieues et ils continuent à pourchasser des jeunes en fonction de leur profil. Cela fait partie des ressentiments policiers. On oublie trop souvent que parmi les trois millions de jeunes qui sont partis en Algérie pendant la guerre, une partie d’entre eux s’est engagée dans la police en revenant avec cette espèce de comportement de faire subir aux Français le traitement qu’ils ont fait subir aux Algériens, avec en priorité ceux qui étaient d’origine algérienne. A l’époque, c’était la première grande génération de travailleurs algériens. (...)
La police est militarisée et c’est supporté par une grande partie de la population. Ce qui est paradoxal c’est qu’il y a une sympathie pour les gilets jaunes qui ne conduit pas à une antipathie pour la police. On a vu l’autre jour encore des policiers avec leur flash-ball qui tirent à tirs tendus à hauteur d’yeux. Ils n’ont pas le droit de faire ça ! C’est de l’assassinat par destination. La période Macron est extrêmement dangereuse et nous ramène à l’extrême-droite à toute allure.
Comment s’est lancé le bulletin Que fait la police ?
Après l’assassinat de Makome, au commissariat des Grandes-Carrières. Parce qu’il avait volé une cartouche de cigarettes, ils l’avaient interrogé avec le revolver en main, l’un des flics lui a tiré une balle dans la tête. À cette occasion, j’ai contacté un certain nombre de militants pour créer un mouvement contre les comportements policiers. Cela n’a pas donné grand-chose. Un an après, avec un ami qui a disparu Jean-Michel Mansion connu sous le nom d’Alexis, nous avons créé l’Observatoire des libertés publiques et le bulletin Que fait la police ? Cela a duré vingt ans, de juin 1994 à mai 2014. Le bulletin avait 300 abonnés qui payaient une cotisation de dix euros par an et qui envoyaient des infos. Mais dès que le bulletin est passé sur Internet en juillet 2006, j’ai reçu jusqu’à 1000 visites par jour, mais je n’avais plus de courrier, je ne connaissais personne, je ne savais plus qui contacter. J’ai arrêté en 2014, j’ai l’impression que cela n’a manqué à personne car je n’ai pas trouvé de successeur (...). J’ai toujours fait ce bulletin à partir de coupures de presse. Chaque fait-divers donne sa source. Au fil des années, alors que Le Monde et Libération rendaient compte des « bavures policières », il y en a de moins en moins et je trouvais l’essentiel de mes sources dans la presse gratuite qui elle, fonctionne avec les dépêches d’agences. En général c’était des brèves, sauf quand une grosse affaire avait lieu.
Comment vois-tu "l’évolution" de la police ?
La police de la République n’a jamais été républicaine. Ce sont des militants de la matraque parce que c’est un choix. Quand j’entends actuellement les policiers se plaindre et pleurer des larmes de sang qu’ils sont surchargés de travail et qu’ils ne tiennent pas le coup, ils n’ont qu’à faire autre chose. C’est aussi simple que ça.
Les policiers oublient qu’ils ne sont pas justiciers alors qu’ils ne sont pas justiciables eux-mêmes. La peine de mort a été abolie en octobre 1981 mais ce n’est pas valable pour les policiers qui eux peuvent dégainer quand ils veulent avec tous les arguments possibles. Quand ils sont poursuivis, ils font des recours, ils vont en cassation, ils font traîner la procédure. Ils se conduisent comme des bourreaux, pour ne pas dire comme des assassins. Les policiers ne sont pas inculpés ou on considère que c’est une dérive inévitable vu le climat et il n’y a pas de poursuite. Ils défendent un système avec les moyens qu’on leur donne et les gens qui leur donnent les moyens ne peuvent pas les condamner. Le policier n’est pas un justiciable comme les autres. D’abord il a la défense des syndicats. Il a sourdement la défense des institutions. Et s’ils sont poursuivis ou condamnés, ils font appel, ils vont en cassation, le temps passe, il y a prescription, on n’en parle plus. Sauf s’il y a des flagrants délits comme pour le flic qui a tué Makome à bout portant dans le commissariat des Grandes-Carrières en 1993. Celui-là a fait sept ans de taule mais c’est un cas rarissime. En général, ils ont du sursis. En principe la police est au service de la justice, mais de plus en plus c’est une règle inversée, c’est la justice qui est au service de la police. On ne peut rien contre ça, sauf à changer de système.
Un hommage public aura lieu le 4 juillet 2020.
Maurice Rajsfus a écrit une trentaine de livres sur la répression. En voici une liste plus détaillée là https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Rajsfus)
Des Juifs dans la collaboration, L’UGIF (1941-1944), préface de Pierre Vidal-Naquet, éd. Études et Documentation Internationales, 1980
Jeudi noir, Paris, éditions L’Harmattan, 1988
La Rafle du Vél’ d’Hiv’, collection « Que sais-je ? », éditions PUF.
La Police de Vichy, Les forces de l’ordre françaises au service de la Gestapo 1940-1944, Le Cherche midi, 1995 (ISBN 2-86274-358-5).
La police hors la loi – Des milliers de bavures sans ordonnances depuis 1968, Le Cherche midi, 1996 (ISBN 2-86274-466-2).
Les Français de la débâcle – Juin-septembre 1940, un si bel été, Le Cherche midi, 1997.
Mai 68 – Sous les pavés, la répression, Le Cherche midi, 1998.
Drancy, un camp de concentration très ordinaire, 1941-1944, Le Cherche midi, 2005
Je n’aime pas la police de mon pays – L’aventure du bulletin Que fait la police ? (1994-2012), illustrations de Siné, Faujour et Tignous, éditions Libertalia, collection « À boulets rouges », 2012
Opération Etoile jaune suivi de jeudi noir, 2012