La manifestation d’aujourd’hui était une manifestation violente, c’était une manifestation que nous avons tous voulu violente, sans avoir de services d’ordre, sans petits groupes isolés de provocateurs, d’autonomes, qui menaient des actions, parce que tous les camarades ont participé à toutes les actions qui se sont déroulées aujourd’hui…. [1]
Voilà ce qu’il se disait sur les ondes de Radio Alice après la mort de Fransico Lorusso en 77 : la volonté d’une violence commune de la part de toutes les composantes du mouvement, la nécessité admise par tous et toutes d’une violence, appelée violence de masse, en opposition à celle, groupusculaire, partidaire et donc autoritaire des Brigades Rouges.
Dans une certaine mesure, cette violence de masse était celle du cortège de tête du mouvement du printemps [2].
Violence de masse car si toutes et tous n’y prenaient pas part, le consensus sur la question de l’usage de la violence s’était établi progressivement.
Par une pratique de plus en plus offensive au fil des manifestations, jusqu’au point culminant du 14 juin.
Par une solidarité de plus en plus évidente au fil du temps : au début la casse entraînant les anciennes récriminations jusqu’à être acclamée par le slogan « Anti… Anticapitaliste ».
Par une présence, à la suite des participant-es cagoulé-es et offensif-ves, de plusieurs milliers de personnes, désireuses de s’organiser de façon autonome sans partager les mêmes modalités d’action mais avec une volonté réelle de s’y associer ; l’inverse étant d’ailleurs tout aussi vrai, car d’une manif à l’autre, en fonction de la fatigue, du ressenti du moment, il n’était pas rare de voir des participant-es de la tête du cortège défiler plus à l’arrière de la même façon, qu’à d’autres moments celleux qui défilaient se masquaient et passaient à un affrontement plus direct.
C’est en cela que l’on peut parler de violence de masse, d’une forme de violence de masse, pour ces manifs, car au-delà des questions, fausses et mauvaises, de savoir si la violence était massive en terme d’attaques, de cibles, de pratiques, de savoir pourquoi tout le monde n’était pas cagoulé, il fallait bien voir que la violence revêtait son caractère de masse car elle était partagée.
Or, depuis la fin du mouvement, ce caractère partagé s’est relativement perdu.
Et c’est de ce constat que nous partons aujourd’hui, assez évident, sauf pour ceux qui se refusent à le voir.
Soyons clairs. Nous ne rejetons pas l’affrontement avec la police, la destruction des biens, l’attaque contre certaines personnes, bref toutes les pratiques qui ont permis au printemps de nous libérer de la chape de plomb de la politique traditionnelle, de nous opposer à la militarisation de la métropole et de, quand bien même pour peu de temps, vivre vraiment. Nous ne rejetons pas ces pratiques quand elles ont une pertinence commune [3].
Nous rejetons simplement ce qui s’apparente pour nous à une impasse : celle de la ritualisation de la violence, de la fétichisation de l’émeute et surtout le manque total de réflexion sur les conditions d’exercice de ces stratégies et de ce qu’elles permettent ou pas en terme de création de collectivité.
Ainsi, la manifestation du dimanche 17 avril nous apparaît comme une illustration des difficultés à sortir d’une seule et même logique d’action.
Sans vouloir verser dans les « embrouilles de milieu », le but de ce texte n’étant pas là, il est tout de même difficile de nier que la partie la plus décidée à l’affrontement ne s’embarrassait pas toujours du reste des personnes présentes.
Que penser du spectacle délétère de cette rangée de mecs cagoulés pissant allégrement sur un mur (libération de la métropole sans doute ou moment d’entre-soi phallique ?), des pétards qui éclatent au pieds des manifestant-es, des jets intempestifs de projectiles pour trois condés perchés, sans réel souci des personnes en dessous, des allers et retours anxiogènes des teneurs de banderoles (on passera sur le racisme évident d’une des banderoles ; sans doute se voulait-elle ironique : « Pour une France Black-bloc-beur » ; le swag n’empêche pas un minimum de réflexion).
Il reste l’impression, profonde, qu’un modèle stratégique prévaut, et qu’il se ritualise sans grande remise en question de la part de ses acteurs, malgré des difficultés qui ne sont pas nouvelles.
Des manifestations pour Théo, qui ne réunissaient jamais que quelques centaines de personnes (celles appelées par les différents groupes autonomes) jusqu’à la manifestation de dimanche contre le F.N en passant par la marche pour la Justice et la Dignité où il semblait s’être dégagé, dans les différentes positions publiées ici et là, un consensus pour des pratiques moins offensives, on a pu observer un reflux (non un refus) de la volonté d’adosser à toutes actions collectives la systématisation de la pratique émeutière.
Nous pensons que le mouvement du printemps dernier a démontré, avec les affrontements, une forme d’intelligence collective : nous avions compris la nécessite de l’affrontement pour bousculer la vie mutilée par la politique traditionnelle. Nous avons eu l’intelligence de produire collectivement les moyens de lutter ensemble.
Nous ne pensons pas que l’intelligence qui s’est exprimée alors relevait simplement du fait d’avoir compris la nécessite de l’affrontement mais plutôt d’avoir compris que beaucoup de personnes avaient une réelle volonté de dépasser les formes d’organisation et de luttes traditionnelles : de cette volonté est née notre choix d’une tactique violente.
Aujourd’hui, force est de constater que la volonté de s’organiser collectivement n’a pas disparu.
Il n’est qu’à voir le succès des différentes rencontres ingouvernables partout en France et la force d’attraction de l’autonomie qui s’organise (ainsi Act-up, dont le drapeau flotte parmi nous à toutes les manifestations, fort peu actif il y a de cela un an, semble retrouver une dynamique et des alliées, elleux qui ont lutté-es sans concession aucune contre les mensonges de l’État et contre toutes les formes d’organisations politiques traditionnelles).
Ce qui s’est éloigné (mais pas perdu), c’est la volonté systématique de l’affrontement.
Et notre intelligence collective ne doit pas être de s’interroger sur le pourquoi de cet éloignement mais sur le comment faire de cette nouvelle volonté d’exister de façon autonome et collective, au-delà des moments de clash et de casses.
Toujours en 1977, au congrès des autonomies à Bologne, la tendance réunit autour de Bifo et la revue A/Traverso souhaitait proposer une sorte de trêve au mouvement autonome afin d’approfondir la/les transformations internes au mouvement plutôt qu’une course effrénée à l’armement et à la stratégie militaire.
L’exemple est gros, grossier. Peut être.
Nous n’imaginons pas ici proposer une trêve. Quelle trêve d’ailleurs ?
Mais nous pensons en tout cas qu’il est impératif de sortir de cette logique émeutière et il nous semble bien plus nécessaire aujourd’hui de nous interroger sur les conditions de transformation interne au mouvement autonome (re)naissant.
Nous pensons qu’il y a une vraie démarche à faire à l’intérieur du mouvement pour en finir avec le monde de la loi travail.
Ainsi, à l’heure où paraissent les premiers retours autorisés sur le mouvement [4], il est frappant de voir que rien, ou quasiment rien, de ce qui relève de la transformation sociale n’a été effectivement amorcé, hormis l’effective capacité de confrontation, dont nous ont privé pendant des années les organisations traditionnelles.
Quelles interrogations, réflexions, volonté de partages ont été faites avec les autres pratiques autonomes des derniers mois ?
Qui sait la moindre chose, parmi les cagoulés de dimanche, sur les assemblées non-mixtes meufs qui ont lieu tout au long du mouvement et les dynamiques qui en ont découlé ?
Qui s’est interrogé sur les modalités d’actions des lgbtqi au sein du Pink Bloc et ses suites (notamment l’émergence d’un bloc radical lors de la marche des fiertés et l’éviction, lors de la même marche, des flics qui prétendaient défiler sereinement ?)
Qui n’a eu qu’une once d’intérêt pour les tentatives d’organisation des racisé-es (à Paris 8 entre autre), au lieu de prophétiser une imaginaire jonction entre révolutionnaires et « banlieusards » (sans, d’ailleurs, s’interroger sur la répartition coloniale d’une telle dichotomie).
Nous pensons que pour être fort, le mouvement actuel, qui essaime un peu partout, doit s’interroger sur la perpétuation en son sein du patriarcat, du racisme et d’une invisibilisation des personnes lgbtqi, entre autre.
Aujourd’hui, nous voulons dire que d’ « émeutes » en « émeutes », le mouvement court le risque de perdre la possibilité qu’il a d’être vraiment, totalement révolutionnaire.
Nous voulons dire qu’il est bien temps de voir au-delà de la rage individuelle et du fatras des analyses anticapitalistes, de voir qu’à l’intérieur du mouvement se perpétuent les mêmes hiérarchies, se conservent les mêmes privilèges, se produisent les mêmes actes de violences contre les meufs, le même racisme contre les racisé-es, la même invisibilisation des personnes lgbtqi que dans le monde de la loi travail.
Nous voulons dire qu’être révolutionnaire aujourd’hui c’est, partant de notre intelligence collective, dépasser la fétichisation de l’émeute et commencer enfin la transformation sociale.
Un point de départ pourrait ainsi être de faire le récit complet, réel de ce qu’ont été les luttes et les formes de luttes du printemps dernier et l’acceptation d’une nécessité critique de cette forme, adoptée et fétichisée aussi, qu’a été le cortège de tête, qui en son sein, a garanti dans une certaine mesure, la stricte reproduction des privilèges sociaux (notamment celui du monopole masculin de la violence [5]).
Nous n’avons pas besoin de fétiche. Soyons l’intelligence collective de notre temps.
Des participant-es aux luttes.