Pour la transformation des pratiques collectives

Ce texte part d’un constat amer concernant les pratiques d’organisation dans les collectifs, et cherche à donner des pistes concrètes pour faciliter au mieux la prise en compte de chacun·e dans les espaces qui se veulent collectifs. Il prolonge aussi le texte « Au delà de l’anticapitalisme : comment évoluer dans les luttes ? » comme ses auteur·ices nous y invitent.

Je prend donc ce texte comme point de départ, et en particulier la question de la répartition de la parole. Je ne reviendrais pas sur le constat, que je partage, qui expose que dans un espace de discussion mixte, « ce sont les personnes les plus socialement dominantes qui parlent entre elles (entre eux) ». Alors à partir de là, comment faire pour « réinventer à partir des positions, des pratiques des dominé-es des cadres de discussions réellement mixtes » ?
C’est tout l’enjeu de la proposition qui suit. Pour contextualiser un peu, mon crédo, c’est l’éducation populaire. Cette proposition n’est pas un guide de « comment bien organiser une réunion / discussion / débat à coup sûr », car ça ne marche évidemment pas toujours, c’est un simple partage de mon expérience personnelle d’animateurice. Mais il est possible que dans ce qui suit se glisse des formulations impératives, vous m’en excuserez, je fais face à la construction de la langue que je ne sais pas manier de manière totalement anti-autoritaire.

Penser à s’organiser
Tout d’abord, quand on souhaite lancer un espace de discussion, quel qu’il soit, on pense toujours au thème, on décortique, à quelques un·es, les aspects que l’on souhaite aborder. C’est normal et plutôt sain, je trouve, de circonscrire le sujet traité pour s’éviter de partir dans tous les sens : il faut bien commencer quelque part.
Le « pourquoi » se réunir étant posé, il manque cependant souvent le « comment ». Ou alors dans ce « comment », on imagine toute une batterie d’outils, généralement informatique (mailing-list, réseaux [anti-]sociaux, sites web), pour permettre la communication interne entre les quelques personnes dominantes, et pour une éventuelle communication externe.
Premier problème : il faut avoir accès, être à l’aise avec ces outils, et surtout il faut s’autoriser à les utiliser. Ce n’est pas le cas pour tou·tes.
Deuxième problème : la question de la surveillance généralisée qui depuis la loi de 2015 rend ce genre d’outils de plus en plus dangereux si on ne sait pas se protéger. Personnellement je ne m’abonne pas à la première mailing-list venue.
Troisième problème et c’est celui que je souhaite développer : ces outils ne favorisent en rien l’accès à la parole pour les personnes dominées durant une discussion, ils ne servent qu’à prolonger une discussion entre les dominant·es.
Le texte que je prend comme point de départ l’explicite suffisamment, il ne suffit pas de proclamer qu’une discussion est mixte pour qu’elle le soit.
Il me semble donc indispensable de se doter d’outils propre à l’organisation d’une discussion, en amont de la discussion elle-même. Après, dans l’idéal on va trouver / créer les bons outils en fonction des objectifs qu’on se fixe. Ce n’est pas si simple que ça mais promis avec un peu de créativité, ça se fait.

Accueillir et contextualiser
Pour commencer, est-ce qu’il ne serait pas bon de se présenter ? Rien qu’un tour des prénoms, allez, ça permet à chacun·e de prendre la parole une première fois, et ensuite si on a bonne mémoire, d’interpeller les gens par leurs prénoms. Ça marche jusqu’à 30-40, au-delà c’est certes un peu compliqué. Et pas besoin de soupçonner les nouvelleaux venu·es d’être des RG, il y en a peut-être, mais sans doute pas celle·ui à qui on pense en premier. Il sera bien assez temps de le·la repérer plus tard.
C’est vraiment bien aussi de tou·tes se voir, donc on essaye de privilégier des salles où c’est possible et on évite les dispositions de chaises en rang d’oignon, on est pas au cinéma ! Mais bon, c’est pareil, ça dépend de l’affluence.

Tour des prénoms ou non, l’autre point important c’est la contextualisation ! Pas besoin d’en faire des caisses, mais qui propose, d’où a émergé l’idée, pourquoi, si des objectifs sont déjà fixés, lesquels, etc. En gros les bases, mais aussi les non-négociables pour les organisateurices. Cela permet à tout·es les participant·es de savoir où elles mettent les pieds. Et puis, on fait aussi en sorte de proposer une porte de sortie pour les personnes qui finalement ne seraient pas intéressées. Un·e dominé·e ne s’autorisera pas forcément à partir si la discussion ne l’intéresse finalement pas tant que ça, or pour qu’un collectif fonctionne correctement, il faut s’assurer de la libre adhésion de chacun·e de ses membres.

Et puis enfin, on peut aussi faire un tour (un vrai où la parole est proposée à tout·es), des attentes / des appréhension, pour que toute personne puisse s’exprimer si elle le souhaite. Encore une fois, ça dépend du nombre de présent·es.

En conclusion, éviter les « discussions » à 200. Une discussion à 200 n’en est pas une, c’est une conférence. Pour la suite, je pars du principe que ces espaces de discussion réunissent un nombre de participant·es raisonnables, sinon, ce n’est pas un collectif.

Discuter en plénière
Je vais enfoncer une porte ouverte : les discussions en plénière ne sont souvent ni efficace, ni inclusive. Mais ça n’empêche pas qu’elles sont parfois nécessaires : pour faire émerger les dissensus dans le groupe, ou au contraire pour trancher sur un positionnement collectif, pour prendre une décision, etc.
Alors comment rendre ces moments inclusifs et efficaces ? Il y a tellement de possibilités que je ne sais pas très bien par où commencer.

On peut commencer par se doter de différents rôles, potentiellement tournant, pour animer (dans le sens de « rendre vivant·e ») la discussion :

  • « batonnier·e » de parole, pour faciliter la circulation de la parole, cette personne s’assure que tout le monde puisse prendre la parole et invite éventuellement celleux qui sont silencieux·ses à s’exprimer.
  • facilitateurice de discussion, pour recentrer sur le thèmes, amener des éléments de contexte si besoin, poser de nouvelles questions, éventuellement prolonger une digression si elle paraît pertinente pour le groupe.
  • « avocat·e du diable », souvent temporaire, pour faciliter l’émergence d’un discours contradictoire et éviter le « on est tou·tes d’accord ».
  • preneureuse de notes, pour garder une trace subjectivement collective, notamment s’il y a des prises de décision.

Qu’on soit 5, 15 ou 40, ces rôles sont toujours importants. En fait, l’idée c’est d’être attentif aux différents aspects d’une discussion. Pas besoin d’avoir une personne par rôle, on peut très bien faciliter la discussion tout en étant attentif·ve à qui veut prendre la parole par exemple. On peut prendre des notes tout en jouant l’avocat·e du diable, etc. Ce qui est important, c’est de ne pas figer ces rôles : ils peuvent changer de personne en cours de route et à l’inverse, ils peuvent aussi être pris en main collectivement, ça nécessite juste un peu d’habitude et de complicité entre les personnes.

À partir de ces rôles, on peut identifier facilement de quoi un groupe a besoin pour discuter sainement.
En premier, il s’agit de s’assurer que tout le monde a le même accès à la parole. Je ne parle pas de minuter le temps de parole, ni de respecter scrupuleusement les tours de paroles, comme c’est le cas dans certaines AG : c’est trop contraignant et ça casse les dynamiques potentielles.
Si quelqu’un·e parle trop, on n’hésite pas à l’interrompre en douceur, et si une personne reste silencieuse, on peut l’inviter, toujours avec douceur, à s’exprimer (c’est là que c’est plus facile en connaissant les prénoms).
Le fait de respecter un ordre des prises de parole n’offre pas un accès plus facile à la parole puisqu’il faut par principe s’autoriser à demander la parole. Et puis ça interdit toute réaction à chaud qui pourrait donner un autre tournant à la discussion.
Bref, il y a un équilibre à trouver pour que la discussion avance.
Si le groupe n’a pas déjà une habitude de ces pratiques, où chacun·e est attentif·ve aux autres, c’est souvent plus facile d’avoir quelqu’un·e dédié·e à cette répartition de la parole.

Ensuite, il est nécessaire d’avoir une certaine prise de recul. Facilitateurice et avocat·e du diable sont là essentiellement dans cet objectif. Ielles accompagnent la discussion, pour questionner le groupe sur les différents aspects abordés. Encore une fois ce ne sont pas nécessairement des rôles attribués à des personnes en particulier, ça dépend de la taille du groupe, de l’interconnaissance entre les membres, etc.
Ielles permettent de faire émerger le doute, le dissensus, et d’évacuer les certitudes personnelles pour créer de nouvelles certitudes collectives et partagées. Cela se passe en posant des questions en fonction d’un contexte, en prolongeant une discussion. L’idée est d’éviter d’entrer dans le jugement de la parole de l’autre, éventuellement la valoriser même quand on n’est soi-même pas d’accord, pour la prolonger et la poser à l’ensemble du groupe.
Le·la facilitateurice n’a pas forcément la réponse, et ce n’est pas non plus son rôle de l’apporter : le simple fait d’amener la question peut permettre l’émergence de plusieurs réponses différentes mais aussi de nouvelles questions à résoudre. Genre « oui t’as peut-être raison, la manif d’hier n’a servi à rien d’autre que se dire qu’on était nombreux·ses à pas être d’accord, mais du coup qu’est-ce qu’on peut faire pour que nos actions aient plus d’impact ? ».
L’avocat·e du diable par contre, va proposer un positionnement radical qui à priori ne correspond pas au groupe pour l’amener à réagir. Genre « moi je pense que ça sert plus à rien d’aller en manif et qu’il faut qu’on concentre nos force sur... »
Si un collectif n’a personne pour assumer ces rôles (de manière formelle ou non), en général, on va tourner en boucle et chaque personne va rester campée sur ses positions, ce qui n’est ni efficace, ni constructif. Comme qui dirait « y’a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ».

Enfin, sur la prise de note assez rapidement, il faut garder en tête que la prise de note sera toujours subjective. On ne sera jamais d’accord avec un compte rendu de réunion parce qu’on aura toujours l’impression qu’il prend parti, à moins d’avoir une retranscription mot à mot. Ce qui est important c’est que ce soit un outil de mémoire pour que les présent·es puissent se rappeler « ah oui c’est vrai qu’on a abordé ce sujet », et pour que les absent·es puissent avoir une idée de ce qui s’est dit / décidé / etc.

Scinder le groupe sans le diviser
Quand on parle d’émancipation en éducation populaire, j’y vois avant tout l’émancipation du collectif, pas forcément l’émancipation individuelle chère au capitalisme. Il est nécessaire de penser l’espace de discussion comme un espace constructif pour aboutir à des réflexions / réalisations partagées par l’ensemble du groupe : partir des dissensus pour créer, car « créer c’est résister, résister c’est créer ».

En règle général, pour faciliter l’inclusion et le partage (de points de vue, de propositions), il est souvent plus facile de scinder le groupe. Il existe de nombreux outils pour cadrer une discussion. Débat mouvant, débat en croix, débat butiné, boule de neige, et tout un tas d’autres (La scop le pavé en a répertorier un paquet).
Ces espaces sont des moments privilégiés pour faciliter l’échange d’idées, d’envies, d’opinions, etc. Si le collectif ne se dote pas de ce genre d’outils, même en étant vigilant·es à la répartition de la parole et à la facilitation, il arrive assez souvent que la discussion soit rébarbative, longue, tourne en boucle… bref, que ça fasse fuir tout le monde.
En effet, l’intérêt de ces outils est de permettre des aller-retours entre petits groupes et discussion plénière. Non seulement ça facilite, à terme, la construction collective, mais ça permet aussi d’instaurer des liens de confiance entre les personnes. Et sans confiance, pas de collectif.

Outre le fait que ça favorise la confiance en soi pour prendre la parole, un petit groupe permet aussi de se réunir par affinités ou de créer des affinités. En général les différentes méthodes de discussions permettent de se réunir en fonction d’un critère (point de vu, intérêt pour un thème) ou en fonction d’un nombre de participant·es spécifique qui aura un objectif précis (par exemple répondre collectivement à une question).
La grande difficulté pour tout groupe restera enfin que chacun·e joue le jeu de ces méthodes. Apprendre l’écoute, le non-jugement de l’autre, la patience d’une part. Apprendre à se jeter à l’eau, à ne pas se dévaloriser, à s’autoriser les erreurs d’autre part. C’est pourquoi même dans ces espaces plus intimes, une personne extérieure, qui ne prend pas part à la discussion peut être importante pour accompagner ponctuellement le groupe dans son mode de fonctionnement et dans sa dynamique. Ielle va questionner telle ou telle personne, ralentir telle autre, proposer une nouvelle idée à discuter, etc. avant de repartir vers un autre groupe par exemple. C’est finalement le rôle d’animatrice·teur que de s’assurer que le groupe se sente bien : l’objectif étant à terme de s’en passer quand ces principes de fonctionnement deviennent des réflexes pour tou·tes.

Pour la petite histoire, pas besoin d’être animatrice·teur professionnel pour s’approprier ces outils. L’éducation populaire n’est pas née de quelques pédagogues professionnel·les, mais de militants, d’ouvriers qui voulaient accéder, s’approprier un savoir collectivement. Les premier·es à les avoir crées et utilisés, ce sont les cercles ouvriers du XIXe siècle, les syndicats dans les bourses du travail, les résistant·es qui prenaient le maquis (l’arpentage par exemple est né dans ces mouvements). Il s’agit simplement de sortir des procédés établis (par l’éducation, par l’université) qui créent une différenciation entre sachant·es et non-sachant·es, dominant·es et dominé·es pour qu’à partir des savoirs et des ressentis de chacun·e, on puisse aboutir à une prise en main collective de la société. S’il y a quelques dizaines d’années, ces méthodes avaient pour objet principal de favoriser l’accès à la culture pour les classes ouvrières, elles sont aujourd’hui des alliées importantes pour partager des expériences et apprendre à s’organiser. Un petit tour par ici pour s’en convaincre ?

Un·e militant·e

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