Beaucoup de gens se reconnaissent dans l’antifascisme. Tant mieux : cela révèle qu’il existe encore une force, même modeste, capable de se mobiliser contre l’extrême droite, le racisme, le flicage, etc. Mais beaucoup de gens ne veulent voir que l’antifascisme, limitant leur activité à la seule lutte contre l’extrême droite : comme s’il y avait un danger fasciste en soi, séparé de tout problème social ; comme si c’était le seul enjeu pour lequel il vaille la peine de se battre. Cette position, de par son ambiguïté et son caractère trop convenu, nous semble dangereuse : parfaitement fonctionnelle avec le projet social-démocrate d’un « consensus démocratique » autour de l’État et du bon gouvernement de gauche, elle est facilement récupérable par les politiciens. Cette récupération est par ailleurs déjà bien entamée, si l’on considère le ralliement au Nouveau Front Populaire de certaines organisations antifascistes de rue et d’associations qui avaient jusqu’ici revendiqué une certaine autonomie vis-à-vis du jeu politique institutionnel. Il nous apparaît donc nécessaire d’ouvrir le débat et d’aboutir à un certain nombre de clarifications politiques, à un moment où la dynamique de l’antifascisme militant paraît s’essouffler et chercher à se renouveler.
Le racket démocratique
La classe politique, après avoir couvert puis utilisé la montée du Rassemblement national et l’hégémonéisation de ses idées pour nous faire du chantage à l’élection, s’est réveillée le 9 juin et s’est trouvée une âme antifasciste presque unanime - si l’on oublie Sarkozy et Ciotti. Même Macron nous refait le coup du duel-barrage sans rougir, avec son bilan sécuritaire et autoritaire. Face à la stratégie de l’arc républicain du macronisme, la gauche s’est réunie dans un large "Front populaire" pour défendre la démocratie contre le "fascisme". Une union sacrée où se retrouvent, en vrac, militants d’associations et de collectifs, partis et politiciens de gauche et du centre, écologistes libéraux et antifas, notables et streamers divers, et même des socialistes qui soutenaient hier les politiques droitières de Valls et Hollande. En d’autres termes, une alliance avec ceux-là mêmes qui pendant des années, au gouvernement ou à la tête des municipalités, ont mené ou couvert des politiques anti-immigrés (expulsions, centres de rétention, fermeture des frontières, déchéance de nationalité) et anti-ouvrières (licenciements, répressions des luttes, blocage des salaires), ont cédé aux sirènes sécuritaires (état d’urgence, militarisation des forces de l’ordre, extension de la légitime défense pour les policiers) et dont certains ont fini par aboyer avec les chiens en parlant "insécurité" et "immigration sauvage" jusqu’en Espagne et dans la tombe (Manuel Valls, Gérard Collomb). On se fout de notre gueule. Pire encore, on utilise le sentiment antifasciste légitime de pas mal de gens pour obtenir le consensus autour de la gestion actuelle, « démocratique », libérale, de l’État.
Qu’est-ce que le fascisme aujourd’hui ?
Dans les pays capitalistes développés il n’y a pas, comme dans l’Europe des années 30, de danger totalitaire, de risque de dictature : c’est un modèle qui a fait son temps. Le Pen ne sera jamais Hitler ou Mussolini, parce que dans les conditions actuelles, la domination capitaliste n’a plus besoin de prendre la forme d’un État ouvertement totalitaire. Le "fascisme" d’aujourd’hui, plus que des groupuscules nostalgiques, c’est une idéologie de la peur, du racisme, de l’inégalité, du recours à l’État autoritaire, de l’ultralibéralisme ; c’est la France des "beaufs", des "antiwokes" et autres "décomplexés" qui émerge dans la politique : un instrument pour endormir les gens, pour diviser les prolétaires (Français-immigrés, travailleurs-chômeurs, etc.) et pour "beyrouthiser" les rapports sociaux en montant des fractions de la population les unes contre les autres. C’est une force sociale qui agit comme groupe de pression, comme capacité de mobilisation sur des objectifs réactionnaires (rétablissement de la peine de mort, suppression du droit de grève, déportation massive d’étrangers, anéantissement de l’ennemi intérieur fantasmé), comme force contre-révolutionnaire (contre l’égalité, pour l’ordre moral, pour le flicage et la surveillance généralisés). Un mouvement de "petits blancs" qui, en ces temps de crise et restructuration, est une parfaite force d’appoint pour le pouvoir, que ce soit comme repoussoir ou comme réserve d’hommes de main pour sa sale besogne. Mais c’est aussi le pur produit de discours, de droite comme de gauche, sur le contrôle de l’immigration, la sécurité, la crise, etc. S’il y a des fafs aujourd’hui, c’est parce que pendant des années la bourgeoisie a distillé ces idées dans la société et dans la tête des gens, qu’elle a manipulé les peurs et les angoisses de beaucoup pour composer une idéologie et un sentiment sécuritaire bien pratiques.
Y a-t-il des antifascistes heureux ?
L’extrême droite n’est ni quelque chose qui sort du néant, ni la nuisance majeure produite par cette société ; ce n’en est qu’une expression extrême, la partie visible de l’iceberg : c’est l’expression d’une société capitaliste en crise prête à tout pour assurer la survie de son pouvoir. Ce que l’antifascisme humaniste, bien pensant et démocratique voudrait nous faire oublier, c’est cette vérité : on nous montre du doigt le RN (et Reconquête) pour nous faire oublier les expulsions, les centres de rétention, le flicage dans les quartiers populaires… Bref, une réalité bien plus concrète et bien plus difficile à combattre qu’une bande de nazillons attardés. Car s’il est légitime de se défendre face aux fascistes, de les empêcher concrètement de sévir et de les traquer pour les éclater, force est de constater qu’aucun tract ni aucune mob n’a jamais rien changé en soi. Un antifascisme qui se complait à ne pas voir au-delà de ça se condamne à la ghettoïsation et à la récupération par les forces politiques institutionnelles, à devenir une affaire de bandes spécialisées dans la violence ou de simples pions dans les jeux de pouvoir et d’élections. L’antifascisme doit se donner un contenu politique pour échapper à la dépolitisation, à la récupération, à l’intégration et à l’isolement.
Un antifascisme militant et autonome ?
La question n’est pas de critiquer celles et ceux qui ont choisi de s’organiser sur le terrain de l’antifascisme - du reste, c’est notre cas - mais de chercher à donner sa place à une dynamique antifasciste dans le cadre d’un mouvement autonome à construire, dans le cadre d’une dynamique politique et culturelle plus large. En d’autres termes, cela signifie que les collectifs et groupes antifas doivent, avec leurs spécificités, être partie prenant d’un mouvement alternatif et anti-institutionnel plus global, où se retrouvent d’autres formes et structures de luttes (squats, comités de lutte, zines, collectifs, etc.) En effet, il n’est plus possible de se contenter d’animer son petit ghetto, sa petite chapelle, au risque de sombrer dans le "groupusculisme" ; mais il n’est pas non plus possible ni souhaitable de faire de l’antifascisme un fourre tout au contenu diaphane dans sa volonté de tout englober. Il y a d’autres chemins à parcourir et d’autres voies à expérimenter.
1. Développer une réflexion sur le contenu politique de l’antifascisme, sur son caractère antiautoritaire et anti-institutionnel, sur son nécessaire débouché sur une critique de l’État et du consensus social-démocrate (on ne peut pas critiquer le flicage sans voir sa fonction politique pour l’État). C’est une nécessité pour l’antifascisme militant de se donner un contenu qui aille au-delà de la seule répétition de slogans creux ou fumeux, sans force matérielle. Un débat et une réflexion qui doivent par ailleurs parcourir l’ensemble du mouvement pour être riche de toutes les expériences et les sensibilités.
2. Enraciner les pratiques et les actions antifascistes au niveau local et social (ne serait-ce que pour sortir du monde clos de la dite scène alternative), parce que c’est sur ce terrain réel que se jouent les enjeux importants de la lutte contre l’extrême droite, contre le racisme, contre la politique sécuritaire, etc. Parce qu’on ne peut pas se contenter d’aller en manif sans jamais travailler en profondeur avec ceux qui subissent au quotidien ces formes de domination capitaliste.
3. Lier les pratiques antifas aux initiatives du mouvement, et vice et versa, parce qu’on ne peut pas séparer les terrains de lutte de façon aussi rigide, parce que l’antifascisme n’a plus aucun sens s’il n’est pas une force capable de s’investir aussi sur des terrains connexes (par exemple lutte des immigrés pour le droit au logement, lutte des chômeurs et des précaires pour le droit au revenu), ne serait-ce que parce que c’est sur ce type de terrain que l’extrême droite mobilise (préférence nationale, discrimination à l’embauche). C’est aussi ça, donner un contenu politique à l’antifascisme.
Il n’y a qu’en vérifiant ce type de capacité que pourra se développer et s’amplifier un antifascisme militant et autonome (par rapport à l’idéologie et aux pratiques politiciennes), susceptible d’être partie prenante d’un projet de libération sociale bien plus ambitieux que de seulement nous libérer de l’extrême droite.