Fragments provenant du chapitre « L’agriculture » de la seconde édition de « La conquête du Pain ». Nous avons dégagé du texte les calculs techniques et autres comparaisons de rendements qui seraient de toutes les façons laborieuses et anachroniques. Néanmoins, et justement pour ne pas ajouter en confusion au document d’origine, il semblait indispensable de le replacer – même sommairement – dans le contexte historique duquel il est issu, c’est-à-dire le 19e siècle.
Introduction :
Tout juste à la sortie des guerres napoléoniennes – qui a déjà conduit à des rapines et à des réquisitions sur les territoires qu’occupent désormais les troupes alliées – les perturbations climatiques causées par l’éruption du volcan Tombara conduisent en 1816 à d’importantes famines en Europe, et plus particulièrement en France. Si le lien entre phénomène géologique et mauvaises récoltes ne sera pas tout de suite identifié, les émeutes de la faim, elles, le seront du pouvoir.
À peine soixante ans plus tard, et alors que la grande déflation (1873-1896) perturbe déjà fortement le secteur et les industries de la production alimentaire, la grande sécheresse (1876-1878) viendra accentuer la sévérité de cette crise causant par famines des dizaines de millions de morts à travers le monde.
Cet exposé – tout à fait rudimentaire – permet à minima d’entrevoir la question alimentaire selon les perspectives et les inquiétudes inséparables de la période, et ce dans l’objectif d’échapper à une lecture ésotérique ou profane d’un texte daté de 130 ans.
Il conviendra aussi de rappeler que Kropotkine vient au monde en Russie, que le 19e y est un siècle de faim, et que la famine russe de 1891 à 1892 y est traumatisante. Une époque donc, où la sécurité alimentaire est une véritable préoccupation, où la subsistance est primordiale et où la question des rendements ne l’est pas moins.
À titre d’illustration, les fruits sont encore un luxe en France, à l’exception de quelques Rosacées comme les pommes et les poires, tandis que l’assiette quotidienne se compose de pain, de soupes, de potages, de bouillies, de pommes de terre et de lait.
C’est dans cette conjoncture que le texte de Kropotkine fut pensé et écrit. Dans une période de ralentissement économique mondial, fortement marquée par toutes les promesses de modernisation portées par la seconde révolution industrielle.
Les fantômes de la commune hantent aussi depuis deux décennies tous les esprits acquis à l’optimisme. Le rêve d’un horizon délivré des révolutions de palais, des « bourgeoisies coalisées », des « vampires » de toutes sortes paraît toujours plus crédible et surtout atteignable.
Alors oui, bien sûr, l’enthousiasme pour le drainage, l’épierrage des terres, le labour profond, les trieuses de semences à vapeur et pour l’ « agriculture intensive » (qui n’est pas encore le productivisme) pourrait aujourd’hui faire sourire s’il ne nous rappelait pas à quel point notre échec est considérable. Comment pourrait-on concevoir qu’en 130 ans si peu de choses aient changé, malgré les progrès techniques, le développement de l’agronomie et de l’irrigation, concevoir que « l’État » et le « banquier » n’aient toujours pas disparu mais au contraire se soient davantage liés aux intérêts des industriels, des transformateurs, des intermédiaires, des centrales d’achat, qui ont si bien pillé la paysannerie, jusqu’à la faire disparaître.
Le nombre de cultivateurs a en effet considérablement diminué au cours des siècles, la paysannerie a été dévalorisée, historiquement méprisée, et poussée à l’hyperspécialisation et par une conception gestionnaire et marchande, l’activité paysanne – jusqu’alors autosuffisante – a fini par devenir l’agriculture d’entreprise. Incitée par l’aide et la subvention à exclusivement produire selon la demande – c’est-à-dire la concurrence, elle s’éloigna toujours plus des « besoins réels » des populations mondiales, et la valeur d’usage – de l’alimentation même – céda ainsi à celle de la marchandise.
La « plus joyeuse de toutes les occupations » envisagée par Kropotkine n’a pour sa part accouché que d’une foule d’âmes anxieuses, prolétarisées, isolées, contrôlées, esseulées, suicidaires, à des techniciens de la terre qui n’ont pas su rendre commun ni leurs gestes ni leurs savoir-faire, mais au contraire, les ont écartés du bien-commun dans la distance de l’expertise, au risque de les perdre générations passantes. La « distribution générale du travail », la fin de la spécialisation et du salariat, en bref, la libération n’a pas eu lieu. La dépendance aux intérêts des grandes firmes, aux intérêts des lobbys, aux capitalistes et à leurs syndicats n’a quant à elle pas cessé de se prolonger. Le pire par-dessus tout, est de constater que l’évolution capitaliste de la paysannerie vers le modèle agro-industriel n’a même pas aboli la faim, qu’à peu de choses près 1 milliard de personnes restent encore sous-alimentées, que la malnutrition, l’insécurité alimentaire, les famines, en dépit de l’abondance, perdurent.
Nous avions hier tout à disposition pour nourrir ce monde que nous voulions transformer, et nous l’avons plus encore aujourd’hui… Tout se poursuit pourtant comme si nous n’avions plus aucune mission historique, engourdi.e.s par l’absurde, le dédain, le cynisme ou la résignation.
On pourrait donc moquer l’exaltation d’un tel texte comme on pourrait tenter de la retrouver, ou la chercher tout du moins dans la construction d’horizons moins navrants. Mais Kropotkine le rappelait lui-même sans doute avec perspicacité, « sans la Révolution cela ne se fera ni demain, ni après-demain ».
Pierre Kropotkine : L’agriculture, 1892.
On a souvent reproché à l’économie politique de tirer toutes ses déductions de ce principe, certainement faux, que l’unique mobile capable de pousser l’homme à augmenter sa force de production est l’intérêt personnel, étroitement compris.
Le reproche est parfaitement juste : tellement juste que les époques des grandes découvertes industrielles et des vrais progrès dans l’industrie sont précisément celles où l’on rêvait le bonheur de tous, où l’on s’est le moins préoccupé d’enrichissement personnel. Les grands chercheurs et les grands inventeurs songeaient surtout à l’affranchissement de l’humanité ; et si les Watt, les Stephenson, les Jacquard, etc., avaient seulement pu prévoir à quel état de misère leurs nuits blanches amèneraient le travailleur, ils auraient probablement brûlé leurs devis, brisé leurs modèles.
Un autre principe, qui pénètre aussi l’économie politique, est tout aussi faux. C’est l’admission tacite, commune à presque tous les économistes, que, s’il y a souvent surproduction dans certaines branches, une société n’aura néanmoins jamais assez de produits pour satisfaire aux besoins de tous ; et que, par conséquent, il n’arrivera jamais un moment où personne ne sera obligé de vendre sa force de travail en échange d’un salaire. Cette admission tacite se retrouve à la base de toutes les théories, de toutes les prétendues « lois » enseignées par les économistes.
Et cependant, il est certain que du jour où une agglomération civilisée quelconque se demanderait quels sont les besoins de tous et les moyens d’y satisfaire, elle s’apercevrait qu’elle possède déjà, dans l’industrie comme dans l’agriculture, de quoi pourvoir largement à tous les besoins, à la condition de savoir appliquer ces moyens à la satisfaction de besoins réels.
Que cela soit vrai pour l’industrie, nul ne le peut contester. Il suffit, en effet, d’étudier dans les grands établissements industriels les procédés déjà en vigueur pour extraire le charbon et les minerais, obtenir l’acier et le façonner, fabriquer ce qui sert au vêtement etc., pour s’apercevoir qu’en ce qui concerne les produits de nos manufactures, nos usines, nos mines, nul doute n’est possible à ce sujet. Nous pourrions déjà quadrupler notre production, et encore économiser sur notre travail.
Mais nous allons plus loin. Nous affirmons que l’agriculture est dans le même cas que l’industrie : le laboureur, comme le manufacturier, possède déjà les moyens de quadrupler, sinon de décupler sa production, et il pourra le faire dès qu’il en sentira le besoin et procédera à l’organisation sociétaire du travail, en lieu et place de l’organisation capitaliste.
Chaque fois que l’on parle d’agriculture, on s’imagine toujours le paysan courbé sur la charrue, jetant au hasard dans le sol un blé mal trié et attendant avec angoisse ce que la saison, bonne ou mauvaise, lui rapportera. On voit une famille travaillant du matin au soir et n’ayant pour toute récompense qu’un grabat, du pain sec et une aigre boisson. On voit, en un mot, « la bête fauve » de La Bruyère.
Et pour cet homme, assujetti à la misère, on parle tout au plus d’alléger l’impôt ou la rente. Mais on n’ose même pas s’imaginer un cultivateur redressé enfin, prenant des loisirs et produisant en peu d’heures par jour de quoi nourrir, non seulement sa famille, mais cent hommes en plus, au bas mot. Au plus fort de leurs rêves d’avenir, les socialistes n’osent aller au-delà de la grande culture américaine qui, au fond, n’est que l’enfance de l’art.
L’agriculteur d’aujourd’hui a des idées plus larges, des conceptions bien autrement grandioses. Il ne demande qu’une fraction d’hectare pour faire croître toute la nourriture végétale d’une famille ; pour nourrir vingt-cinq bêtes à cornes il ne lui faut pas plus d’espace qu’autrefois pour en nourrir une seule ; il veut en arriver à faire le sol ; à défier les saisons et le climat ; à chauffer l’air et la terre autour de la jeune plante ; à produire, en un mot, sur un hectare ce que l’on ne réussissait pas autrefois à récolter sur cinquante hectares, et cela sans se fatiguer à outrance, en réduisant beaucoup la somme totale du travail antérieur. Il prétend qu’on pourra produire amplement de quoi nourrir tout le monde en ne donnant à la culture des champs que juste ce que chacun peut lui donner avec plaisir, avec joie.
Voilà la tendance actuelle de l’agriculture.
Tandis que les savants, guidés par Liebig, le créateur de la théorie chimique de l’agriculture, faisaient très souvent fausse route dans leur engouement de théoriciens, des cultivateurs illettrés ont ouvert une voie nouvelle de prospérité à l’humanité. Des maraîchers de Paris, de Troyes, de Rouen, des jardiniers anglais, des fermiers flamands, des cultivateurs de Jersey, de Guernesey et des îles Scilly nous ont ouvert des horizons si larges que l’œil hésite à les embrasser.
Tandis qu’une famille de paysans devait avoir, au moins, sept ou huit hectares pour vivre des produits du sol, — et on sait comment vivent les paysans, — on ne peut même plus dire quelle est l’étendue minimum de terrain nécessaire pour donner à une famille tout ce que l’on peut retirer de la terre, — le nécessaire et le luxe, — en la cultivant selon les procédés de la culture intensive. Chaque jour rétrécit cette limite. Et si on nous demandait, quel est le nombre de personnes qui peuvent vivre richement sur l’espace d’une lieue carrée, sans rien importer des produits agricoles du dehors, il nous serait difficile de répondre à cette question. Ce nombre grandit rapidement en proportion des progrès de l’agriculture.
Il y a dix ans, on pouvait déjà affirmer qu’une population de cent millions vivrait très bien des produits du sol français sans rien importer. Mais aujourd’hui, en voyant les progrès accomplis tout récemment, aussi bien en France qu’en Angleterre, et en contemplant les horizons nouveaux qui s’ouvrent devant nous, nous dirons qu’en cultivant la terre, comme on la cultive déjà en beaucoup d’endroits, même sur des sols pauvres, cent millions d’habitants sur les cinquante millions d’hectares du sol français seraient encore une très faible proportion de ce que ce sol pourrait nourrir. La population s’accroîtra d’autant que l’homme s’avisera de demander plus à la terre.
En tout cas, — nous allons le voir, — on peut considérer comme absolument démontré que si Paris, et les deux départements de Seine et de Seine-et-Oise s’organisaient demain en commune anarchiste, dans laquelle tous travailleraient de leurs bras, et si l’univers entier refusait de leur envoyer un seul setier de froment, une seule tête de bétail, un seul panier de fruits, et ne leur laissait que le territoire des deux départements, — ils pourraient produire eux-mêmes, non seulement le blé, la viande et les légumes nécessaires, mais aussi tous les fruits de luxe en des quantités suffisantes pour la population urbaine et rurale.
Et nous affirmerons, en outre, que la dépense totale de travail humain serait beaucoup moindre que la dépense actuelle employée à nourrir cette population avec du blé récolté en Auvergne ou en Russie, des légumes produits par la grande culture un peu partout et des fruits mûris dans le Midi.
Il est évident, d’ailleurs, que nous ne prétendons nullement qu’il faille supprimer tous les échanges et que chaque région doive s’appliquer à produire précisément ce qui ne croît sous son climat que par une culture plus ou moins artificielle. Mais nous tenons à faire ressortir que la théorie des échanges, telle qu’on la professe aujourd’hui, est singulièrement exagérée ; que beaucoup sont inutiles ou même nuisibles. Nous maintenons, en outre, que l’on n’a jamais tenu compte du labeur employé par les vignerons du Midi pour cultiver la vigne, ni par les paysans russes ou hongrois pour cultiver le blé, si fertiles que soient leurs prairies et leurs champs. Avec leurs procédés actuels de culture extensive, ils se donnent infiniment plus de mal qu’il n’en faudrait pour obtenir les mêmes produits par la culture intensive, même sous des climats infiniment moins cléments et sur un sol naturellement moins riche.
(…)
On sait dans quelles conditions misérables se trouve l’agriculture en Europe. Si le cultivateur du sol n’est pas dévalisé par le propriétaire foncier, il l’est par l’État. Si l’État le rançonne modestement, le prêteur d’argent, qui l’asservit au moyen de billets à ordre, en fait bientôt le simple tenancier d’un sol appartenant en réalité à une compagnie financière.
Le propriétaire, l’État et le banquier dévalisent donc le cultivateur, par la rente, l’impôt et l’intérêt. La somme en varie dans chaque pays ; mais jamais elle ne tombe au-dessous du quart, très souvent de la moitié du produit brut. En France, l’agriculture paie à l’État 44 pour cent du produit brut.
Il y a plus. La part du propriétaire et celle de l’État vont toujours croissant. Sitôt que, par des prodiges de labeur, d’invention ou d’initiative, le cultivateur a obtenu de plus fortes récoltes, le tribut qu’il devra au propriétaire, à l’État où au banquier augmentera en proportion. S’il double le nombre d’hectolitres récoltés sur l’hectare la rente doublera et par conséquent les impôts, que l’État s’empressera d’élever encore si les prix montent. Et ainsi de suite. Bref, partout le cultivateur du sol travaille 12 à 16 heure par jour ; partout ses trois vautours lui enlèvent tout ce qu’il pourrait mettre de côté ; partout ils le dépouillent de ce qui pourrait améliorer sa culture. Voilà pourquoi l’agriculture reste stationnaire.
Ce sera seulement en des conditions tout à fait exceptionnelles, par suite d’une querelle entre les trois vampires, par un effort d’intelligence ou par un surcroît de travail qu’il parviendra à faire un pas en avant. Et encore nous n’avons rien dit du tribut que chaque cultivateur paie à l’industriel. Chaque machine, chaque bêche, chaque tonneau d’engrais chimique lui est vendu trois ou quatre fois ce qu’ils coûtent. N’oublions pas non plus l’intermédiaire, qui prélève la part du lion sur les produits du sol.
Voilà pourquoi, durant tout ce siècle d’inventions et de progrès, l’agriculture ne s’est perfectionnée que sur des espaces très restreints, occasionnellement et par soubresauts.
Heureusement, il y a toujours eu de petites enclaves, négligées pendant quelque temps par les vautours ; et là nous apprenons ce que l’agriculture intensive peut donner à l’humanité. Citons-en quelques exemples.
Dans les prairies de l’Amérique (qui d’ailleurs ne donnent que de maigres récoltes de 7 à 12 hectolitres à l’hectare, et encore des sécheresses périodiques nuisent-elles souvent aux récoltes) cinq cents hommes, travaillant seulement pendant huit mois de l’année, produisent la nourriture annuelle de 50,000 personnes. Le résultat s’obtient ici par une forte économie de travail. Sur ces vastes plaines que l’œil ne peut embrasser, le labour, la récolte, le battage, sont organisés presque militairement, point de va-et-vient inutiles, point de pertes de temps. Tout se fait avec l’exactitude d’une parade.
C’est la grande culture, la culture extensive, celle qui prend le sol tel qu’il sort des mains de la nature sans chercher à l’améliorer. Quand il aura donné tout ce qu’il peut, on l’abandonnera ; on ira chercher ailleurs un sol vierge pour l’épuiser à son tour.
Mais il y a aussi la culture intensive, à laquelle les machines viennent et viendront toujours plus en aide : elle vise surtout à bien cultiver un espace limité, à le fumer et l’amender, à concentrer le travail et obtenir le plus grand rendement possible. Ce genre de culture s’étend chaque année, et, tandis qu’on se contente d’une récolte moyenne de 10 à 12 hectolitres dans la grande culture du Midi de la France, et sur les terres fertiles de l’Ouest américain, on récolte régulièrement 36 même jusqu’à 50 et quelquefois 56 hectolitres dans le Nord de la France.
La consommation annuelle d’un homme s’obtient ainsi sur la surface d’un douzième d’hectare.
Et plus on donne d’intensité à la culture, moins on dépense de travail pour obtenir l’hectolitre de froment. La machine remplace l’homme pour les travaux préparatoires, et l’on fait, une fois pour toutes, telle amélioration du sol, comme le drainage, ou l’épierrage, qui permet de doubler les récoltes à l’avenir. Quelquefois, rien qu’un labour profond permet d’obtenir d’un sol médiocre d’excellentes récoltes d’année en année, sans jamais le fumer. On l’a fait pendant vingt ans à Rothamstead, près de Londres.
Ne faisons pas de roman agricole. Arrêtons-nous à cette récolte de 40 hectolitres, qui ne demande pas un sol exceptionnel, mais simplement une culture rationnelle, et voyons ce qu’elle signifie.
Les 3,600,000 individus qui habitent les deux départements de Seine et de Seine-et-Oise, consomment par année, pour leur nourriture, un peu moins de 8 millions d’hectolitres de céréales, de blé principalement. Dans notre hypothèse, il leur faudrait donc cultiver, pour obtenir cette récolte, 200,000 hectares sur les 610,000 qu’ils possèdent.
Il est évident qu’ils ne les cultiveront pas à la bêche. Cela demanderait trop de temps (240 journées de 5 heures par hectare). Ils amélioreraient plutôt le sol une fois pour toutes : ils draineraient ce qui doit être drainé ; aplaniraient ce qu’il faut aplanir ; épierreraient le sol, — dût-on dépenser à ce travail préparatoire cinq millions de journées de 5 heures, — soit, une moyenne de 25 journées par hectare.
Ensuite, on labourerait au défonceur à vapeur, ce qui ferait 4 journées par hectare, et on donnerait encore 4 journées pour labourer à la charrue double. On ne prendrait pas la semence au hasard, mais on la trierait à l’aide de trieuses à vapeur. On ne jetterait pas la semence aux quatre vents, mais on sèmerait en ligne. Et avec tout cela, on n’aurait pas encore dépensé 25 journées de 5 heures par hectare, si le travail se fait en de bonnes conditions. Mais, que pendant trois ou quatre ans on donne 10 millions de journées à une bonne culture, on pourra plus tard avoir des récoltes de 40 et de 50 hectolitres, en n’y mettant plus que la moitié du temps.
On n’aura donc dépensé que quinze millions de journées pour donner le pain à cette population de 3,600,000 habitants. Et, tous les travaux seraient tels que chacun les pourrait faire sans avoir pour cela des muscles d’acier, ni sans avoir jamais travaillé la terre auparavant. L’initiative et la distribution générale des travaux viendraient de ceux qui savent ce que la terre demande. Quant au travail même, il n’y a ni Parisien ni Parisienne si affaiblis qu’ils ne soient capables, après quelques heures d’apprentissage, de surveiller les machines ou de contribuer, chacun pour sa part au travail agraire.
Et bien, quand on pense, que dans le chaos actuel, il y a, sans compter les désœuvrés de la haute pègre, près de cent mille hommes qui chôment dans leurs divers métiers, on voit que la force perdue dans notre organisation actuelle suffirait seule pour donner par une culture rationnelle, le pain nécessaire aux 3 ou 4 millions d’habitants des deux départements.
Nous le répétons, ceci n’est pas un roman. Et nous n’avons même pas parlé de la culture vraiment intensive, qui donne des résultats bien plus surprenants. Nous n’avons pas tablé sur ce blé obtenu (en trois ans par M. Hallett) et dont un seul grain repiqué produisit une touffe portant plus de 10,000 graines, ce qui permettrait, au besoin, de récolter tout le blé pour une famille de 5 personnes sur l’espace d’une centaine de mètres carrés. Nous n’avons cité, au contraire, que ce qui se fait déjà par de nombreux fermiers en France, en Angleterre, en Belgique, dans les Flandres, etc., — et ce qui pourrait se faire dès demain avec l’expérience et le savoir déjà acquis par la pratique en grand.
Mais sans la Révolution cela ne se fera ni demain, ni après-demain, parce que les détenteurs du sol et du capital n’y ont aucun intérêt, et parce que les paysans qui y trouveraient bénéfice n’ont ni le savoir, ni l’argent, ni le temps de se procurer les avances nécessaires.
La société actuelle n’en est pas encore là. Mais que les Parisiens proclament la Commune anarchiste et ils y viendront forcément, parce qu’ils n’auront pas la bêtise de continuer à faire de la bimbeloterie de luxe (que Vienne, Varsovie et Berlin font déjà tout aussi bien) et ne s’exposeront pas à rester sans pain.
D’ailleurs, le travail agricole, aidé de machines, deviendrait bientôt la plus attrayante et la plus joyeuse de toutes les occupations.
Assez de joaillerie ! Assez d’habillements de poupées ! On irait se retremper dans le travail des champs, y chercher la vigueur, les impressions de la nature, « la joie de vivre », que l’on avait oubliées dans les sombres ateliers des faubourgs.
Au moyen âge les pâturages alpins, mieux que les arquebuses, avaient permis aux Suisses de s’affranchir des seigneurs et des rois. L’agriculture moderne permettra à la cité révoltée de s’affranchir des bourgeoisies coalisées.
(…)
Le jour où Paris aura compris que savoir ce qu’on mange et comment on le produit est une question d’intérêt public ; le jour où tout le monde aura compris que cette question est infiniment plus importante que les débats du parlement ou du conseil municipal, — ce jour-là la Révolution sera faite. Paris saisira les terres des deux départements, et les cultivera. Et alors, après avoir donné pendant toute sa vie un tiers de son existence pour acheter une nourriture insuffisante et mauvaise, le Parisien la produira lui-même, sous ses murs, dans l’enclos des forts, (s’ils existent encore), en quelques heures d’un travail sain et attrayant.
(…)
Jadis, la serre chaude était le luxe du riche. On la réservait aux plantes exotiques ou d’agrément. Mais aujourd’hui elle se vulgarise. Des hectares entiers sont couverts de verre dans les îles de Jersey et de Guernesey, sans compter les milliers de petites serres chaudes que l’on voit à Guernesey dans chaque ferme, dans chaque jardin. Aux environs de Londres on commence à couvrir de verre des champs entiers, et des milliers de petites serres chaudes s’installent chaque année dans les faubourgs.
On en fait de toutes qualités, depuis la serre aux murs de granit, jusqu’au modeste abri clôturé en planches de sapin et à toiture de verre, qui, malgré toutes les sangsues capitalistes, ne coûte pas plus de 4 à 5 francs le mètre carré. On les chauffe ou on ne les chauffe pas du tout (l’abri seul suffit, tant qu’on ne vise pas à produire des primeurs) ; et on y fait pousser, — non plus des raisins ni des fleurs tropicales, — mais des pommes de terre, des carottes, des pois ou des flageolets.
On s’émancipe ainsi du climat. On se dispense du travail laborieux des couches ; on n’achète plus d’amas de fumier, dont les prix montent en proportion de la demande croissante ; et l’on supprime en partie le travail humain : sept ou huit hommes suffisent pour cultiver l’hectare sous verre et pour obtenir les mêmes résultats que chez M. Ponce. À Jersey, sept hommes, travaillant moins de 60 heures par semaine, obtiennent sur des espaces infinitésimaux, des récoltes qui jadis demandaient des hectares de terrain.
(…)
Somme toute, si la moitié seulement des adultes donnait une cinquantaine de demi-journées par an à la culture des fruits et des légumes hors saison, tous pourraient manger toute l’année des fruits et des légumes de luxe en satiété, quand bien même on ne les obtiendrait qu’en serre chaude.
(…)
Nous venons de voir la culture de luxe. Mais nous avons déjà dit que la tendance actuelle est de faire de la serre chaude un simple potager sous verre. Et quand on l’applique à cet usage, on obtient avec des abris de verre extrêmement simples, chauffés légèrement pendant trois mois, des récoltes fabuleuses de légumes : par exemple, 450 hectolitres de pommes de terre à l’hectare, comme première récolte à la fin d’avril. Après quoi, ayant amendé le sol, on fait pousser de nouvelles récoltes, de mai à fin octobre, dans une température presque tropicale, due à l’abri de verre.
Aujourd’hui pour obtenir 450 hectolitres de pommes de terre, il faut labourer chaque année une surface de 20 hectares, ou plus, planter et plus tard rechausser les plants, arracher les mauvaises herbes à la houe ; et ainsi de suite. On sait ce que cela demande de peine. Avec l’abri de verre, on emploiera, peut-être, pour commencer, une demi-journée de travail par mètre carré. Mais, cette première besogne accomplie, on économisera la moitié, sinon les trois quarts du travail à venir.
Voilà des faits, voilà des résultats obtenus, vérifiés, bien connus, dont chacun peut se persuader en visitant les cultures. Et ces faits, ne sont-ils pas déjà suffisants pour donner une idée de ce que l’homme peut obtenir du sol s’il le traite avec intelligence ?
(…)
Dans tous nos raisonnements nous avons tablé sur des précédents admis déjà et en partie mis en pratique. La culture intensive des champs, les plaines arrosées par les eaux d’égout, l’horticulture maraîchère, enfin le potager sous verre, sont des réalités. Ainsi que Léonce de Lavergne l’avait prévu, il y a trente ans, la tendance de l’agriculture moderne est de réduire autant que possible l’espace cultivé, de créer le sol et le climat, de concentrer le travail et de réunir toutes les conditions nécessaires à la vie des plantes.
Cette tendance est née du désir de réaliser de fortes sommes d’argent sur la vente des primeurs. Mais depuis que les procédés de culture intensive sont trouvés, ils se généralisent et s’étendent aux légumes les plus communs, parce qu’ils permettent de se procurer plus de produits avec moins de travail et plus de sécurité.
(…)
Traduisant ces faits en langage communiste, nous pouvons affirmer que l’homme ou la femme qui prendront sur leurs loisirs une vingtaine d’heures par an, pour donner quelques soins, — très agréables au fond, à deux ou trois ceps de vignes plantés sous verre sous n’importe quel climat de l’Europe récolteront autant de raisins qu’on en peut manger dans sa famille et entre amis. Et cela s’applique non seulement aux produits de la vigne, mais à ceux de tous les arbres fruitiers acclimatés.
Telle commune qui pratiquera en grand les procédés de la petite culture aura tous les légumes possibles, indigènes ou exotiques, et tous les fruits désirables, sans y employer à cela plus de quelques dizaines d’heures par année et par habitant.
Ce sont des faits que l’on peut vérifier dès demain. Il suffirait qu’un groupe de travailleurs suspendît pendant quelques mois la production de certains objets de luxe, et donnât son travail à la transformation de cent hectares de la plaine de Gennevilliers en une série de jardins potagers, chacun avec sa dépendance d’abris de verre chauffés, pour les semis et les jeunes plantes ; qu’il couvrît en outre cinquante hectares de serres chaudes économiques, pour l’obtention des fruits, en laissant évidemment le soin des détails d’organisation à des jardiniers et à des maraîchers expérimentés.
En se basant sur la moyenne de Jersey, qui nécessite le travail de 7 à 8 hommes par hectare sous verre, — ce qui fait moins de 24,000 heures de travail par an, — l’entretien de ces 150 hectares réclamerait chaque année environ 3,600,000 heures de travail. Cent jardiniers compétents pourraient donner à ce travail cinq heures par jour, — et le reste serait fait tout simplement par des gens qui, sans être jardiniers de profession, sauraient manier la bêche, le râteau, la pompe d’arrosage, ou surveiller un fourneau.
Mais ce travail donnerait au bas mot, — nous l’avons vu dans un chapitre précédent, — tout le nécessaire et le luxe possibles en fait de fruits et de légumes pour 75,000 ou 100,000 personnes au moins. Admettez qu’il y ait dans ce nombre 36,000 adultes désireux de travailler au potager. Chacun aurait donc à consacrer cent heures par an, réparties sur toute l’année. Ces heures de travail deviendraient des heures de récréation, passées entre amis, avec les enfants, dans des jardins superbes, plus beaux, probablement, que ceux de la légendaire Sémiramis.
Voilà le bilan de la peine prise pour pouvoir manger à satiété des fruits dont nous nous privons aujourd’hui, et pour avoir en abondance tous les légumes que la mère de famille rationne si scrupuleusement lorsqu’il lui faut compter les sous dont elle enrichira le rentier et le vampire-propriétaire.
Ah, si l’humanité avait seulement la conscience de ce qu’elle peut, et si cette conscience lui donnait seulement la force de vouloir !
Si elle savait que la couardise de l’esprit est l’écueil sur lequel toutes les révolutions ont échoué jusqu’à ce jour !
(…)
Chaque fois que nous parlons de la révolution, le travailleur sérieux, qui a vu des enfants manquant de nourriture, fronce les sourcils et nous répète obstinément : — « Et le pain ? — N’en manquera-t-on pas si tout le monde mange à son appétit ? Et si la campagne, ignorante, travaillée par la réaction, affame la ville comme l’ont fait les bandes noires en 1793, — que fera-t-on ? »
Que la campagne essaie seulement ! Les grandes villes se passeront alors de la campagne.
À quoi s’emploieront, en effet, ces centaines de mille de travailleurs qui s’asphyxient aujourd’hui dans les petits ateliers et les manufactures, le jour où ils reprendront leur liberté ? Continueront-ils, après la révolution comme avant, à s’enfermer dans les usines ? Continueront-ils à faire de la bimbeloterie de luxe pour l’exportation, alors qu’ils verront peut-être le blé s’épuiser, la viande devenir rare, les légumes disparaître sans être remplacés ?
Évidemment non ! Ils sortiront de la cité, ils iront, dans les champs ! Aidés de la machine qui permettra aux plus faibles d’entre nous de donner leur coup d’épaule, ils porteront là révolution dans la culture d’un passé esclave, comme ils l’auront portée dans les institutions et dans les idées.
Ici, des centaines d’hectares se couvriront de verre, et l’homme et la femme aux doigts délicats soigneront les jeunes plantes. Là, d’autres centaines d’hectares seront labourées au défonceur à vapeur, amendées par des engrais ou enrichies d’un sol artificiel obtenu par la pulvérisation de la roche. Les légions joyeuses de laboureurs d’occasion couvriront ces hectares de moissons, guidés dans leur travail et leurs expériences, en partie par ceux qui connaissent l’agriculture, mais surtout par l’esprit, grand et pratique, d’un peuple réveillé d’un long sommeil, et qu’éclaire et dirige ce phare lumineux — le bonheur de tous.
Et en deux ou trois mois, les récoltes hâtives viendront soulager les besoins les plus pressants et pourvoir à la nourriture d’un peuple qui, après tant de siècles d’attente, pourra enfin assouvir sa faim et manger à son appétit.
Entre temps, le génie populaire, le génie d’un peuple qui se révolte et connaît ses besoins, travaillera à expérimenter les nouveaux moyens de culture que l’on pressent déjà à l’horizon et qui ne demandent que le baptême de l’expérience pour se généraliser. On expérimentera la lumière, — cet agent méconnu de la culture qui fait mûrir l’orge en 45 jours sous la latitude de Yakoutsk : — concentrée ou artificielle, la lumière rivalisera avec la chaleur pour hâter la croissance des plantes. Un Mouchot de l’avenir inventera la machine qui doit guider les rayons du soleil et les faire travailler, sans qu’il soit besoin d’aller chercher dans les profondeurs de la terre la chaleur solaire emmagasinée dans la houille. On expérimentera l’arrosage du sol avec des cultures de micro-organismes, — idée si rationnelle née d’hier, qui permettra de donner au sol les petites cellules vivantes si nécessaires aux plantes, soit pour alimenter les radicelles, soit pour décomposer et rendre assimilables les parties constitutives du sol.
On expérimentera… mais non, n’allons pas plus loin, nous entrerions dans le domaine du roman. Restons dans la réalité des faits acquis. Avec les procédés de culture en usage déjà, appliqués en grand, sortis dès aujourd’hui victorieux de la lutte contre la concurrence marchande, nous pouvons nous donner l’aisance et le luxe, en retour d’un travail agréable. L’avenir prochain montrera ce qu’il y a de pratique dans les futures conquêtes que font entrevoir les récentes découvertes scientifiques.
Bornons-nous présentement à inaugurer la voie nouvelle consistant dans l’étude des besoins et des moyens d’y satisfaire.
La seule chose qui puisse manquer à la révolution, c’est la hardiesse de l’initiative.
Abrutis par nos institutions à l’école, asservis au passé dans l’âge mûr et jusqu’au tombeau, nous n’osons presque pas penser. Est-il question d’une idée nouvelle ? Avant de nous faire une opinion, nous irons consulter des bouquins vieux de cent ans pour savoir ce que les anciens maîtres pensaient à ce sujet.
Si la hardiesse de la pensée et l’initiative ne manquent pas à la révolution, ce ne seront pas les vivres qui lui feront défaut.
De toutes les grandes journées de la grande Révolution, la plus belle, la plus grande, qui restera gravée à jamais dans les esprits, fut celle où les fédérés, accourus de toutes parts, travaillèrent la terre du Champ de Mars pour préparer la fête.
Ce jour-là la France fut une ; animée de l’esprit nouveau, elle entrevit l’avenir qui s’ouvrait devant elle dans le travail en commun de la terre.
Et ce sera encore par le travail en commun de la terre que les sociétés affranchies retrouveront leur unité et effaceront les haines, les oppressions, qui les avaient divisées.
Pouvant désormais concevoir la solidarité, cette puissance immense qui centuple l’énergie et les forces créatrices de l’homme, — la société nouvelle marchera à la conquête de l’avenir avec toute la vigueur de la jeunesse.
Cessant de produire pour des acheteurs inconnus, et cherchant dans son sein même des besoins et des goûts à satisfaire, la société assurera largement la vie et l’aisance à chacun de ses membres en même temps que la satisfaction morale que donne le travail librement choisi et librement accompli, et la joie de pouvoir vivre sans empiéter sur la vie des autres. Inspirés d’une nouvelle audace, nourrie par le sentiment de solidarité, tous marcheront ensemble à la conquête des hautes jouissances du savoir et de la création artistique.
Une société ainsi inspirée n’aura à craindre ni les dissensions à l’intérieur, ni les ennemis du dehors. Aux coalitions du passé elle opposera son amour pour l’ordre nouveau, l’initiative audacieuse de chacun et de tous, sa force devenue herculéenne par le réveil de son génie.
Devant cette farce irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n’auront qu’à s’incliner devant elle, s’atteler au char de l’humanité, roulant vers les horizons nouveaux, entr’ouverts par la Révolution sociale.