Deux nuits. Les familles Roms expulsées du boulevard de la Boissière, expulsées de la place de la mairie, expulsées de la place Anna Politkovskaïa, expulsées du square Marcel Cachin, expulsées de l’atelier désaffecté de la rue Faidherbe, expulsées de devant le théâtre, expulsées de derrière le théâtre, dorment depuis deux nuits sur le terrain de la halle dite Marcel-Dufriche du nom de la rue qui longe cette étendue d’herbes folles sur laquelle se dresse la charpente métallique d’un ancien bâtiment industriel. Les familles connaissent déjà le lieu, elles y évoquent des souvenirs vieux de près de dix ans. L’ambiance n’est pas mauvaise, un peu nostalgique : on raconte que certains enfants ont appris ici à marcher. Et puis, ils n’en pouvaient plus du trottoir, de vivre sous les yeux des passants, à la merci des poivrots qui s’en prenaient à eux. Les hommes défrichent une parcelle de terrain vague où les familles installent les tentes pour ne pas rester sur la dalle, de peur que des morceaux de fonte rouillée ne leur tombe sur la tête. Ils rêvent tout haut de pouvoir rester là, supputent le montant du loyer qu’ils pourraient payer au propriétaire. Les enfants ne sont pas à l’école et cavalent. Ensemble, on fait semblant d’y croire à cet instant de répit.
On fait semblant de ne pas voir qu’il s’agit d’une étape supplémentaire dans le processus d’effacement des Roms de la ville de Montreuil. Disparaissez ! L’injonction municipale n’a pas varié. Les familles ont quitté le centre ville : ouste ! Depuis la rue de Paris, on ne voit pas les tentes cachées derrière le rideau de plantes sauvages. On fait semblant de ne pas s’apercevoir qu’il s’agit d’un retour en arrière ou plutôt d’un piétinement, car depuis dix ans peu de choses ont bougé pour ces quarante personnes ballottées de campements en habitations précaires, chassées de partout sous prétexte de Salon du livre de jeunesse ou d’opérations immobilières, mais jamais relogées. On fait semblant d’une plage et de vacances sous les cocotiers alors que les enfants ne sont pas allés à l’école pour que les familles restent groupées en cas de nouvelle expulsion. On fait semblant d’oublier que ce terrain est insalubre, infesté de rats, qu’il n’y a ni eau, ni électricité. Rendre la réalité acceptable, pour ne pas devenir fous.
Et, malgré les urgences quotidiennes, prendre le temps de répondre à la désinformation que distille la mairie à l’encontre des familles et des personnes solidaires. Dénoncer les éléments de langage destinés à un public crédule faute d’être mieux informé. Ainsi, nous serions des « irresponsables » ? Voyons voir...
Le 14 septembre 2016, après quarante-cinq jours à la rue et une lutte continue pour faire reconnaître leurs droits, les familles Roms expulsées de leurs habitations du boulevard de la Boissière par la mairie de Montreuil et la préfecture de Seine saint Denis, ont enfin obtenu un premier hébergement d’urgence : quelques nuitées d’hôtel. Mais ces hôtels, situés dans des villes très éloignées de Montreuil, jusqu’à Fontainebleau, et dans des zones à l’écart des centres, des magasins et des transports ne constituent pas une solution viable pour les quarante personnes dont dix-neuf enfants qui sont montreuillois depuis plus de dix ans. Ces hébergements d’urgence, s’ils leur procurent un toit très provisoire, aggravent encore la situation de précarité vécue par les familles dont les enfants sont scolarisés à Montreuil et qui y travaillent. Coupés de leurs repères, dépourvus des moyens suffisants pour voyager sans frauder, souvent sans cuisine pour faire à manger, perdus dans des villes inconnues et trop lointaines, les familles Roms n’ont passé qu’une nuit ou deux à l’hôtel et sont presque toutes revenues vivre sur le trottoir, derrière le théâtre, refuge d’où elles ont été chassées le 3 octobre. Même les familles qui ont joué le jeu de l’hôtel baissent aujourd’hui les bras, découragées de ne pas obtenir le rapprochement qu’on leur avait un peu vite promis.
La mairie de Montreuil qui n’est pas avare de contre-verités, impute l’échec de l’hébergement d’urgence à une partie du collectif de soutien, qu’elle accuse sans preuve d’avoir « incité les familles à refuser les hôtels », et qu’elle traite « d’irresponsable ». Nul n’a, à aucun moment, dissuadé quiconque de se mettre à l’abri, bien au contraire. Les semaines passent, le froid s’installe, terrible pour tous et particulièrement pour les bébés. Les mensonges divulgués par la mairie de Montreuil pour rejeter la responsabilité de ses propres manquements sur une partie du collectif afin de le diviser et le disqualifier sont odieux. Dans cette terrible situation où des enfants en bas âge sont laissés à la rue depuis si longtemps, qui sont les « irresponsables » ?
Depuis le jour de l’expulsion, le 28 juillet, jusqu’à aujourd’hui, les irresponsables sont à chercher du côté de la mairie de Montreuil, de la préfecture de Seine-Saint-Denis et du ministère du logement, qui se montrent incapables de reloger quelques dizaines de personnes dans des conditions correctes. Pas du côté du collectif œuvrant à trouver une solution sans exclure aucune piste, pourvu qu’elle soit acceptée par les familles qui seules peuvent décider pour elles-mêmes.
Chacun sait, et les habitants de la petite couronne le constatent tous les jours, que la mise en place du « Grand Paris », cher aux élus et aux promoteurs immobiliers, conduit à la rue les populations pauvres, exclues de cette vaste entreprise de gentrification des communes limitrophes à la capitale. Les Roms, minorité parmi les plus fragilisées, subissent de longue date les effets de la ségrégation dont elles sont sans cesse les victimes à l’échelle européenne comme nationale. Qui ne se souvient des déclarations du premier ministre Manuel Valls, affirmant que les Roms ne veulent pas s’intégrer en France et qu’ils ont « vocation » à retourner dans leur pays ? Montreuil se targue d’avoir été, dans le passé, une ville parfois plus accueillante pour les Roms et d’avoir favorisé l’insertion de quelques familles. Soit, mais ces bonnes intentions sont aujourd’hui révolues. La mairie refuse d’envisager le relogement des treize familles Roms de la Boissière, craignant un « appel d’air » alors que d’autres familles Roms sont sous la menace d’une expulsion dans les semaines qui viennent. La seule volonté politique qui s’exprime est celle d’éloigner des communes proches de Paris ces populations indésirables parce qu’elles sont pauvres et parce qu’elles sont Roms.
En cette interminable période d’état d’urgence, mairie, préfecture et services de police ne s’embarrassent guère à respecter ne serait-ce que les apparences de la légalité, surtout quand les victimes sont des Roms dont on peut à juste titre penser qu’ils ne se défendront pas, par crainte des représailles. L’expulsion du boulevard de la Boissière a été menée en plein été, brutalement, sans respecter l’obligation du diagnostic social préalable, sans avertir les familles pour leur laisser le temps de préparer leur déménagement... qu’importe, ce sont des Roms, qu’ils disparaissent ! La vision de petits enfants dormant sur des matelas à même le trottoir choque n’importe qui sauf ceux qui auraient le pouvoir de les mettre à l’abri : pas d’ouverture d’un gymnase ou d’une salle municipale pour les petits... qu’importe, ce sont des Roms, qu’ils disparaissent ! La municipalité envoie des engins de nettoyage chasser au jet d’eau les familles qui ont posé leur barda trop près de la mairie ; le conducteur d’un des engins fonce sur deux personnes solidaires qui sont en train de filmer et de photographier la scène du nettoyage des Roms au karcher, il agrippe le photographe par la courroie de son appareil qu’il veut briser... qu’importe ce sont des témoins solidaires, qu’ils disparaissent avec les Roms !
La municipalité accuse les personnes solidaires d’inciter les Roms à squatter, mais l’occupation d’un atelier vide depuis de nombreuses années, laissé à l’abandon, sans permis de démolir ni de construire, a été décidée par l’une des familles Roms comprenant dix personnes dont deux bébés d’un an. Cette occupation constituait ce qu’il était le plus raisonnable de faire à ce moment-là : utiliser un toit qui ne servait à personne pour mettre les enfants à l’abri. Mais non, les irresponsables préfèrent des enfants dehors que sous un toit qu’ils font démolir pour éviter toute nouvelle occupation.
Le 20 septembre à six heures du matin, c’est l’expulsion au 8 de la rue qu’on appelait Fée d’herbes : « Tout le monde dort, il n’y a pas de lumière. Je suis réveillée par des coups violents sur la porte vitrée de la pièce qui se trouve au fond d’un jardinet dont l’accès est fermé par deux portails en bois donnant sur l’avenue. Des personnes sont entrées sans aucun bruit, ni appel, ni sommation d’aucune sorte et sont en train de défoncer la porte, de briser les vitres du local pour y pénétrer », témoigne une femme présente ce matin-là, victime de la violence de ceux qu’elle croit être des malfrats mais qui se révéleront être des policiers en civil accompagnés par d’autres en tenue.
« Tout le monde se réveille, il n’y a toujours pas de lumière, je ne vois pas qui sont ces gens ultra-violents. J’ai peur que ce soit les hommes se prétendant propriétaires et qui ont déjà menacé la famille et les personnes solidaires. Je prends mon téléphone portable pour appeler le commissariat de Montreuil. Le temps que je cherche le numéro, les personnes sont entrées sans décliner leur identité. Nous avons peur, les femmes protègent leurs enfants, les individus que nous prenons pour des agresseurs peut-être très mal intentionnés à notre égard nous font face de façon menaçante, mais dans le noir, nous ne savons pas qui ils sont. Je crie qu’ils n’ont pas le droit, que j’appelle la police, d’autres crient aussi, j’entends un homme hurler : « vire lui son portable ! » Plusieurs hommes se ruent alors sur moi, ils sont au moins trois. Ils me ceinturent, me serrent le cou, me frappent avec une matraque, je sens aussi comme une piqûre dans mon dos, ils m’arrachent mon téléphone, le brisent en le jetant violemment par terre, j’ai très mal et peur. Ils me frappent encore, je suis par terre et ils me traînent. Je suis pliée en chien de fusil, je hurle qu’ils arrêtent, qu’ils n’ont pas le droit de me frapper ainsi, j’ai peur pour moi et pour les autres aussi. Je pense que je vais mourir sous la violence de l’agression car ils continuent. La lumière d’un coup s’allume, je crie toujours en me protégeant comme je peux, recroquevillée. Ces personnes ayant pénétré violemment dans le local par effraction et venant de m’agresser et de me frapper nous crient de nous calmer : ils disent qu’ils sont de la police. » Suivront des propos sexistes : « hey beauté, t’a pris cher ! », et insultants. Cette expulsion sans huissier, violente sans nécessité, sans demander les papiers de personne, sans respecter aucun élément de la procédure, aura pour résultat affligeant, non seulement une plainte en bonne et due forme à l’IGPN, mais aussi le retour sur le trottoir de deux bébés d’un an et de leurs parents.
Voici, sans doute, ce que la mairie de Montreuil qualifie de comportement responsable. De cette responsabilité-là, qui défend les promoteurs immobiliers et s’oppose à la protection des citoyens, nous n’en voulons pas ! Cette responsabilité-là, qui refuse obstinément de donner un toit à des enfants alors que les températures chutent, nous n’en voulons pas ! Et nous continuerons à chercher, par tous les moyens, la solution pour que les treize familles Roms de la Boissière et leurs dix-neufs enfants ne passent pas l’hiver dehors. Car oui, vis-à-vis de ces personnes à la rue, nous nous sentons responsables.