Manifestations et luttes collectives : Se dissocier, une arme de destruction massive.

Retour sur le 1er mai 2021 pour tenter de penser ce qui nous arrive.

À Nantes, Lyon, Paris, le 1er mai a révélé un moment particulier de l’état du mouvement social. Les rassemblements contre les violences policières et les manifestations contre les lois liberticides ont, d’une certaine manière, prolongé le mouvement contre la réforme des retraites qui a vu les salarié.es des transports organiser une des plus longues grèves reconductibles de leur histoire, les personnels de l’éducation tenter la même chose ainsi que d’autres secteurs. Cette dernière « séquence » succédant à celle des Gilets jaunes et aux Nuits Debout du printemps 2016, l’opposition à la Loi Travail.

Dans la rue, ces dernières années, les différentes stratégies d’actions ont su se construire au fil des attaques préfectorales, toujours avides de nous séparer, nous isoler, nous jeter les un.es contre les autres.

En cortèges de tête samedi 1er mai, nous avons pu apprécier l’ampleur des dérapages.

Paris, cette année, le refus d’avancer du cortège syndical a joué comme une provocation doublée d’une insupportable collaboration avec la préfecture. Ce qui n’est pas nouveau, mais s’était atténué quand même. Surtout depuis que les Services d’Ordre (SO) syndicaux étaient aussi la cible de gazages et attaques de la part des CRS, le 1er mai 2019 notamment [1].

Un retour aux origines nous permet de mieux comprendre l’organisation bien réglée de nos cortèges.

Dans sa longue histoire, la manifestation de rue a subi « un long processus de domestication mené par les organisations ouvrières » [2]. C’est en 1909 que les socialistes négocient pour la première fois avec la préfecture de police l’autorisation de manifester en lui assurant la présence d’un service d’ordre avec des « hommes de confiance désignés à l’avance » [3] garant d’une bonne tenue du défilé…

Au début des années 30, le Parti Communiste et les Jeunes Gardes socialistes mettent sur pied une organisation d’auto-défense avec « chemises bleues, cravates rouges et bérets basques bleus » [4], « influencés par la mise en scène des défilés de l’extrême-droite » [5]. Si certains syndicats y sont opposés, d’autres divisés sur ces expressions publiques militarisées, le spectaculaire et le décorum dominent les manifestations avec forcément un service d’ordre.

Après la seconde-guerre mondiale, la manifestation syndicale va se structurer ainsi : service d’ordre musclé, carré de tête avec les chefs syndicaux, puis se rangent ensuite les manifestant.es ; chaque organisation ordonnée derrière sa banderole. Cela va durer ainsi, à quelques exceptions ou moments particuliers, jusqu’à la fin des années 2000.

Un de ces moments particuliers, est la manifestation du 28 mai 1952 contre la venue de Général américain Ridgway à Paris, Le PCF défile sans SO. Un militant syndical expliquera : « il n’y avait pas de service d’ordre, tout le monde en faisait partie puisqu’on y allait pour autre chose que manifester » [6].

Les cortèges de tête et le mouvement des Gilets jaunes, cibles de la répression

L’invention des cortèges de tête [7], les mouvements lycéens, notamment celui de 2005, la mobilisation contre la Loi Travail en 2016, puis les manifs des Gilets jaunes en 2018 chamboulent les défilés syndicaux.

Le cortège de tête exprime nos diversités d’action dans une solidarité immuable. Le goût de l’émeute et de la manif sauvage y prennent toute leur place. Y prennent place aussi des participant.es « moins remuant.es » mais c’est précisément ce mélange subversif qui dérange. Malgré ses incessantes et grossières incises médiatiques, le pouvoir n’est toujours pas arrivé à stigmatiser ce cortège libre, solidaire, insolent et inventif. Ses tactiques d’actions ringardisent les défilés République-Bastille-Nation, à Paris et en régions, dans une tolérance mutuelle fragile mais essentielle.

Contre les cortèges de tête et le mouvement des Gilets jaunes, la répression s’accentue alors : effectifs exponentiels de gendarmes et policiers, jusqu’aux sinistres nouvelles brigades motorisées qui sont réactivées. Les interdictions de manifs pleuvent, les violences policières aussi. Des centaines de blessé.es : plusieurs éborgné.es, des mutilé.es à vie, des mains arrachées, des décès [8]. Interpellations par milliers, incarcérations par centaines, la criminalisation bat son plein. C’est la « stratégie de la tension », expérimentée depuis bien longtemps dans les quartiers populaires, puis en centre-ville et dans les manifestations depuis le printemps 2016.

La mise en scène des défilés syndicaux rejoue à l’infini la négociation initiale de 1909

Dans cette configuration, la persistance des services d’ordre syndicaux, militants casqués, gantés, munis de gazeuses, voire de manches de pioches interroge.

Dans les manifestations, nous sommes désormais souvent encadré.es « à l’allemande », cerné.es de toutes parts de gendarmes et de policiers toujours plus armés, menaçants, provocateurs, nous tenant souvent en joue de leurs armes létales légalisées, avec au milieu un cortège à ballons protégé par une majorité d’hommes, aux ordres d’un chef. Cet affichage apparaît encore plus improbable quand toute la manif se retrouve à l’avant dans des cortèges de têtes toujours plus denses. Les SO restés à l’arrière, protégeant ballons et secrétaires, restent une provocation. Une impasse autoritaire, quelque peu viriliste, qui sépare et hiérarchise. Un folklore dépassé. Que dire enfin de cette concession du pouvoir autorisant gazeuses et autres battes dans les SO quand des manifestant.es écopent de peines de prison pour un cadenas de vélo [9] ? Est-ce vraiment un accord sans contrepartie ?

C’est également toute la mise en scène de l’expression publique des syndicats qui est ici questionnée. Est-il encore pertinent de différencier les cortèges, de se compter ? A-t-on vraiment besoin de gonfler tous ces ballons ? Les sonos abrutissantes empêchent les dialogues, les chants, slogans spontanés ou passés d’un mouvement l’autre. L’invention collective est reléguée aux confins des cordes qui enserrent les corps, marquant physiquement que nous sommes séparé.es les un.es des autres, que nous sommes de potentiels dangers les un.es pour les autres. Une désespérante contribution au « maintien de l’ordre ». C’est toujours cette négociation des dirigeants socialistes de 1909 qui se rejoue. C’est cela que nous contestons.

Le 1er mai, à Paris, place de la Nation, des manifestant.es ont agressé des syndicalistes, pas seulement le SO.

Les coups pleuvent. Jets de gaz sur les assaillants et coups de marteau dans les vitres des camionnettes. Un gros ballon syndical est arraché et emporté. Un symbole. Il y avait eu des précédents dans d’autres manifestations ces derniers mois, comme des alertes. Ces images sont insoutenables. La tension qui précède les coups et l’attaque aussi.

Pourtant, le 1er mai 2017 en arrivant sur cette même place nous étions des milliers à scander : « nous sommes toutes des casseurs / des casseuses ». À notre plus grande joie et au désespoir du pouvoir.

Avec nos Gilets jaunes, nos chasubles rouges et nos Kways noirs

On ne fera pas de « convergences » ni d’unité à coups de gazeuses et de manches de pioche. S’attaquer mutuellement en manifestation est notre plus grande défaite. Avec nos Gilets jaunes, nos chasubles rouges, nos Kways noirs, avec les familles des victimes des violences policières, pour le climat, avec les sans-papiers, nous avons déplacé les lignes de force dans la rue, dans les blocus, les occupations, sur les piquets de grève, dans les ZAD, jusque dans les tribunaux. Partout, nous avons refusé la dissociation.

Le cortège de tête est la cible du pouvoir. La répression implacable qui y sévit ne doit pas nous emmener dans le piège de la dissociation. La guerre syndicats – autonomes est fratricide et nous n’en voulons pas. Devenu le corps des manifestations [10], le cortège de tête redit son refus des fragmentations et de la délégation de pouvoir, si agissante dans l’identité syndicale et de certains groupes autonomes. C’est un refus des logiques d’appartenance et une réaffirmation des pratiques de l’action directe. Un mouvement ouvrier fort de ses diversités d’action. Ces liens dérangent. Ne les laissons pas se déliter.

Nada, 9 mai 2021

Sur les manifestations du 1er mai :

https://www.mediapart.fr/journal/economie/060521/l-attaque-contre-la-cgt-revele-les-tensions-au-sein-du-mouvement-social

Notes

[3Anne Steiner : « Le goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la Belle Epoque », Paris L’échappée, 2008, p. 110-117

[4Philippe Burrin : « Poings levés et bras tendus. La contagion des symboles au temps du Front Populaire » p.13
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1986_num_11_1_1481

[5Isabelle Sommier. Ibid, p.72

[6Isabelle Sommier. Ibid, p.70

[7Nathalie Astolfi, Alain Dervin : « 127 jours en mars. Petit abécédaire combatif contre la Loi Travail et son monde », entrée « Cortège de tête », 2018, Le passager clandestin, p.35

[8Cases rebelles : « 100 portraits contre l’État policier », éditions Syllepse, 2017.

[10Olivier Long : « Toujours la rage », LundiMatin n°286 du 3 mai https://lundi.am/Toujours-la-rage

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