La Lutte anti-CPE constitue pour nous un point de départ. Nous avons vécu à travers elle un moment décisif : de par les amitiés qui se sont nouées à cette occasion, et parce que nous avons fait ici l’expérience d’une situation ouverte, préfigurant les affrontements à venir (sur la question du travail et des nouvelles modalités de l’exploitation salariée, contre les logiques sécuritaires et les dispositifs policiers qui cadenassent nos vies, occupent nos rues ...). Et l’affaissement de la mobilisation, même si elle nous a pris de cours, nous renseigne sur l"impérieuse nécessité à articuler plus inextricablement les ressorts du vivre et du lutter. La première victoire consiste à établir les conditions d’une vie intense et collective, qui nourrisse dans tous ses aspects nos menées insurrectionnelles. Une vie en somme plus vivable que l’existence qu’on nous réserve sous le régime du capital, et qui lui soit irrémédiablement hostile ; une vie communisée qui en tant que telle s’affronterait à la sphère du contrôle et de la domination.
Collectif le Jardin s’embrase - « Les mouvements sont faits pour mourir »
Quand je lis ce constat qui fait suite à la lutte anti-CPE, j’y vois deux idées qui me semblent centrales pour l’organisation et la conception que nous avons de nos luttes et particulièrement à un moment où on aimerait voir ressurgir un mouvement d’ampleur comparable, voire supérieure, à celle du mouvement anti-CPE :
D’abord l’idée que si la lutte ne s’organise pas autour d’une collectivisation des moyens, des savoirs et des pratiques, elle est vouée à mourir d’inanition. Lutter ensemble passe par la construction nécessaire d’un commun : l’espace commun dans lequel on peut se réunir, se rencontrer, s’informer, se former, manger, rire et se consoler ensembles.
Occuper, réquisitionner et bloquer est une nécessité pour détourner les espaces de leurs usages, obliger celleux qui voudraient esquiver le questionnement et continuer à travailler avec des oeillères, à devoir s’arrêter, discuter et réfléchir. Mais cet espace ne peut être stérile, sinon il ne propose rien d’autre que l’aridité du monde qu’il prétend contester. Cet espace doit pouvoir démontrer sa richesse collective, fourmiller de vie et d’idées, faire la démonstration évidente d’une subversivité créative tout autant que radicale. Parce qu’à la morosité d’un monde consumériste, normé, ordonné et segmenté, il est nécessaire d’opposer un autre mode de vivre ensemble.
Éplucher des légumes, cuisiner, manger, peindre des banderoles, créer des affiches, réinventer l’agencement de l’espace, résister à l’évacuation ensemble sont autant d’espaces collectifs qui ne nécessitent pas un préalable politique mais sont un lieu indispensable pour que celui-ci puisse s’immiscer, au gré des discussions informelles et des rencontres fortuites. Contrairement à l’assemblée qui n’est que le mimétisme d’une démocratie représentative, où les plus aguerri-es et les plus grandes gueules enchaînent les tribunes ; le lieu de vie collective rend sa place à celle ou celui qui s’interroge, a besoin de questionner et d’échanger pour se forger une vision et compréhension politique. C’est aussi l’espace où les malentendus, les conflits peuvent prendre le temps de se déconstruire, en s’expliquant.
S’opposer au travail c’est ralentir et enrayer ses flux, celui de ses travailleurs, de ses produits et de ses capitaux. Faire la grève sans bloquer c’est ralentir sans entraver, ça ralentit le flux des produits, ça diminue les capitaux mais ça n’empêche pas celleux qui voudraient continuer à travailler et produire de le faire. Il n’y a qu’un barrage physique qui puisse le faire, en se plaçant sur la trajectoire entre le travailleur et le lieu de travail, entre le produit et son lieu de destination ; et l’entrave de ces deux-ci suffit à précipiter la chute des capitaux. Que ce soit des étudiants ou des salariés, il n’y a que le piquet de grève, la création d’un espace collectif d’entrave, de lutte mais aussi de vie qui puisse obliger le non-gréviste à s’arrêter et se questionner sur d’autres modes d’existence et par conséquence sur la légitimité du système actuel. D’où la nécessité que cet espace ne soit pas un no man’s land, le champ de ruines d’un conflit entre la direction et les étudiants, entre le patronat et les salariés.
Cet espace ne devrait pas être celui du sacrifice : il doit pouvoir opposer la caisse collective de solidarité et de grève à la perte de salaire, opposer l’entraide à la nécessité de nourrir une famille ou payer des factures, opposer l’échange et la créativité au besoin de consommer des loisirs, opposer un espace d’apprentissage mutuel et politique à un contrôle continu et des cours perturbés.
Bref, un espace où le rapport de force n’est pas seulement celui du bras de fer physique mais la construction puissante d’un imaginaire collectif de lutte.
La seconde idée qui me semble ressortir dans l’extrait ci-dessus, c’est que le mouvement social ne doit pas seulement se penser comme ancré dans un terrain de lutte à un moment précis de conflictualité. Le commun qui s’est construit lors du mouvement anti-CPE s’est reconfiguré après l’essouflement du mouvement, dans une décennie de luttes sociales, nourries par une densité d’expériences et pratiques collectives telles que seul un mouvement social peut en susciter. De nombreux squats, nourris de ce vécu politique collectif, se sont ouverts partout en France et ont fait vivre, se perpétuer, ce qui s’est partagé et expérimenté au moment du mouvement anti-CPE. Des luttes telles que la loi LRU, que celle de Notre-Dame-des-Landes, de la réforme des retraites en 2010, sont nourries par l’imaginaire d’une génération étudiante qui a expérimenté sa propre faculté à s’insurger et à s’affranchir collectivement des lignes de la légalité.
Construire le commun qui puisse perpétuer cet imaginaire, c’est d’une part aménager, en-dehors des temporalités de mobilisations, des espaces d’organisation et de vie collective qui puissent continuer à faire vivre, par une mise en oeuvre quotidienne, la mémoire, les savoirs et les pratiques des luttes ; et d’autre part c’est se doter des moyens logistiques, spatials, organisationnels, matériels et financiers de pouvoir apporter un appui nécessaire à un mouvement social lorsque celui-ci survient. Ça passe par des lieux pour se réunir et se replier, des moyens massifs d’impression, des structures pour s’abriter, des cantines de grève pour se nourrir, des lectures pour s’informer et se former, une organisation autonome autour des moyens de se défendre physiquement et juridiquement, de se soigner, de cuisiner, de saboter et réparer, d’ouvrir des bâtiments, et trouver du matériel pour les rendre vivables, etc.
Ces moyens logistiques ne peuvent se construire que par la collectivisation des moyens entre les individu-es, les groupes, les villes, les lieux et les réseaux de lutte.
S’organiser n’implique pas de se figer dans des organisations, au contraire : la crise actuelle des organisations, politiques, associatives et syndicales, incapables de porter et d’accompagner un mouvement social face à des lois aussi mortifères que la Loi Macron ou la loi El Khomri, est révélatrice des limites d’une bureaucratie militante qui n’est plus habitée par un imaginaire de lutte. Les slogans assourdissants, égrénés comme une litanie sous des ballons publicitaires qui écrasent toute individualité, dans des manifestations fleuve, ne délivrent pas le message d’une mobilisation sociale victorieuse, mais d’un mimétisme et d’une inertie collective infructueuse. Ces déambulations paresseuses, qui s’effilochent dans les cafés tout au long de parcours battus et rebattus, sont davantage le rendez-vous militant du dimanche que le lieu d’expression d’une colère véritable. Les sonos sont venues à bout de nos chants et nos cris révoltés, les nuées de drapeaux multicolores qui vendent du souvenir syndical ont remplacé les poings levés.
Reprendre la rue c’est la reprendre aussi aux usurpateurs, à ceux que le capitalisme a su endormir et qui bradent les espoirs de travailleurs pour un recul illusoire des gouvernants : la vérité c’est que depuis plusieurs dizaines d’années ce n’est pas une Mme Tatcher qui est venue à bout des syndicats, comme en Angleterre, mais c’est la corruption de leurs cadres qui a enteriné la casse sociale à grande échelle. La grande supercherie à laquelle ces bradeurs d’avenir sont parvenus à convertir un grand pan de la société laborieuse, c’est qu’on pouvait se passer de la conflictualité. C’est insulter la mémoire de ce qu’on appelle « les acquis sociaux » et de ceux qui sont morts, nombreux, pour les arracher par la force. Pour paraphraser Marx « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes » et non de leurs représentants !.
Dans les facs, les usines, les bureaux, les institutions, les quartiers, il faut refonder des conseils populaires, inter-professionnels, inter-classes, de quartiers et de villes : des conseils qui font se rencontrer des ouvriers, des étudiants, des chômeurs, des non-travailleurs qui n’attendent pas une loi à contester pour s’organiser et pour se doter de moyens et non pas de structures, de référents et non pas des responsables. Reconstruire des caisses de grèves, solidaires, qui viennent payer autre chose que la remise à neuf des bureaux des cadres du syndicat, des drapeaux, des ballons gonflables et des sonos. Substituer à l’esprit de corps ou la culture artificielle d’entreprise, le commun de lutte et de vie, dans nos lieux, les quartiers et entre les villes et lieux de lutte.
Bousculons le vieux monde qui n’a plus de promesses pour reconstruire un commun qui puisse s’émanciper et offrir une nouvelle base solide aux mouvements sociaux de demain ! Battons nous avant qu’il ne faille tout reconstruire à partir de ruines !
Lunerai