La violence sans l’aimer

Tout a commencé par un dialogue, un soir. Ces fameuses conversations où on refait le monde, des étoiles pleins les yeux et du soleil dans le cœur. J’ai parlé de cette question, insoluble pour moi, qui me préoccupe toujours à chaque coup donné aux vitrines des banques, à chaque pierre lancée sur les CRS, à chaque fois que je noue un foulard noir autour de mon visage et que je rabats la capuche sur ma tête. Cette question que je me pose en boucle, malgré la rage qui monte chaque jour un peu plus devant la violence et l’impunité policière, devant l’iniquité de la justice qui condamne mes ami-e-s et laisse en liberté les vrai-e-s coupables.

Cette question, la voici : est-ce vraiment le monde que je veux créer ? Casser, brûler, tenter de blesser, faire peur, être en noir au milieu de gens en noir. Est-ce vraiment ce que je veux mettre en place ? J’ai toujours été persuadée que la fin ne justifie pas les moyens, mais qu’au contraire les moyens font parties de la fin : si les moyens sont corrompus, mauvais, alors l’accomplissement le sera aussi. Alors qu’est-ce que je fais ?

Pendant des années, j’ai été pacifiste, persuadée que l’utilisation de la violence est un aveu d’échec, d’incapacité à agir par le dialogue et les arguments logiques. L’incapacité de convaincre la population : si notre cause est juste et bonne, il n’est nul besoin de la lutte physique pour la mettre en place. Si on en est réduit à cette extrémité, c’est que nos idées sont corrompues et néfastes. Pendant des années, j’ai regardé avec mépris les « casseurs » qui décrédibilisent les mouvements et ne viennent que pour détruire. Je les ai conspués, avec ma morgue de petite-bourgeoise, ces provocateurs de flics, ces jeunes crétins probablement illettrés qui ne comprenaient strictement rien à la politique. Puis la COP 21 est arrivée. Je me suis faite arrêter, avec les 316 autres, alors que je n’avais strictement rien fait. Pour beaucoup déjà à l’époque c’était une évidence, qu’on pouvait se faire arrêter alors qu’on n’avait rien fait, mais pas pour moi. Je croyais encore qu’on atterrissait en GAV parce qu’on avait fait quelque chose de mal. Puis la Loi Travail est arrivée. Elle a généré de nouvelles rencontres, de nouveaux horizons, de nouvelles questions. Peu à peu, sans trop réaliser sur le coup, j’ai parcouru un chemin énorme en très peu de temps, chemin que je n’aurais probablement jamais parcouru sans cette chère loi. Je devrais presque la remercier.
Et un jour, pour la première fois, j’ai revêtu le costume. J’ai commencé à faire des réserve de sérum phy, de masque de chantiers et de foulard pour les étourdis, de lunettes de plongée. J’ai commencé à repérer les baqueux, à me mettre en binôme, à ressentir la force du cortège de tête. Je me sentais bizarre ce jour-là. Je n’arrivais pas très bien à savoir si j’avais franchi un cap important dans ma vie ou si, franchement, c’était ridicule d’avoir le cœur battant autant la chamade pour quelques fringues sombres.

Revenons à cette fameuse conversation. Oui, nous le savons toutes et tous et je ne vais pas m’étendre la-dessus, la violence du capitalisme, de la police et de l’état est éminemment supérieure à la nôtre. Oui, jamais la susdite Troïka ne partira de son plein gré du monde qu’elle domine et détruit. Oui, il faudra se battre pour se libérer. Pourtant, à chaque fois que nous entrons en action pour reprendre possession de la ville ou se défendre, je me demande si nous sommes ridicules ou glorieux, et surtout si voilà bien le monde que nous voulons. Parce qu’au fond, même si je me sens bien dans la forte solidarité et la puissance qui règne au sein du bloc, même si je sais à quel point il est jouissif d’exploser une vitrine, même si je sais que taguer les murs ne les rend que plus beaux, je n’aime pas faire ça. Je n’aime pas casser, je n’aime pas blesser, je n’aime pas faire peur. J’aime construire, j’aime vivre, j’aime rêver. J’aime construire un monde plus libre, plus juste, plus égalitaire, plus vivant, plus beau ; j’aime vivre dans la bienveillance et la paix ; j’aime rêver que tout ça se réalisera un jour.

Mon ami m’a alors coupé (étant donné ce qu’il m’a dit, je ne lui en veux pas) : « Oui, mais n’oublie pas qu’on pratique la violence sans l’aimer. Nous sommes des prisonniers ; nous ne pouvons agir qu’en prisonniers. Bien sûr que non, le monde dans lequel nous voulons vivre n’est pas un monde de destruction ou de violence. Mais pour l’instant, nous en sommes réduit à ça : à chaque fois que quelque chose est créé, c’est détruit juste après. Regarde les Châteaux communs. Regarde toutes les tentatives d’occupation, de Répu aux Beaux-arts. Regarde nos vies ! En fait, il ne faut vraiment pas oublier que nous sommes de celles et ceux qui utilisent la violence sans l’aimer. Contrairement aux flics, aux multinationales, au gouvernement pour qui la violence est le mode même de fonctionnement, et ce de façon permanente : c’est aussi pour ça que nous les combattons. Nous ne devons pas nous y vautrer comme eux mais savoir la maîtriser pour la faire disparaître aussitôt qu’elle n’est plus nécessaire. »

J’espère que nous saurons agir ainsi. Que nous ne nous laisserons pas emporter, que nous ne nous laisserons pas enchaîner, que nous resterons humains ; bref, que nous ne ressemblerons pas à celles et ceux que nous combattons. Que nous n’oublierons jamais qui nous sommes et ce pour quoi nous nous battons, que la lutte de devienne pas une fin en soi. De même qu’aucun de nous ne se réduit à ce qu’elle ou il est et fait dans le bloc, nous ne réduirons pas nos rêves et notre monde à la violence. En espérant qu’un jour, peut-être plus si lointain, ce que nous portons dans notre cœur sera le soleil des nuits du peuple.

À lire également...