Il faut toujours rappeler que le Droit garantit l’ordre social et la propriété privée plutôt que le bien commun et l’intérêt général et qu’avant tout ce sont les dépossédés qui se retrouvent derrière les barreaux. Les quartiers populaires (réservoir d’ouvriers, de précaires et de chômeurs…) où vivent les populations les plus vulnérables ont été des lieux d’expérimentations des techniques de maintien de l’ordre et d’enfermement. C’est de ces laboratoires de la répression que sont sorties les innovations qui se sont généralisées, et élargies aux classes moyennes. Ces dernières années les mobilisations sociales et les terrains de lutte (Loi Travail, ZAD, Sivens…) ont subi un traitement jusque-là réservé aux émeutes de banlieues (occupations militaire, violence policières, justice d’abattage).
Un traitement judiciaire qui vient de loin
Depuis plusieurs décennies les lois sécuritaires s’empilent et accompagnent la dégradation de nos conditions de vie et de travail. Sous le prétexte de faits divers sordides ou d’événements médiatisés, l’État désigne les ennemis et les nouveaux monstres qu’il faudrait éradiquer à l’aide de lois exceptionnelles. Aux drogués et toxicomanes des années 70 ont succédé le grand banditisme, puis les petits délinquants et les mineurs, et enfin après le terrorisme c’est au tour du mouvement social. Ce qui était au départ présenté comme exceptionnel et dérogatoire s’est petit à petit inscrit dans le droit commun. C’est ce qui s’est passé avec le fichage ADN, la durée des gardes à vue, les peines incompressibles et automatiques.
Les principes comme les libertés sont fragiles et, dès qu’ils souffrent de relativisme et d’exception, ils peuvent allégrement être foulés aux pieds et disparaître. Ainsi texte après texte, la loi se durcit, de nouveaux délits sont créés, la durée des peines est allongées systématiquement et les possibilités de recours deviennent de plus en plus limités.
On oublie parfois que le « pays des droit de l’homme » est l’un des endroits où l’on enferme le plus en Europe avec 71000 prisonniers incarcérés et des dizaines de milliers « enfermés dehors » (TIG, semi-liberté, sursis, assignation à domicile… ) sous-main de justice selon la formule consacrée.
Cette logique d’enfermement s’anticipe puisque d’ici 2022 il est prévu la construction de 15000 nouvelles places supplémentaires de prison. En Marche pour un avenir radieux !
Si les violences policières qu’ont connues les gilets jaunes et les mouvements sociaux précédents, ont entraîné une prise de conscience et une amorce de débat sur la question des armes de la police ce n’est malheureusement pas suffisant. Car de la même manière qu’il faut faire campagne pour la fin des LBD des GLI F4 et exiger la dissolution de la BAC, c’est tout le système répressif qu’il faut interroger.
Exiger l’amnistie des Gilets jaune poursuivis ou emprisonnés est un premier pas qui ne peut se départir d’une mise en cause générale de l’institution judiciaire et carcérale.
Au-delà de la dénonciation de l’indépendance ou pas des juges d’instruction, de la dureté de la garde à vue, des conditions de détention inhumaine, il est urgent de penser, avec les prisonniers eux-mêmes, le rôle politique de la prison. A quoi sert-elle ? A qui sert-elle ? Qui y va ? Pourquoi ?
Soutenir les gilets jaune incarcérés en leur envoyant des mandats, en leurs écrivant, en demandant des parloirs et aussi recueillir leurs témoignages, leur demander de raconter leur expérience carcérale nous permettrait de comprendre et de combattre plus largement cette institution broyeuse d’êtres humains, qui ne règle en rien les causes de la délinquance et des violences qui s’avère être pire que « le mal ».
La répression judiciaire du mouvement des Gilets Jaunes
Après l’Acte I, la ministre de la justice publiait, le 22 novembre 2018, une circulaire « relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec le mouvement de contestation dit des gilets jaunes » [1].
Les contestations doivent rester conformes à l’ordre public, maîtrisables par le pouvoir. Les juridictions devront « adapter leur organisation pour faire face à l’éventuel accroissement de l’activité judiciaire, de rappeler les qualifications pénales susceptibles d’être retenues, de préciser les orientations de politique pénale à privilégier et enfin d’assurer une remontée d’informations rapide et complète ».
Cette circulaire est un véritable mode d’emploi à destination des procureurs, des présidents de tribunaux et du représentant d’Eurojust [2] en France pour poursuivre le plus grand nombre de manifestants.
Premièrement adapter : « L’articulation nécessaire entre l’autorité judiciaire et l’autorité préfectorale ». L’activité de la police ne se limite pas à humilier, insulter, frapper, mutiler, elle sert également à interpeller. Puis le procureur poursuit et la justice condamne.
Deuxièmement interpeller : créer les bases juridiques et les causes d’infractions avec cette fois une intention d’arrestation préventive avant que les auteurs ne passent à l’acte. La circulaire préconise de pratiquer des contrôles d’identité, des fouilles de véhicules tant au abord des sites des rassemblements que sur des axes principaux de circulation permettant de s’y rendre. La circulaire permet de désigner le bon article de loi, qui permettra de ne pas déroger aux principes constitutionnels et risquer un vice de forme. Le 8 décembre lors de l’acte IV c’est près de 2000 personnes qui seront arrêtés préventivement.
Troisièmement déférer : judiciariser les faits délictueux [3]. Pour garantir l’inculpation des arrêtés, les services d’enquête doivent « utiliser les dispositifs de captation d’images mis à leur disposition et à les exploiter dans le temps de la garde à vue ». Mais la circulaire le rappelle rien ne vaut « les déclarations des officiers de police judiciaire qui ont force probante » car « les vidéos ne constituent pas un élément probatoire exclusif de tout autre », alors qu’une parole assermentée même anonyme, surtout si elles sont plusieurs c’est du béton légal et cela suffira pour asséner des peines ou jeter en prison des centaines de manifestants.
La circulaire détaille ensuite « les qualifications pénales susceptibles d’être retenues » pour garantir une condamnation. Il y a bien sur le vol, les dégradations, les outrages et les violences, il y a également le délit d’attroupement mais la Cour de cassation a jugé que ce chef d’inculpation pouvait être une infraction politique. La circulaire préconise donc plutôt de retenir « la participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ». Ce délit créé en 2010 pour réprimer les « bandes violentes » des quartiers avant la commission d’une infraction sert aujourd’hui à incarcérer les manifestants après sommation de dispersion. La peine encourue est d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Cette qualification est très pratique car elle permet de dépolitiser le contexte et les actes. Sa définition est suffisamment vague pour pouvoir inculper n’importe qui, n’importe quand qu’il y ait eu ou non la commission d’acte précis. L’intention peut être par exemple caractérisée par le fait d’être en bas de son hall d’immeuble ou dans la rue.
En plus des peines d’emprisonnement, les tribunaux pourront « requérir des peines complémentaires permettant d’éviter la réitération des faits ». Ainsi systématiquement l’interdiction de séjour sur Paris par exemple pour une durée de 6 mois à 1 an sera retenue, ce qui interdit de fait la participation à d’autres manifestations. D’autre part, en cas d’infractions pénales commises lors de manifestations sur la voie publique, le code de la sécurité intérieure de 1995, prévoit que « les personnes s’étant rendues coupables des infractions de destruction, dégradations, pourront être interdit de participer à des manifestations pour une durée ne pouvant excéder 3 ans ». Peine complémentaire largement utilisée pour réprimer les gilets jaunes et leur interdire de faire vivre leur droit fondamental à l’expression et à manifester.
La sévérité et la réactivité des tribunaux est contrôlé et sous surveillance. Le travail d’abattage des juridictions par le biais des comparutions immédiates fera « l’objet d’une information précise et complète au bureau de la politique pénale générale ». Il est précisé, « que la direction des affaires criminelles et des grâces [sera] tenue informée des suites judiciaires données à ces procédures ». Les juges du siège [4], réputés indépendants, ont pourtant su, dans leur majorité, être à la hauteur des espérances de la ministre en suivant ou aggravant les réquisitoires du procureur lors des audiences.
À ce jour, à l’acte 13, depuis le début du mouvement, 1796 condamnations ont été prononcées par les tribunaux et 1422 personnes sont encore en attente de jugement. Plus de 1300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été incarcérées. Il faut préciser que de nombreuses peines fermes de moins d’un an ont été aménagées et sont exécutées à l’extérieur ce qui implique des obligations extrêmement contraignantes. Ces peines ainsi que celles prononcées avec sursis obligent l’inculpé pendant cinq ans à ne pas se retrouver dans la même situation, réalités difficile à tenir dans le contexte actuel.