La Dépêche, les Baylet, la démocratie : qui veut de la soupe ?

« Iaata.info », le site toulousain, publie un article de « L’empaillé » qui revient sur 50 ans d’oligargie journalistique dans la région de Toulouse.
Cette passionante enquête, explore d’abord le passé collaborationiste du quotidien « La Dépêche », puis l’histoire politico-médiatique de la dynastie Baylet à la tête de ce grand nom de la presse quotidienne régionale (PQR).
Un exemple qui fait méditer quant à l’état de la presse écrite en France.

« La Dépêche, le journal de la démocratie » ? L’Empaillé, un vilain petit canard aveyronnais défend une autre thèse, qui colle peut-être un peu plus à la réalité : La dépêche, le journal au passé collaborationniste, le journal des faits divers et du sport, le journal social-libéral de droite... et le journal de la dynastie Baylet bien sûr.

La dépêche est fondée en 1870. Si le journal diffuse les idées de gauche, ouvre ses colonnes à Jaurès et Clémenceau, il devient peu à peu l’organe de presse des « Radicaux ». Ce courant politique navigue au centre-gauche, préfère le clientélisme et la défense de l’ordre établi à toute remise en cause « radicale ». Fervent anti-communiste et laïc, apôtre de la propriété privée, progressiste s’il le faut. C’est essentiellement un parti d’élus et de notables, dont la mission se limite aux campagnes électorales. La famille Baylet prend pied en 1924 dans La Dépêche avec Jean, grâce au PDG d’alors, le sénateur radical Michel Sarraut et à l’un des actionnaires, Jean-Baptiste Chaumeil, riche entrepreneur et maire de valence d’Agen, qui cédera à Jean Baylet sa fortune et son siège municipal. Le journal refuse le soutien de la France au camp républicain espagnol en 1936 et donne son approbation à l’interdiction du PCF en 1939. La démocratie a ses limites. Comme la majorité de la presse locale, La dépêche continue son activité après la capitulation, avec Sarraut et Baylet aux commandes.

Retour de Vichy

En 1997, pour les 50 ans de reparution du journal, Jean-Michel Baylet commémore sans s’étouffer à propos de la période Vichyste du quotidien « quatre années durant lesquelles La Dépêche a terriblement souffert », le « véritable martyre », et soutient qu’elle a « le droit de dire qu’elle n’a pas eu à rougir ». À Toulouse et dans la région, personne n’élève la voix contre cette énormité, jusqu’en 2001, où Claude Llabres se décide à publier un livre à charge contre le quotidien [1]. En effet, les mouvements de la résistance publient à la libération un document [2] qui ne laisse aucun doute sur les quatre années de collaboration du quotidien avec l’Allemagne nazie et le Maréchal Pétain. Selon eux, « Les journaux « républicains », « démocrates » qui servirent l’occupant alors qu’il fallait, pour paraître, combattre ce qui avait été leur foi, leur doctrine, ce qui leur avait valu la confiance même des lecteurs qu’ils abusèrent, ajoutaient à la trahison l’escroquerie et le reniement. Ce fut le cas de La Dépêche ».

L’accusation, détaillée et sourcée, est accablante. L’administration de La dépêche se soumet, parfois avec zèle, au régime de Vichy et à l’occupant. Elle respecte les centaines de consignes de presse et de notes d’orientation autocensurant chaque article, chaque édito des 1500 numéros parus sous l’occupation. « Le journal de la démocratie » prône l’armistice, l’impossibilité de résister, puis chante les louanges du « chef », du « guide désintéressé », du « grand maréchal » Pétain, de Laval ou de Franco. Il s’oppose de façon virulente aux résistants assimilés à des « terroristes de l’étranger » qu’il appelle à dénoncer et à qui il promet de sévères « représailles ». Il défend sans nuance « la lutte de l’armée allemande dans la défense du continent » contre le péril communiste de l’URSS. Le 18 janvier 1943, le conseil d’administration présidée par Jean Baylet vote à l’unanimité le « contrat de censure » proposé par Vichy, une déclaration d’allégeance à Pétain promettant un journal aux ordres sans besoin de consignes dictées au préalable. La collaboration n’est pas financièrement inodore. Le quotidien multiplie par trois ses bénéfices entre 1940 et 1943, les salaires des directeurs et rédacteurs en chef doublent, le tirage atteint un record de 310 000 exemplaires en 1943.

Les résistants rendent hommage en conclusion de leur travail à tous ceux, rédacteurs et imprimeurs, qui sont morts pour que vive la presse clandestine, et se promettent « d’ interdire à la presse de la forfaiture, à ses dirigeants, à ses profiteurs, de jamais reprendre la parole ». La Dépêche est naturellement interdite le 20 août 1944 [3]. Fin 1947, malgré quelques protestations, les tractations en coulisses de Sarraut et Baylet réalisent l’impensable : le quotidien est autorisé à reparaître et parvient à reprendre ses locaux attribués à un mouvement résistant. Il lui suffit de métamorphoser la « Dépêche de Toulouse » en « Dépêche du Midi ».

Jean Baylet est toujours aux manettes, le radicalisme et l’anti-communisme sont à nouveau à l’honneur. Mais il meurt subitement en 1959 et sa femme Évelyne prend la tête du journal avec... René Bousquet, l’ancien chef de la police de Vichy. Grotesque et pitoyable. On se demande où sont les résistants de 1945. Le sinistre Bousquet a su jouer avec le milieu Radical du Sud-Ouest pour se faire peau neuve. En effet, il a mené sa carrière grâce aux frères Sarraut et à Jean Baylet avant guerre, qui le propulsent préfet régional à 31 ans. Sans scrupule, avide de pouvoir, il accepte de diriger la police de Pétain. Il organise avec zèle la rafle du Vel d’hiv, il propose les juifs étrangers de la zone libre à la déportation nazie et sera au total responsable de la mort de dizaines de milliers de Juifs. Dans les derniers mois, afin de préparer l’avenir il sauve quelques résistants dont Mitterand, et plie bagage.

Après guerre, le salaud sait y faire, c’est un homme de relations, intelligent et beau gosse. Son procès en 1949 lui vaut acquittement. Son ami Baylet siège au sein du jury de députés de la haute cour qui expédie l’affaire en trois jours. À l’annonce de l’acquittement, L’Huma titre « la résistance bafouée ! », Libé parle d’une « minute de dégradation nationale ».

Son protecteur Albert Sarraut lui offre une place à la banque d’Indochine, proche des Radicaux. Il multiplie les relations, les dîners, les poignées de main. Chaban, Daladier, Faure, Mendès-France, Mitterrand font partie de ses fréquentations. Bousquet est un brillant banquier, il est amnistié et c’est alors sans remous qu’il intègre La Dépêche. Au long des années 60, il y place ses hommes et écarte ses adversaires. Jusqu’en 1971. Celui qui a mis la police nationale au service du Reich, de la répression de la résistance et qui a organisé la déportation de dizaines de milliers de juifs, va jusqu’à soutenir, avec la Dépêche, la campagne de Mitterand en 1965 [4].

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Note

Texte publié originellement dans L’Empaillé n°1

L’Empaillé est un journal.
L’Empaillé, même s’il est un journal, aime les farçous.
Et le ratafia (mais le bon).
L’Empaillé, à l’inverse, n’aime pas la Dépêche du Midi. Pas du tout.
L’Empaillé ne parle pas de faits divers sordides ou de sport.
Il a trop à faire.
L’Empaillé, par contre, vous ouvrira volontiers son cœur.
Et ses tripes.
L’Empaillé n’aime pas la pub, même qu’il n’en a pas besoin pour vivre. Vu qu’il n’en vit pas.
L’Empaillé n’aime toujours pas la Dépêche du Midi. Non non non.
L’Empaillé aime les petites histoires et les grandes luttes.
À moins que ce soit l’inverse.
L’Empaillé, lui aussi, est dans l’urgence : continuer à tout prix, à se mettre dans tous ses états.
L’Empaillé est un journal aveyronnais qui a une longue vue, pour aussi regarder ailleurs.
L’Empaillé ne considère pas le mot politique comme un gros mot ou un métier.
L’Empaillé, n’aime vraiment, vraiment pas, la Dépêche du Midi.
À part quand le feu ne prend pas.
Et l’empaillé, à ses heures perdues, aime bien quand le feu prend.

Notes

[1« La Dépêche du Midi et René Bousquet, un demi-siècle de silences » paraît en 2001. S’il est un ex du PCF qui a mal fini (au cabinet de Baudis, ancien maire de centre-droit à Toulouse), Claude Llabres est néanmoins l’un des rares à l’ouvrir sur cette période de La Dépêche. Son livre nous a été utile ici, notamment sur le travail d’archives réalisé

[2« La résistance présente la dépêche », imprimé en 1945, à lire sur http://cras31.info/IMG/pdf/1945. Réquisitoire dressé par douze mouvements, organisations et partis de la résistance.

[3La Dépêche refuse son passé collabo. L’assassinat de son directeur Maurice Sarraut en 1943 par la milice, et la déportation de Jean Baylet de juin 1944 à mai 1945 faisant foi. Mais selon les résistants, « rien ne peut effacer [cette trahison], ni la mort de Maurice Sarraut victime d’une crime de provocation (...)ni la déportation de deux administrateurs ». En effet, trois jours après le débarquement allié, le 9 juin 1944, la Gestapo arrête 350 personnalités au titre de notables, pas pour leur qualité de résistant : on y trouve bien les deux co-directeurs de la Dépêche, mais aussi le banquier Courtois de Vicose, le maire de Toulouse (que les résistants disent « ultra vichyste »), l’évêque de Montauban, le directeur de l’institut catholique de Toulouse qui a lui œuvré pour la résistance, etc

[4Il finance aussi la campagne de Mitterrand en 1974. En 1978, l’histoire refait surface et Bousquet a le feu au cul. En 1981, il est encore reçu à l’Élysée. Le salaud aura été chanceux, et son assassinat en 1993 tombe à pic pour Mitterrand et sa clique, alors qu’un procès pour crime contre l’humanité allait, peut-être, voir le jour.

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