L’impasse du vote et la nécessité de l’insurrectionnalisme

À celles et ceux qui ne peuvent pas s’exposer à la rue, aux milices fascistes, à la violence que l’État déchaîne sur nous via sa police, celles et ceux qui ont peur, et celles et ceux qui, encore pris dans la croyance électoraliste, devinent l’abîme de désespoir qui s’ouvre sous nos pieds quand on comprend que rien ne nous sauvera de la peste brune : c’est parfaitement OK. Beaucoup d’entre-nous (moi y compris, sans doute) iront voter, et nous pouvons – devons – le comprendre. Mais ne jetez pas la pierre sur les abstentionnistes qui, tout en démontrant les impasses du scrutin, cherchent d’autres façons de lutter. Il n’y a certes pas de solution miracle, mais n’acceptons plus d’attendre d’avoir des député·es suffisamment conciliant·es pour obtenir nos droits fondamentaux. Nous ne nous libérerons que par nous-mêmes, et collectivement.

La croyance électoraliste se porte décidément bien. Pourtant, il est temps de reconnaître et d’affirmer partout que, en période de fascisation, se ranger au vote et suivre les partis est un acte largement insuffisant. Qui peut encore prétendre que mettre un bulletin dans une urne aura un quelconque effet sur les fondements mêmes du fascisme ? Les pieux votants, et les pieuses votantes, qui oseraient le dire, oublieraient bien vite que l’attirail institutionnel, tout le vernis démocratique entourant le système électoral, ont permis à l’extrême-droite, sinon d’accéder au pouvoir, de se faire bien voir et de se faire adouber des libéraux en place ! Certains n’ont peut-être pas pris la peine de passer par la case « relooking chic », et ont préféré organiser des coups d’État pour se hisser jusqu’au trône par la violence, c’est vrai ; mais dans le même temps, un Hitler, un Trump, une Meloni, et prochainement – qui sait – un Bardella ou une Le Pen, auront eu tout le luxe d’instrumentaliser la démocratie pour se rendre « présentables ». Merci pour elleux.

Face à l’extrême-droite, notre seul réflexe doit être de nous organiser hors de ces institutions capitalistes, responsables et complices de la montée du fascisme. Le vote est porteur en lui-même d’une politique de compromis, où chaque candidat·e ne fait en réalité que lutter pour ses intérêts de carrière. Or on ne défait pas les fascistes en négociant et en multipliant les compromis avec le capitalisme. Les réformes apportées par l’élection d’un parti ou d’une coalition de gauche se situeront toujours dans la lignée logique d’un système qui ne peut décemment pas s’auto-saboter, ni se « changer de l’intérieur ». Certain·es diront que mettre un bulletin dans une urne pour « limiter la casse » ne coûte rien, et je suis souvent tenté·e d’aller dans ce sens aussi, mais c’est une erreur : concentrer (comme le fait la gauche représentative) tout l’effort de guerre dans l’organisation d’un scrutin, c’est nécessairement délaisser la lutte insurrectionnelle contre le pouvoir et son pendant fasciste. Appeler massivement au vote plutôt qu’à l’organisation et à l’autodéfense populaire, c’est mener la lutte droit dans l’impasse. C’est pour ça qu’il faut se battre contre l’électoralisme en tant que croyance, en tant que croyance d’un changement possible par les urnes. C’est pour ça, aussi, qu’il faut se battre contre tous les apôtres de l’« Union » de la gauche, qui ne cessent de s’allier avec celles et ceux qu’on a déjà vu trahir.
Pensez bien, d’ailleurs, qu’une « union » de la gauche se fera TOUJOURS au profit d’un parti déjà hégémonique, constitué d’intérêts propres, et au détriment des luttes les plus marginalisées : pour obtenir un vote dans son urne, un Ruffin n’hésitera pas (il l’a déjà fait) à jeter sous le bus l’antiracisme, l’antivalidisme, les luttes queers, et bien d’autres. En France, c’est bien la gauche qui porte le projet de loi eugéniste visant à pousser les fols et les handis vers le su*cide assisté, qui prône l’institutionnalisation en IME, et l’internement psychiatrique. Les seul·es diviseur·es de la gauche sont celles et ceux qui, pour une carrière, auront préféré consolider la gauche sur des bases « solides » d’un point de vue blanc, bourgeois, et cis-hétéro, donc validistes, racistes, et queerphobes.

Peut-être faut-il aussi revenir sur la façon dont monte le fascisme, ainsi que ce qui le provoque, pour comprendre que les périodes électorales sont hors de propos, quand il s’agit de lutter. Citons d’abord ce que disent les Enragé·es sur la nature du fascisme :

La bourgeoisie peut compter sur le fascisme pour dénouer l’imbroglio de tensions que créent dans nos vies les effets des multiples contradictions générées par l’actuelle crise du capitalisme à l’échelle mondiale, où la tentation d’une reprise en main énergique par l’État est forte et où la mystique de l’homme providentiel fonctionne à plein. Oui, la tentation du fascisme (un régime fort interclassiste et unitariste, collaborationniste, qui préserve l’essentiel tout en changeant le superflu) est très forte en Europe. A certains endroits, elle est sans doute réalisable, et même déjà en voie de réalisation.
Plus les contradictions internes à la bourgeoisie vont s’aiguiser, plus les effets de ces contradictions vont se faire ressentir dans nos conditions de vie, de travail, d’existence… Et plus cette tentation sera forte dans le prolétariat.
Ce que l’on s’astreint à désigner par ”la gauche” ou ”vraie gauche” ou ”gauche radicale” souffre toujours des mêmes maux que ceux dont elle souffrait dans les années 30 : l’économisme, notamment dans l’analyse du stade impérialiste du capitalisme, l’absence de ligne de classe et l’abandon progressif de l’internationalisme prolétarien.
Le fascisme n’arrive pas comme un éclair dans un ciel serein.
C’est un régime politique, une forme d’exception de l’État bourgeois, qui est l’aboutissement d’un processus, et ce sont toujours les gouvernements bourgeois ”démocratiques” qui commencent par prendre des mesures réactionnaires afin de tenter notamment de résoudre les contradictions que crée la crise (de croissance) du Capital.

On fera difficilement plus clair. Retenons plusieurs choses de cet extrait et regardons-les à la lumière de notre époque : le fascisme est une conséquence de la politique bourgeoise, un stade suprême du capitalisme transformé en régime autoritaire par des périodes de crises et d’intenses contradictions internes. Pour cette raison, les causes de la montée du fascisme sont à chercher hors des périodes électorales, et par conséquent on ne saurait en chercher les solutions dans le scrutin universel. L’élection n’est que l’enregistrement d’un score, le compte-rendu d’un état qui peut, effectivement, annoncer une tempête plus grave que ce que l’on s’imaginait. Blâmer la minorité idéologiquement abstentionniste, et la rendre responsable du danger d’extrême-droite, c’est faire un non-sens politique et historique : ce sont les politiques libérales, cousines germaines du fascisme, qui plantent les premiers germes ; ce sont les médias, quand ils invitent les démagogues fascistoïdes et quand ils sont aux mains de milliardaires racistes, qui propagent sans honte la peste brune ; ce sont les fondements mêmes de notre société – bâtie sur le tri social, cimentée au sang des peuples colonisés, tenue debout par le racisme de sa police et de ses institutions, prévue pour former, dès l’enfance et via l’école, les individus à ne pas sortir du rang – ce sont les racines mêmes de la société qui contiennent dans leur ADN la métamorphose fasciste ! C’est aussi notre gauche parlementaire, si acquise aux stratégies de conservation de ses propres intérêts (la famille Le Pen doit en grande partie son succès politique et médiatique à François Mitterand) qui, par toujours incapable de nommer le racisme, la suprématie blanche, la colonisation, n’a jamais su proposer de défense convenable contre le fascisme. Face aux innombrables vidéos et photos de violences policières – lynchages, humiliations, meurtres, gazages… – que proposent, concrètement, nos promis·es à la députation ? Une police de proximité ! Mais Nahel pourrait se faire assassiner dix fois par jour, qu’il y aurait toujours un front de gauche pour marteler que la police est réformable, qu’il faut s’en remettre à la justice d’État pour obtenir punition plutôt que réparation. Ainsi coule, tel un long fleuve tranquille, le morne cours de l’ordre racial.

Comment donc voulez-vous qu’une gauche représentative, celle-la même qui montre tant d’amour à l’esprit institutionnel, puisse être décisive d’une quelconque façon ? Limiter la casse, oui, je le veux bien. Mais appeler à voter sans appeler, dans le même temps, à la grève et à l’insurrection, c’est une démarche carriériste et criminelle. Et si, par un étrange miracle, le Nouveau Front Populaire obtenait une majorité à l’Assemblée et parvenait à appliquer son programme, croyez-vous que nous serions sorti·es d’affaire ? Que la société serait débarrassée du fascisme ?

Mais la France est mûre pour le fascisme, avec ou sans les voies pavées de bonnes intentions du scrutin universel. Qu’est-ce qui empêcherait une telle puissance d’organiser un coup d’État ? Le socialisme au pouvoir devra se préparer à la probable tentative conjointe des forces militaires, policières, et miliciennes, de l’en déloger. Nous avons souvent répété que l’extrême-droite ne rend jamais le pouvoir docilement ; mais tout indique que l’inverse est aussi exact : qu’elle voudra s’en emparer en cas de défaite, ou de victoire jugée insuffisante. Le carriérisme des cadres politiques étouffe la lutte sociale, la grime en lutte pour la conservation de leurs intérêts particuliers. Gardons bien à l’esprit que les politicien·nes de gauche les plus radicaux·ales en apparence ont tout de même préféré un siège de député·e au pavé des foules insurgées.

L’histoire des partis politique jusqu’à nos jours est l’histoire des trahisons ! Le Front Populaire de 1936 envoya sa police contre les grévistes qui, par la lutte, parvinrent tout de même à conquérir les congés payés. Et quand le Nouveau Front Populaire se sera bien viandé comme il faut aux élections (que peut-on attendre des voies institutionnelles dans une société ultra-fascisée ?), vous verra-t-on enfin appeler à l’insurrection avec autant d’efforts que vous l’avez fait pour le vote ? Je crains de connaître déjà l’issue de la fable.

Mon ton est amer, mais il est de circonstance. Je veux tout de même adresser un mot plus doux et plus compatissant pour celles et ceux qui ne peuvent pas, pour diverses raisons (qui n’ont pas à être justifiées), faire autre chose que voter. À celles et ceux qui ne peuvent pas s’exposer à la rue, aux milices fascistes, à la violence que l’État déchaîne sur nous via sa police, celles et ceux qui ont peur, et celles et ceux qui, encore pris dans la croyance électoraliste, devinent l’abîme de désespoir qui s’ouvre sous nos pieds quand on comprend que rien ne nous sauvera de la peste brune : c’est parfaitement OK. Beaucoup d’entre-nous (moi y compris, sans doute) iront voter, et nous pouvons – devons – le comprendre. Mais ne jetez pas la pierre sur les abstentionnistes qui, tout en démontrant les impasses du scrutin, cherchent d’autres façons de lutter. Il n’y a certes pas de solution miracle, mais n’acceptons plus d’attendre d’avoir des député·es suffisamment conciliant·es pour obtenir nos droits fondamentaux. Nous ne nous libérerons que par nous-mêmes, et collectivement.


Traviole.

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