L’identité en crise : l’anti-woke gauchiste est une connerie

Quand la critique des « politiques identitaires » n’est qu’un argument pour obtenir une représentation de classe au sein du capitalisme, ignorant le but que nous devrions rechercher : abolir les classes sociales et le capitalisme.

NdT : woke (éveillé) : conscient des différentes oppressions racistes et classistes systémiques et de la nécessité de l’intersectionnalité, en gros.

Cet article, initialement publié en anglais sur libcom.org, est une réponse au débat houleux qui est en cours, qui voudrait opposer les questions de politique identitaire aux questions de lutte des classes. Il démonte les textes d’Adolph Reed Jr, non pas parce qu’il serait le pire critique de ces politiques identitaires, mais parce que c’est un des meilleurs dans cet exercice.

Notes de la traduction : Adolph Reed Jr est un professeur de sciences politiques états-unien spécialiste des questions raciales. C’est un critique récurrent des politiques identitaires et de l’antiracisme, en particulier de leur rôle dans la politique noire aux États-Unis.
Par ailleurs, afin d’éclairer le titre, une personne « woke » se définit comme étant consciente de toutes les injustices et de toutes les formes d’inégalités, d’oppression qui pèsent sur les minorités, du racisme au sexisme en passant par les préoccupations environnementales et utilisant généralement un vocabulaire intersectionnel.

La critique des politiques identitaires d’Adolph Reed Jr se fonde sur une analyse de la réponse du capitalisme américain aux mouvements de libération noirs des années 70 et de leur cooptation comme méthode de sape. Il a mené une large enquête sur les relations entre race et classe, et la façon dont les politiques fondées sur "la race d’abord" ont été utilisées pour pacifier la lutte des classes aux États-Unis.

Cependant, en ignorant les questions de classe et les politiques révolutionnaires des participant·e·s des mouvements de libération noirs des années 60, Reed finit par les rejeter en bloc, en faveur d’une politique de représentation de classe qui ne prendrait pas en compte la couleur, par les leaders syndicaux et les politicien·ne·s socialistes.

Note de l’auteur : quand on parle de "politique identitaire", ça peut vouloir tout dire, de la promotion de personnes noires et de femmes au sein du parti Démocrate, des lois pour l’accès aux toilettes publiques pour les personnes trans, la répression des abus sexuels, de l’intersectionnalité ou des émeutes urbaines contre les violences policières. Plutôt que d’essayer de limiter la définition ou d’utiliser plusieurs alternatives comme "politiques identitaires progressistes fondées sur la démocratie représentative" ou "praxis communiste nourrie par l’intersectionnalité", ce texte va globalement suivre Reed en considérant les politiques identitaires comme une ou l’ensemble de ces choses selon le moment, et se fonder sur des exemples historiques et concrets pour clarifier le propos.

Reed porte un regard critique sur les politiques d’identité depuis des décennies. L’ouvrage de son pair Cédric Johnson "De révolutionnaires à leaders raciaux" décrit le processus par lequel les mouvements noirs radicaux des années 60 ont été cooptés et désarmés dans les années 70, menant à un basculement par beaucoup vers l’élection de représentant·e·s noir·e·s à l’échelle locale ou de l’État (pas au niveau fédéral, NdT). Se basant sur les travaux de Johnson, John Clegg a évoqué dans "Brooklyn Rail" (lien en anglais) le rôle de la représentation noire à Baltimore, où les policiers et politiciens noirs ont maté les mouvements qui ont suivi le meurtre de Freddie Gray par la police.

Cependant, Reed fait plus que pointer l’importance de la classe politique noire dans la gestion des travailleur·euse·s noir·e·s. Il va plutôt rappeler que la classe politique noire est issue des mouvements de libération.

Bien que la vie des noir·e·s en général ne se soit pas considérablement améliorée au-delà de la fin de la ségrégation, dans les années 70 certaines catégories de la communauté noire y ont effectivement gagné. C’est une conséquence directe de l’activisme des années 60 : de l’interaction du « mouvement » et de la logique de cooptation du capitalisme gestionnaire. Cette version des faits qui met en exergue les « avancées des années soixante » ne peut pas définir ce que serait la « satisfaction » [des revendications] parce que cette interprétation constitue l’idéologie de ceux qui précisément ont bénéficié des événements des 1960s au sein de la communauté noire [les leaders issus des classes moyennes noires] [1]

L’étude de ce processus par Reed le mène à un rejet des politiques antiracistes en général [2]. Il en conclut plutôt que la notion de classe est responsable du maintien des inégalités raciales : des centaines d’années d’esclavage, des décennies de Jim Crow, le redlining (https://fr.wikipedia.org/wiki/Redlining), etc. ont mené à une classe ouvrière à forte proportion de personnes noires et racisées. Selon lui, avec l’arrivée des politiques anti-discriminatoires dans les années 60, la destruction par le néolibéralisme de l’État-providence et de la sécurité de l’emploi dans les années 70, c’est maintenant la domination de classe qui maintient ces divisions de race et de classe plutôt que la discrimination légale :

Je suis de plus en plus convaincu qu’une cause probable est que la ligne raciale est en fait une ligne de classe, une ligne qui est tout à fait compatible avec la redéfinition néolibérale de l’égalité et de la démocratie. Elle reflète la position sociale de ceux qui bénéficient d’une vision du marché comme un système juste, efficace ou même acceptable pour récompenser le talent et la vertu et punir leur contraire et que, ainsi, la suppression de barrières « artificielles » à son fonctionnement comme la race et le genre vont le rendre encore plus juste et plus efficace. [3]

Avec l’augmentation des expulsions de migrant·e·s, la militarisation de la police, et les gaz et flashballs tirés à Ferguson et Baltimore sous la présidence Obama, cette critique de la représentation noire dans la politique politicienne qui améliorerait la vie de la classe laborieuse noire reste d’actualité. La machine démocrate et les commentateurs libéraux ont souvent réagi à toutes les critiques politiques contre Cory Booker et Kamala Harris cette année (2017) par des accusations de racisme (la figure du « Berniste sexite et raciste », ou « alt left »), même quand ces critiques émanent de communistes ou de sociaux-démocrates noirs). On peut donc constater que cette stratégie centrale continue, et qu’elle a recruté au passage le partisan des écoles privées et fondateur de Campaign Zero, Deray McKeson, candidat à la mairie de Baltimore en 2016 et soutien d’Hillary Clinton. Cela n’est pas resté limité au parti démocrate non plus, l’ancien leader des Black Panthers Eldridge Cleaver s’étant présenté au Sénat en tant que républicain en 1986 [4].

Reed n’est pas seulement critique du mouvement de libération noir, il est critique des politiques identitaires en général :

Le mouvement pour les droits civiques et du Black Power ont ouvert la route pour l’avènement de cette nouvelle ère : l’engagement du féminisme dans la même impasse que les mouvements noirs en a été un remake ridicule [5]

En lisant plus de textes de Reed ces dernières années, et en voyant à quel point il fait référence dans les débats sur les politiques d’identité, j’ai remarqué des défauts majeurs, à la fois dans son analyse historique et dans les solutions qu’il propose pour dépasser les limites des « politiques d’identité néolibérales ». C’est lié à un dénigrement de ceux qu’il critique comme « anti-marxistes », alors que son travail est lui-même truffé de références à Marcuse et à l’école de Francfort.

En forgeant une narration historique allant du black power à l’état de fait de « personnes noires haut-placées », Reed met de côté les composantes des mouvements des années 60 qui étaient farouchement opposées à cette issue peu glorieuse, et qui par ailleurs étaient déjà conscientes des risques qu’elle se produise.

Fred Hampton était leader des Black Panthers en Illinois, et a été déterminant dans l’organisation de la coalition arc-en-ciel, qui incluait entre autres les Young Patriots et les Young Lords. L’idée était d’unifier les luttes basées sur l’identité raciale autour de clivages de classe.

Hampton a été assassiné par la police de Chicago en 1969, mais bien qu’il n’ait eu que 21 ans à sa mort, il formulait très clairement que la libération des noir·e·s était liée à l’abolition du capitalisme :

Nous ne pensons pas qu’il faille lutter par le feu contre le feu, nous pensons que l’eau convient mieux. Nous n’allons pas combattre le racisme par le racisme, mais par la solidarité. Nous n’allons pas combattre le capitalisme par le capitalisme noir, mais par le socialisme. Nous nous sommes levés et nous disons que nous n’allons pas combattre des flics réactionnaires et des procureurs réactionnaires comme Hanrahan sans autre réaction de notre part. Nous allons combattre leur réaction en nous regroupant tou.te.s pour une révolution prolétarienne internationale. [6].

Quand une question lui a été posée sur Fred Hampton lors d’une interview récente à propos de Ta-Nehisi Coates et Bernie Sanders, Reed s’est focalisé sur les éléments les plus réactionnaires du nationalisme noir plutôt que de faire une présentation même sommaire des implications des positions de Hampton.

Reed a aussi rejeté explicitement l’intersectionnalité, la réduisant à du vulgaire activisme universitaire et une extension des politiques identitaires néolibérales, ignorant qu’elle est née des travaux des féministes noires justement à propos des échecs des luttes des années 60.

En fait, il est difficile voire impossible de trouver des exemples de Reed évoquant Hampton, ou de l’émergence de groupes comme le Dodge Revolutionnary Union Movement (DRUM) ou la ligue des travailleurs révolutionnaires noirs (LRBW). Le DRUM naît de deux événements, le soulèvement de Détroit de 1967, et la grève sauvage de polonaises âgées et de jeunes travailleurs noirs de l’usine Hamtramck. C’était aussi à l’époque des groupes révolutionnaires comme Facing Reality liés à CLR James (en exil au Royaume-Uni) et Martin Glaberman, et le Corresponding Publishing Committee lié à Grace Lee Boggs (qui constituaient un seul groupe jusqu’à une scission en 1962, et tous deux étaient encore présents à Détroit).

Il est possible que cette difficulté à trouver ces exemples soit dûe à une connaissance insuffisante des travaux de Reed, et qu’il mentionne en effet ces groupes. Pourtant, leur existence et leurs idées posent des problèmes significatifs aux limites que Reed voudrait trouver aux politiques identitaires. Leur insistance sur l’auto-organisation des travailleur·euse·s contre ET les hiérarchies syndicales ET les employeurs, qui reflète et influence la transition de Facing Reality vers une position communiste explicitement antiétatique, est en opposition directe avec l’espoir de Reed que « les syndicats » puissent être ressuscités dans une coalition avec un parti socialiste.

Si on examine les interventions de Reed dans le jeu politicien, il a été membre du Conseil national d’interim du Labor Party, et plus récemment il était impliqué dans la campagne « les travaillistes pour Bernie ». Le voici expliquer pourquoi il s’est impliqué :

Ce qui m’a plu avec la campagne de Sanders en général est que bien évidemment j’aime bien ce qu’il dit [...] Il est devenu en quelques sortes un véhicule pour rassembler les gens du mouvement travailliste, des gens avec du cachet et qui représentent des choses dans le mouvement travailliste qui eux-mêmes sont prêts à, une fois de plus, pousser vers la création d’une politique de classe ouvrière indépendante.

Il y a une connexion avec le Labor Party. Vous avez probablement déjà vu que les Infirmières Nationales Unies (National Nurses United) soutiennent Sanders. Je veux dire qu’elles faisaient partie du Labor Party. Le président du Syndicat des Transports est à bord. Il faisait partie du Labor Party avant d’être président. Mark Dimonstein, qui est président du Syndicat Américain des Postiers est aussi un militant du Labor Party. Il y a assez de gens autour avec ce genre d’engagements à construire une politique de classe ouvrière.

La campagne « les travaillistes pour Bernie » les rassemble. Il y a une liste de plus de 30 000 syndicalistes qui ont signé l’appel. [...]
Ce que beaucoup de gens, surtout des jeunes, ne comprennent pas est qu’à moins d’être couvert par un contrat syndiqué, les seuls droits qu’on a au travail sont des droits contre la discrimination. Mais l’application effective des lois anti-discrimination est si faible qu’on peut tout aussi bien dire que les seuls droits qu’on a au boulot sont liés aux contrats syndiqués. [7]

Exit l’examen minutieux des récupérations de la cause noire lorsque Reed commence à parler des syndicats ou de Bernie Sanders. Un bilan de ce qu’ont laissé le DRUM et le LRBW nécessiterait de se rendre compte qu’au-delà d’être une organisation de travailleur·euse·s noir·e·s au sein d’un syndicat, ces personnes ont dû se battre contre leur syndicat (entièrement mené par des blancs) ET leur employeur.

Ceci n’est pas un schéma historique isolé mais bien quelque chose qui se répète à travers l’histoire du mouvement ouvrier, aussi bien aux États-Unis qu’à l’international. Dans son ouvrage Grèves en temps de guerre (Wartime strikes), Glaberman décrit le combat d’ouvriers contre les contrats anti-grèves que les syndicats avaient signé durant la Seconde Guerre mondiale. Jeremy Brecher, lui, explicite dans le journal Strike à quel point étaient nombreuses les actions « sauvages » contre la hiérarchie syndicale, pendant les grèves massives dans l’histoire des États-Unis, depuis la grève des chemins de fer jusqu’à la vague d’après-guerre.

Depuis sa fondation, le syndicat IWW (Industrial Workers of the World, un des plus grands syndicats aux États-Unis) s’est engagé dans ce qu’il appelle le "syndicalisme de solidarité", aidant les travailleur·se·s noir·e·s et migrant·e·s à s’organiser lorsqu’ils et elles étaient exclu·e·s du mouvement syndical majoritaire. Il se concentrait sur l’obtention de concessions aux employeurs via l’action directe des travailleur·se·s, qu’il y ait ou non un "contrat syndical" en vigueur (NDT : accord d’entreprise / convention collective). Le IWW Local 8 sur les docks de Philadelphie en est un des exemples précurseurs. Ce que Reed propose comme un retour aux politiques de lutte des classes se révèle en fait être une résurrection des institutions syndicales elles-mêmes, dans une coalition qui soutiendrait les candidats électoraux socialistes. À nouveau, ceci ignore à la fois l’histoire des candidats électoralistes socialistes en général, mais aussi l’histoire spécifique de Bernie Sanders qui chapeauta la gentrification et l’augmentation des loyers dans son fief de Burlington dans les années 80.

Ce que nous voyons donc est une mise au pilori des "politiques identitaires" qui seraient responsables des échecs des luttes des années 60, menant à une politique de représentation des noir·e·s agissant comme une forme de contrôle.

Plutôt que de parler ici de "politiques identitaires", je lierais ces échecs à la politique de représentation électorale elle-même, et au rôle des ouvrier·ère·s et travailleur·se·s agissant au sein du capitalisme plutôt que contre lui.

Lorsqu’on l’a questionné sur les erreurs des Black Panthers (BP), l’ancien membre des BP et anarchiste Lorenzo Kom’Boa Ervin a dit la chose suivante :

Je commencerais par la structure même de l’organisation. Une des choses qui est saillante dans mon esprit est comment le BPP (Black Panthers Party) n’a pas réussi à résoudre la question du leadership. Les meneurs ne rendaient pas de comptes aux membres. Après qu’il soit devenu évident que Huey Newton était clairement non-valide (pour le dire gentiment — il souffrait de paranoïa, qui n’était pas aidée par la consommation de grandes quantités de cocaïne et une overdose de pouvoir) nous n’avons pas été capables de le révoquer.
C’est toute la question qui oppose les organisations régies par des cadres d’une part, et les structures se fondant sur une base plus large d’autre part. Les cadres sont juste les bras, les yeux et les oreilles des meneurs de ces structures. Les organisations devraient être fondées sur des bases plus larges ; enracinées dans et contrôlées par les communautés. Il me semble que je me retrouve davantage dans les politiques du SNCC (NDT : Student Nonviolent Coordinating Committee, littéralement « Comité de coordination non-violent des étudiants »). Si on pouvait fusionner les deux et avoir une organisation large, avec une position militante précise, je pense qu’on aurait une chance de construire un mouvement de masse et de se protéger de la répression. [8]

Ervin dit aujourd’hui en substance ce que Hampton aurait pu dire à l’époque, « il peut y avoir d’un côté l’autonomie (certainement pour les luttes noires et féministes) - et en même temps il peut y avoir l’unité de classe ». Ici, il est mis simultanément en avant le fait de s’organiser de manière autonome en se fondant sur l’identité, et la lutte collective fondée sur la classe sociale. Sa critique porte sur le manque de responsabilité des dirigeants du mouvement révolutionnaire qu’a été le BPP. Elle porte aussi sur l’attention insuffisante donnée à la fois aux politiques identitaires ou à la lutte des classes : ce manque d’attention sur deux fronts est vu comme un facteur de division, ce n’est pas la tentative de concilier les deux enjeux qui affaiblit le mouvement.

Robin D. G. Kelley a discuté de l’inséparabilité de l’identité et de la classe en 1997, dans un essai qui anticipe une grande partie des discussions des 20 dernières années, et que je vous invite à lire dans son intégralité :

Je ne sais pas combien de fois on m’a dit « Ne les attaque pas, iels sont de notre côté ! » [...] Le groupe Gitlin/Tomasky fait la grossière erreur de faire mine que les mouvements de lutte autour des problématiques de race, de genre et de sexualité sont de manière inhérente des luttes étroites et particularistes. L’incapacité à considérer ces mouvements sociaux comme essentiels à l’émancipation de tou·te·s reste la pierre d’achoppement fondamentale empêchant la construction d’une politique profonde et durable fondée sur la classe. [9]

C’est à ce stade que nous passons à l’accusation d’anti-marxisme faite par Reed :

J’ai été frappé par le niveau d’anti-marxisme viscéral et vitriolique que j’ai vu chez cette partie des défenseur·euse·s de l’antiracisme comme politique. Ce qui motive cet anti-marxisme n’est pas clair pour moi, car il prend la forme d’omissions malhonnêtes plutôt que d’arguments directs. De surcroît, ces omissions vont en général avec une reconnaissance vide de sens que « bien sûr, nous devrions nous opposer au capitalisme », quoi que cela puisse signifier. Quoi qu’il en soit, cet anti-marxisme rappelle ces discours de droite — dont beaucoup se font passer pour libéraux — dans lesquels il suffit d’invoquer le mot « marxisme » pour disqualifier l’argument ou la position du camp opposé. [10]

Nous n’avons pas besoin ici de défendre la « politique anti-raciste » en expliquant en quoi elle serait « marxiste » : notre objectif ici n’est pas de départager ce que sont le « marxisme » ou la « politique anti-raciste », mais plutôt d’expliquer clairement comment les luttes fondées sur la race et le genre font partie intégrante de l’Histoire de la lutte des classes.

Cependant, étant donné que nous risquons d’être assigné·e·s à cette catégorie d’« identitaires intersectionnels antimarxistes » ou même « néolibéraux », nous pouvons nous pencher sur les écrits de Marx lui-même pour savoir comment il considérait les relations de classe.

Même dans les premiers écrits de Marx et Engels en 1845, le prolétariat n’est pas considéré comme une catégorie sociale qui devrait être mieux représentée et devrait défendre ses intérêts au sein du capitalisme, mais il est plutôt désigné comme un des camps d’un rapport social, chargé d’abolir à la fois le Capital et lui-même en tant que classe :

Le prolétariat au contraire, est contraint, en tant que prolétariat, à s’abolir lui-même, et par conséquent à abolir son contraire, la propriété privée. Car c’est celle-ci qui détermine son existence et qui le fait prolétariat. C’est le côté négatif de l’antithèse, son agitation en son propre sein, la propriété privée dissoute et auto-dissoute. [11]

Beaucoup plus tard, dans la Critique du programme de Gotha [12], Marx a vivement critiqué la substitution lassallienne du programme d’auto-abolition prolétarienne par un programme de redistribution des biens sous le capitalisme et au sein de l’État-nation :

[...] C’est alors seulement que l’horizon étroit du droit bourgeois pourra être dépassé dans son intégralité, et que la société inscrira sur ses drapeaux la devise suivante : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !
Je me suis particulièrement étendu sur le « produit intégral du travail », ainsi que sur le « droit égal », le « partage équitable », afin de montrer combien criminelle est l’entreprise de ceux qui, d’une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd’hui qu’une phraséologie désuète, et d’autre part, faussent la conception réaliste inculquée à grand’peine au Parti, mais aujourd’hui bien enracinée en lui, et cela à l’aide des fariboles d’une idéologie juridique ou autre, si familière aux démocrates et aux socialistes français.
[...]
Le socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démocratie) a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition. Les rapports réels ayant été depuis longtemps élucidés, à quoi bon revenir en arrière ?

Ainsi, ce qui passe pour un « marxisme » auto-identifié est malheureusement souvent enraciné dans cette social-démocratie lassallienne réchauffée plutôt que dans les propres idées de Marx. La scission qui s’opère n’est donc pas dans l’électoralisme en tant que tel ; elle est plutôt située dans la conception d’une politique de classe comme puissance relative de la classe ouvrière en tant que catégorie sociale (littéralement, « classe sociale ») en compétition pour la gestion de la production capitaliste, plutôt que comme une lutte pour l’abolition du Capital. Ce n’est un sujet ni neuf ni théorique, car il a été à l’origine de scissions fondamentales dans le mouvement ouvrier : le communisme des conseils du KAPD (NDT : Kommunistische ArbeiterPartei Deutschlands, le parti communiste ouvrier d’Allemagne) et de l’AAUE (NDT : Allgemeine Arbeiter-Union – Einheitsorganisation, l’organisation unitaire de l’union générale des travailleurs) et l’anarcho-syndicalisme de la FAUD (NDT : Freie Arbeiter-Union Deutschlands, l’union libre des travailleurs allemands) en opposition au SPD (NDT : parti socialiste allemand) d’une part ; et la formation du Comité de publication par correspondance (précurseur de Facing Reality) après la scission du SWP (NDT : Socialist Workers Party, parti socialiste des travailleurs) d’autre part forment deux exemples.

Revenons à Reed :

Ce qui nous préoccupe, ou devrait nous préoccuper, est la tendance dans certains courants de gauchistes exubérants à proclamer des coalitions programmatiquement diffuses, et à subordonner le programme de classe à une politique identitaire anti-solidaire. Je pense que nous devrions nous appuyer sur les aspects les plus visionnaires du programme ; par exemple, la demande pour un enseignement supérieur public gratuit, des soins de santé dé-marchandisés, etc. la lutte vitale pour sortir de l’Accord de partenariat transpacifique, et oui, bien sûr, contre les discriminations fondées sur la race, le genre, l’orientation sexuelle, etc. et aussi contre la police néolibérale et contre l’appareil carcéral public/privé en expansion constante, que nous devons comprendre — et devons nous assurer que les autres le comprennent aussi — comme relevant d’une problématique de classe.
[...]
En quoi serait-ce du « réductionnisme économique » que de faire campagne sur un programme qui cherche à unir la classe ouvrière dans toute sa diversité, autour de préoccupations partagées dans toute la classe, au-delà de la race, du genre ou d’autres lignes d’oppression ? Ironiquement, désormais dans la politique états-unienne, il y a une gauche pour laquelle toute référence à l’économie politique peut être qualifiée de « réductionnisme économique. »

Nous voyons ici la limitation fondamentale de ce « marxisme ». Plutôt que l’opposition de la classe ouvrière au capital, il s’agit plutôt d’une opposition entre une politique de « classe » axée sur le bien-être social libéral et une politique « identitaire » fondée sur l’anti-discrimination et la diversité. C’est une opposition entre la redistribution et la reconnaissance [13].
Nous ne voulons ni la reconnaissance, ni la redistribution au sein du capitalisme (sans pour autant lutter contre la reconnaissance ou la redistribution, car elles peuvent parfois réduire les préjudices à court-terme), mais plutôt une lutte des classes révolutionnaire aboutissant à une réorganisation fondamentale de la société, c’est pourquoi nous rejetons complètement cette dichotomie.

Reed a raison de dire que les lois qui protègent l’emploi et les libertés publiques sont l’aboutissement de « mouvements sociaux » plutôt que d’activité électorale en soi, cependant il disqualifie très rapidement toute activité qui n’est pas le fruit d’une institution reconnue comme « de gauche ». Ceci passe sous silence que de nombreuses concessions faites au mouvement des droits civiques survinrent à la suite des insurrections urbaines, tout autant que des organisations formelles et des marches :

Ce genre de politique est aussi, comme nous l’avons vu au moins depuis Black Power, un nid d’arnaques. Et toutes les conneries New Age reprises par le millenials concernant l’absence de meneurs ou de structures cachent le fait que l’absence de mécanismes de responsabilité permettent à quiconque de dire n’importe quoi, ou de nier quoi que ce soi, au nom du « mouvement ». On surestime la signification politique des manifestations ; et un problème lié qu’on connaît trop bien est qu’on confond militantisme et radicalisme, ce qui contribue à exagérer la signification d’éruptions comme celles liées à Black Lives Matter. Le militantisme est une posture ; le radicalisme est lié à un programme de transformation sociale, et des manifestations ne mettent pas nécessairement en cause du tout les relations de pouvoir [14].

Cette dichotomie entre classe et identité n’est pas du tout ce qui se présente à nous si on regarde précisément l’histoire de la lutte des classes, plutôt que de se référer largement au « marxisme » ou au « matérialisme historique ».
Ce qu’on constate plutôt ce sont des luttes de travailleurs et travailleuses qui vont au-delà et même contre les institutions qui prétendent les représenter, que ce soient des partis politiques ou des syndicats. Et ceci se fait souvent en réaction à des divisions basées sur la race ou le genre. Les luttes des travailleurs noirs ou des femmes contre le racisme et la misogynie ne se firent pas simplement pour réclamer une « égalité des chances » au sein du capitalisme, mais souvent pour questionner l’inégalité structurelle et les abus à l’intérieur même des syndicats et des organisations révolutionnaires : c’est le cas du Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM) ou des Mujeres Libres durant la guerre civile espagnole. Eldrige Cleaver était à la fois un meneur sans mandat des Black Panthers qui se vantait de violer des femmes, et plus tard un candidat Républicain au Sénat tenant des positions anti-avortement. Est-ce trop ou trop peu de politiques identitaires que l’on doit tenir pour responsable de cette constante misogynie ?

Dans ce cadre, à la fois des « politiques identitaires libérales » et des « politiques de classe » ont mené à une intégration plus poussée dans le capitalisme ainsi qu’à la promotion de représentant·e·s et d’institutions, que ce soit des politicien·ne·s noir·e·s ou des syndicats contre la classe ouvrière encore racialisée.
Nous devons donc voir la lutte des classes non pas comme une affirmation de la classe ouvrière dans le capitalisme, mais comme l’abolition de la classe ouvrière et du capital. Ceci signifie qu’il faut reconnaître non seulement l’absorption des luttes contre la discrimination à l’intérieur du capitalisme, mais aussi la digestion du « mouvement ouvrier » par les gestionnaires du capitalisme, contre les travailleur·se·s et conservant les divisions basées sur des identités assignées : des restrictions sur la couleur de peau dans des professions, ou plus récemment le soutien du syndicat AFL-CIO et de Jeremy Corbyn pour un contrôle plus strict de l’immigration.
En conséquence le capital reproduit les divisions de race et de genre à travers le rapport de classe, et ces divisions elles-mêmes minent les luttes contre le capital et la domination de classe. Ces divisions et l’affaiblissement subséquent des luttes contre le capital ne sont pas causés par les actions de celleux qui œuvrent à éliminer le racisme et la misogynie ; elle résultent des appels abstraits à « l’unité » qui invisibilisent les fractures de pouvoir liées à la race, au genre, à la classe sociale, à un handicap etc.
On doit faire face à ces fractures si on veut les dépasser. Nous ne devrions pas opposer la représentation noire à la représentation de classe mais opposer une lutte des classes autogestionnaire à ces deux formes de représentation.

Pragmatiquement parlant, bien que nous soyons opposés au travail salarié et à l’État, nous sommes souvent pris dans les luttes défensives - contre le vol de salaire ou la restriction de services publics. Comment réconcilier l’opposition au salariat avec les luttes pour des plus hauts salaires ? Ou l’opposition à l’État avec les combats pour le logement social ? Comment lier ces luttes du quotidien avec les mobilisations à grande échelle comme celles de Ferguson en 2014 ou les manifestations contre le « Muslim Ban » en 2017 ?

L’IWW et son comité de défense général, des réseaux de solidarité comme SeaSol et le modèle proposé par Fighting for Ourselves par SolFed au Royaune-Uni donnent une manière de lier des luttes défensives disparates sur le vol de salaire, les expulsions, les déportations, l’autodéfense contre des groupuscules d’extrême-droite et la police en une opposition unitaire au salariat et au capital. Des groupes comme Project Salvage se sont concentrés sur le combat contre la misogynie et l’abus au sein de groupes activistes, de manière similaire à ce qu’avaient fait leurs prédécesseures des Black Panthers et des Mujeres Libres.

De cette manière, lutter pour des causes « particulières » qui n’affectent pas tous les travailleurs (de manière égale, ou du tout) peut être une condition d’une convergence des luttes. Ceci peut se constater de manière répétée, des violences sexuelles menant au départ de nombreuses personnes de mouvements tandis que les agresseurs sont protégés par les hiérarchies de partis ou de syndicats, ou par des personnalités charismatiques dans les mouvements plus informels. Tandis que les accusations de « division » et de « politique identitaire » sont invariablement jetées à la figure de celleux qui s’opposent aux violences sexuelles, c’est la violence elle-même qui empêche l’unification des luttes. Le racisme joue souvent un rôle similaire, et de cette manière les efforts anti-racistes — ici compris comme une lutte des classes auto-organisée — peuvent être une condition nécessaire de l’unité de classe, plutôt qu’une étape inévitable vers la représentation noire et le néolibéralisme managérial. Les luttes autonomes émergent souvent quand ces efforts sont bloqués, comme une tentative de contourner ledit blocage. L’exemple susmentionné de DRUM à Detroit est un exemple flagrant.

L’unité de classe contre le capitalisme ne peut pas se réaliser à partir d’appels abstraits à l’unité. La plupart du temps, ces appels sont une manière de rallier des soutiens à une politique publique ou à un parti. L’unité doit plutôt se construire à partir de mouvements hétérogènes qui luttent contre le capital et l’État. Plutôt que de taxer de vulgaire « politique identitaire » les mouvements contre la police et la violence aux frontières, contre les coupes des budgets, contre la violence domestique, pour l’accès des personnes trans au système de soin, nous devrions plutôt reconnaître ceux-ci comme essentiels dans un mouvement contre le capitalisme. Le soutien qu’ont affiché Sanders et Corbyn à la police et aux contrôles aux frontières n’est pas un simple accident ou une erreur politique malheureuse ; c’est une composante essentielle d’un projet qui repose sur l’administration du capital par l’État.

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