L’État contre le capital ?

Le texte « L’État contre le capital ? », extrait du premier numéro de la revue communiste Agitations, se demande s’il existe un « bon État » qui prodigue des politiques sociales, à opposer à un « État policier » uniquement répressif ? En revenant sur les différentes formes historiques de l’État, nous élaborons ici une critique de ce dernier comme élément fonctionnel du capital.

La question de l’État est au centre des théories révolutionnaires depuis la naissance du mouvement ouvrier. Structure de domination politique par excellence, sa machinerie complexe le rend difficile à appréhender. Existe-t-il un « bon État » qui prodigue des politiques sociales, à opposer à un « État policier » uniquement répressif ? Et surtout, un tel État-Providence est-il toujours possible ? En revenant sur ces différentes formes de l’État et en les situant historiquement, ce texte se propose d’élaborer une critique de l’État comme élément fonctionnel du capital.

Dans les démocraties occidentales contemporaines, l’État se trouve au cœur des luttes sociales et se positionne, dans la plupart des conflits, comme l’interlocuteur immédiat pour obtenir satisfaction. Son action politique est supposée répondre à une revendication émanant du « mouvement ouvrier », de la « société civile » voire du « peuple », selon le discours déployé par les protagonistes qui mènent la lutte. Que ce soit dans la perspec­tive citoyenniste qui vise à accorder l’action publique avec la volonté populaire qu’elle est censée représenter, ou lors des mouvements syndicaux qui s’adressent à lui comme un médiateur dans le conflit contre la classe capi­taliste, l’État est perçu comme un instrument politique neutre que chaque camp pourrait faire plier en sa faveur.

Ce qu’il y a de commun à ces différentes manières de poser la question de l’État, c’est la conception de la sphère politique comme une entité autonome qui s’éman­ciperait des contraintes économiques et géostratégiques et aurait la capacité de régir la société de manière souveraine. L’instauration d’un rapport de force, par le biais de grèves, de manifestations ou d’ac­tions plus symboliques afin de s’assurer une sympathie médiatique, s’effectue tou­jours dans le cadre du « dialogue social » avec l’institution étatique, qui est pourtant restée sourde aux millions d’opposant·es à la réforme des retraites, aux discours alertant sur la catastrophe écologique en cours ou aux dénonciations des violences policières.

Apparaît alors un paradoxe flagrant : l’État est de plus en plus sollicité dans le cycle de luttes actuel alors même que le démantèle­ment de son volet social, l’État-providence, s’approfondit chaque année davantage. En réponse aux ravages de l’austérité, le souve­nir nostalgique des Trente Glorieuses refait surface et les diverses forces politiques de gauche en appellent à un retour en arrière, du temps mythique où l’État fonctionnait correctement, c’est-à-dire dans l’intérêt des travailleur·ses.

L’État en tant que forme sociale spécifique n’est jamais questionné, comme s’il avait toujours existé et qu’il suffisait d’utiliser ses dispositifs administratifs et législa­tifs à bon escient, quitte à réformer leurs contenus, pour l’orienter vers des formes de politiques sociales redistributrices. Une certaine tradition marxiste est allée jusqu’à affubler ce même État du qualificatif de prolétarien pour donner des allures de tran­sition révolutionnaire à une nouvelle forme de capitalisme monopolistique. Prolétariat comme bourgeoisie peuvent investir l’État et se l’approprier ; il suffit pour cela de s’éri­ger en classe dominante. Cet économisme vulgaire où la superstructure politique découle mécaniquement de la domination de classe de la bourgeoisie (et pourrait donc être conquise si cette dernière est renversée) considère l’État comme un agent extérieur se contentant d’entériner par la loi, a pos­teriori de chaque conflit social, le rapport de force en faveur de la classe victorieuse.

À rebours de ces analyses anhistoriques, il importe de penser l’État en tant que catégo­rie politique du capital, élément dynamique de la lutte de classes, afin de comprendre, pour reprendre la problématique de Pashukanis dans La Théorie générale du droit et le marxisme, « Pourquoi [la domination de classe] revêt-elle la forme d’une domination étatique officielle, ou, ce qui revient au même, pourquoi l’appareil de contrainte étatique ne se constitue-t-il pas comme l’appareil privé de la classe dominante, pourquoi se sépare-t-il de cette dernière et revêt-il la forme d’un appareil public impersonnel, détaché de la société ? ». Pour comprendre ce que cette structure politique a de si particulier, nous tenterons tout d’abord d’esquisser une défi­nition conceptuelle de l’État en décrivant la fonction organique de celui-ci dans la dyna­mique du capital, puis nous tâcherons de périodiser les formes qu’il a pu recouvrir pour correspondre au cycle de luttes auquel il fait face. Une telle démarche ne peut cependant se satisfaire d’adhérer à une théorie stricte­ment instrumentale de l’État comme on peut en trouver dans la littérature anarchiste. Si l’État dérive effectivement du capital, il ne peut s’y réduire. Comme tout phénomène social, il convient de garder à l’esprit que l’État et ses institutions sont traversées par de multiples tensions et contradictions, et que c’est précisément là que se trouve la pos­sibilité d’une crise.

L’analyse que nous développerons se limite cependant aux États des pays occidentaux, et à la trajectoire historique spécifique qu’ils ont suivie – que nous ne pourrons malheureu­sement pas aborder en détail faute de place. Concernant les structures de régence poli­tique des pays des Suds, nous renvoyons à l’article thématique de cette revue consacrée aux soulèvements internationaux.

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