L’autonomie contre la précarité

Texte écrit par des précaires de l’éduc lillois·e·s sur leur situation, leur lutte avec à la fin, une invitation à se coordonner.

[ Ce texte, écrit au début de l’année 2020, devait initialement être publié la semaine du 16 mars, en prévision de la journée de grève du 31. Le confinement en a décalé sa publication et la crise actuelle en « périme » certains aspects. Il nous semblait cependant important de le publier, pour participer à la continuité des luttes et se défendre contre la chape autoritaire et liberticide qui s’est abattue sur nous. ]

Le mouvement commencé le 5 décembre dernier est à la croisée de modalités de luttes extrêmement traditionnelles, d’efforts timides de réinvention et de reprises originales de façon de faire déjà anciennes ou inscrites dans un certain registre de luttes.

C’est à propos de l’une de ces reprises que nous écrivons aujourd’hui, sans position d’extériorité, à partir d’elles et des expériences de travail et de luttes : l’organisation des précaires de l’Éducation au sein du mouvement.

Nous écrivons de Lille, à partir des rencontres que la construction d’une caisse de grève et d’un collectif de précaires nous ont permises. Mais nous ne sommes pas les seul.es. Avant nous, des précaires se sont organisés au cours du mouvement à Nantes et à Paris avec le collectif Vie scolaire en colère. Avant elleux et en parallèle, l’Assemblée des précaires IDF participe depuis plusieurs années à donner une visibilité à une précarité propre à l’Éducation nationale.

À Lille, nous avons fait le choix de nous organiser largement, au-delà de l’EN (c’est ce que laisse entendre le simple mot Educ dans le nom à rallonge du collectif). Pour autant, à l’heure actuelle, le collectif s’organise principalement autour de profs contractuel.es, d’assistants d’éducation et d’AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap).
Nous parlerons donc ici essentiellement de la précarité de ces deux derniers métiers pour tenter de les définir au mieux et construire un argumentaire utile aux autres collectifs qui se montent et se monteront ici et là (il y aurait à dire bien sûr sur les contractuels enseignants, mais comme il faut bien commencer quelque part, on a préféré réfléchir aux situations les plus précaires d’abord).


Qui sont les précaires de l’éducation nationale ?

Les assistant·e·s d’éducation, contrairement à la rhétorique du Ministère, cherchant par là à justifier la durée limitée d’embauche de six ans, ne sont pas tou·te·s étudiant·e·s. Cette vision « enchanteresse » relève d’une vision centrée sur les grosses agglomérations concentrant éventuellement des pôles universitaires. Mais la réalité est bien différente. Il y a des lycées bien loin des facs et des assistant·e·s d’éducation qui ne sont pas étudiant·e·s. C’est d’ailleurs le cas partout. Les assistant·e·s d’éducation sont majoritairement des travailleur·euse·s à part entière. Concernant les étudiant·e·s, le taf dans un bahut, comme tous les tafs, rentre tout autant que les autres en contradiction avec les études et en particulier avec les exigences des concours de l’enseignement et leur charge de travail des plus conséquentes.
Pour les AESH, la composition est un peu différente puisqu’on ne retrouvera pas vraiment d’étudiant·e·s, le ministère considérant certainement, sans accorder bien sûr de statut ou de salaire à la hauteur des exigences, que le travail requiert un surplus de maturité par rapport à certain.es postulants parfois très jeunes pour les postes d’AE De nombreux AESH, sont d’ailleurs d’ancien·ne·s AE « ayant fait leur temps ».
On notera ce point très important : on observe une relative parité chez les AE (souvent les CPE sont attentif·ive·s à embaucher des équipes mixtes, à l’exception relative des lycées pros, où les équipes sont en général plus masculines renforçant par là tout un tas de stéréotypes : les lycées pros accueillent des publics plus « difficiles », il faut donc un encadrement plus ferme, donc des hommes…). Pour ce qui est des AESH par contre, la très grande majorité des personnes exerçant ce métier sont des femmes.
On notera par ailleurs qu’il ne faut en théorie que le bac pour postuler à ces emplois. Pourtant dans l’état actuel des choses, on retrouve de plus en plus de personnes diplômées, mais sans perspective d’aucune sorte. Hypocrisie de l’EN et de ses acteurs, ces profils de personnes sont valorisés à l’embauche, mais la précarité demeure la façon d’organiser le travail.


En lutte contre le néo-libéralisme, son école et son monde :

Sans rentrer dans le détail des tâches qui incombent en particulier au AE et aux AESH, ce qui nous semble important à propos de ces tafs c’est qu’il relève grossièrement de l’humain. On bosse avec des gens quand d’autres bossent avec des machines, des ordis.
Pour nous, ce point est intéressant parce que cela permet de sortir un peu du pré carré « éducation » et de s’inscrire dans une perspective plus large et de tisser, pourquoi pas, de nouvelles solidarités. Effectivement, la précarité qui est là nôtre au sein de l’EN ne doit pas être perçue comme propre à cette institution. Au contraire, il faut l’inscrire dans un continuum de précarisation et de mépris social. Notre précarité rejoint celles des travailleuses du secteur de la petite enfance, aujourd’hui très majoritairement privatisée. Cette précarité rejoint celle des soignant·e·s (infirmières, aide-soignantes, brancardiers, etc.)(on dit pas que c’est la même chose hein) à qui il est demandé chaque jour de travailler plus avec toujours moins de moyens. Notre précarité fait écho à celles des travailleur·euse·s sociaux·ales, qui voient leur boulot toujours plus dénaturé sous la double contrainte de la gestion de la misère et du contrôle social.

Si on en revient à la composition sociale de ces tafs, on peut voir se dessiner une certaine continuité de classe puisque l’ensemble des personnes occupant ces tafs voient l’appartenance à une imaginaire classe moyenne leur échapper toujours plus et leur trajectoire de vie au contraire se prolétariser.

Cette précision nous semble importante à l’heure où commence à se secouer l’université française sur des revendications hélas trop corporatistes (Loi LPPR, mais trop peu et trop tard sur les retraites) parce que la précarité de nos métiers n’est pas celle des universitaires. Certes, il y a une précarité à l’université, mais d’une part il y a une énorme différence entre celles des étudiant·e·s travailleur·euse·s et celles des doctorant·e·s, des docteur·e·s sans poste et d’autre part il y a une différence réelle entre la précarité des universitaires et la nôtre. Cette différence, elle est évidente pour nous, c’est une ligne de classe qui nous sépare.
On ne dit pas ça pour cracher à la tronche des universitaires, mais pour rappeler les différences profondes qui parcourent les secteurs de travail, notamment celui de l’éducation. C’est pour cela que nous nous opposons à la construction de stratégies de luttes qui soient uniquement sectorielles.
Pour nous, concevoir les luttes de façon sectorielle, c’est courir le risque de ne jamais voir nos revendications prendre corps, effacées par le corporatisme fort des enseignants. C’est surtout ne pas vouloir voir que la précarité contre laquelle on se bat n’est pas un problème qui se réduit à la question titularisation / pas titularisation (même si, la titularisation serait une première amélioration des plus conséquentes).

La réforme des retraites face à laquelle le collectif est né, les réformes de l’Éducation et autres sont à replacer dans la perspective de l’offensive néo-libérale commencée depuis les années 1980. Nous nous opposons à une compréhension classique du néo-libéralisme qui viendrait détricoter l’État social. Pour nous, il est évident que l’État est un acteur du néo-libéralisme. C’est par lui que s’ouvrent de nouveaux marchés. C’est lui qui acclimate des sphères du travail aux règles du marché. C’est d’ailleurs dans ce sens-là que doivent être envisagées les réformes de Blanquer qui veut appliquer le modèle de gouvernance des hôpitaux à l’école en transformant les chefs d’établissement en manager extérieurs au circuit scolaire traditionnel. Le nouveau bac, accolé à Parcoursup et la sélection à l’université n’a pas d’autre fonction que d’ouvrir de force le marché éducatif et universitaire ; le contrôle continu introduit par la réforme du bac permet de mettre en concurrence les établissements. C’est de la même façon un cadeau fait aux boites comme Acadomia qui voient la demande de « soutien scolaire » augmenter en même temps que l’angoisse des mômes quant à la réussite de leur scolarité et de leur étude. À cet égard, nous ne pouvons qu’être solidaires des luttes des lycéen·ne·s, qu’elles concernent les E3C, la réforme du bac ou les violences policières subies.

Autre exemple enfin de ce continuum néo-libéral qui agit sur l’EN : l’introduction du privé. Au-delà du fantasme (de plus en plus réel) de parcours scolaire et universitaire créé par le capital, ces projections d’une reconfiguration massive de l’EN masque sa privatisation discrète. Ainsi, les logiciels utilisés par les établissements pour gérer la scolarité des élèves relèvent exclusivement du domaine privé. Avec Pronote en particulier, ce sont des millions d’euros qui sont offerts au privé par l’État. Parallèlement, on devine l’orientation de compression de personnel qui se dessine pour les assistant·e·s d’éducation avec les nouveaux partenariats ouverts entre l’EN et l’AFEV : dans plusieurs établissements scolaires depuis la rentrée 2018, les Maisons des lycéens peuvent être gérées par des services civiques de l’association. Enfin, l’introduction des PIAL (pôles inclusifs d’accompagnement localisés) depuis la rentrée 2019 transforme l’organisation du travail des AESH. Alors qu’iels étaient jusque là embauché·e·s pour travailler sur un établissement, iels pourront être forcés d’intervenir sur un bassin d’établissements. Cette organisation du travail tout en flexibilité (les mots du ministère) est bien évidemment calqué sur des modalités du privé et ses secteurs les plus précaires (c’est sur ce modèle que s’organise notamment le travail dans les entreprises de nettoyages).

Précisons un contrepoint cependant. Être des adversaires résolues de la transformation néo-libérale de l’EN ne fait pas pour autant de nous des défenseur·euse·s de l’école telle qu’elle existait avant Macron. Nous sommes les témoins permanent·e·s du racisme structurel qui innerve le système scolaire français, de la même façon que nous sommes les témoins permanent·e·s de son sexisme. L’école néo-libérale de Blanquer et Macron ne fera qu’accentuer (à une vitesse prodigieuse) les inégalités structurelles et les rapports sociaux de domination que l’école reproduit en permanence.

On le voit, notre lutte actuelle dépasse largement celle contre la réforme des retraites. En effet, les précaires sont déjà soumis à un régime plus défavorable que celui des titulaires de la fonction publique. La précarité a priori durable des personnes occupants ces métiers les condamne déjà à des retraites de misère. Nous ne voulons donc pas seulement le retrait de cette contre-réforme, mais l’amélioration du système existant, en particulier pour les femmes.
Au-delà de la question des retraites, nous nous battons contre un monde et son organisation du travail. Nous aspirons notamment à la reconnaissance des métiers que nous exerçons par des plans de titularisations, par des augmentations de salaire et par la formation préalable à l’exercice des métiers d’AE et d’AESH.

S’organiser :

Pour toutes ces raisons, il fallait donc s’organiser. C’est que nous avons donc fait à Lille, comme d’autres l’ont fait également notamment à Nantes et à Paris.
Pour nous, le premier objectif était simple : créer une caisse de grève propre aux précaires pour nous permettre de continuer la grève. Mais au-delà de la question essentielle de la thune pour tenir la grève, le besoin s’est aussi fait sentir de s’organiser par nous-mêmes, pour accéder à une visibilité que nous ne pourrions pas avoir autrement. Les luttes dans l’EN restent trop souvent des luttes d’enseignant·e·s au sein desquelles il est très difficile d’exister.
S’organiser par nous-mêmes c’était donc aussi un moyen de lutter contre la hiérarchisation et le corporatisme enseignant très forts au sein de l’EN, car lutter ensemble ne veut pas dire se ranger derrière le calendrier et les échéances des personnels enseignants titulaires.
S’organiser, c’était donc une nécessité pour exister. C’était un moyen de rappeler que l’égalité se construit et que la reconnaissance à laquelle nous aspirons passe aussi par une remise en question des hiérarchies qui existent même dans les luttes.

Plus largement, nous pensons qu’il y a toujours nécessité à s’organiser, que l’isolement est le plus efficace des moyens pour ceux qui nous exploitent de pouvoir continuer à le faire le plus longtemps possible.
Cependant, nous ne pouvons nous contenter d’appels vagues à l’organisation. Ce besoin réel ne peut rester à l’étape de l’incantation. Il faut donc s’organiser dans la durée.
Il faut faire vivre les collectifs créés sans hésiter à se lier aux syndicalistes de lutte partout où iels se trouvent (la création du collectif a été grandement facilitée par des camarades de SUD Educ Nord et de la CNT) ainsi qu’aux autres luttes, particulièrement celles des plus précaires, dans une perspective de classe.
Il faudra aussi veiller cependant à ne pas en rester à une perspective de classe traditionnelle. Une analyse de la précarité qui ne soit pas en même temps une analyse féministe condamne les pratiques politiques qui en découleraient à l’échec. Les personnes les plus précaires sont les femmes et l’invisibilisation constante des luttes féministes par les luttes syndicales et révolutionnaires est pour nous une des premières raisons de l’échec de ces dernières. Il faudra donc veiller à construire des solidarités avec les luttes des femmes, qu’il s’agisse des luttes par rapport au travail, mais aussi contre toutes les formes que peut prendre la domination patriarcale.
Il faudra veiller à ce que tout ce qui aura été produit durant ce mouvement et dans ces suites par les collectifs ne se perdent pas, qu’il s’agisse de réseaux de personnes ou de production de matos, théorique ou autre. Il faudra veiller à passer les savoirs acquis et les expériences, à transmettre. Le meilleur moyen pour ça étant selon nous la coordination à des échelles plus conséquentes.

Nous appelons donc les précaires de l’Educ à s’organiser ensemble (on propose une idée basique histoire de ne pas en rester au blabla : préparer ensemble une date de mobilisation sur l’ensemble du territoire comme des rassemblements coordonnés devant des rectorats par exemple. On ne sera certainement pas des millions ce jour-là, mais bon il faut bien commencer quelque part – ça, c’est juste une idée, on aura bien le temps d’en discuter :).

Le Collectif des précaires de l’Éducation de Lille et de sa métropole.

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Note

Nous pensons toujours qu’une coordination des précaires est nécessaire. Peut-être même le pensons-nous plus fermement encore. Comme il nous apparaît encore plus la nécessité de construire des formes organisées de luttes, rejoignables au-delà du simple aspect affinitaire.
Si l’idée des rassemblements proposée nous semble difficile à l’heure actuelle à cause de la répression féroce, d’autres formes de solidarité peuvent se mettre en place. Le collectif a par exemple décider de mettre une partie de sa trésorerie à destination des collègues de l’éduc en difficulté pour l’achat de masques et de SHA, dont on sait très bien qu’ils ne seront pas en quantité suffisante dans les établissements (pour plus d’info envoyer un mail à :
precaireseducationlillemetropole@riseup.net (on sait, c’est beaucoup trop long).

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