L’antifascisme après Gaza, d’Alberto Toscano

Traduction et commentaire d’un texte d’Alberto Toscano qui discute la notion de fascisme et les stratégies antifascistes à la lumière du génocide en cours à Gaza et de la répression exercée par les États occidentaux à l’encontre des mouvements qui remettent en cause leur soutien à ce génocide, par le MIRA (Mouvement indépendant de riposte antifasciste Paris-Nord)

Nous avons choisi de traduire cet article d’Alberto Toscano, daté du 9 mai et originellement publié dans le journal In These Times. Bien qu’empreint du point de vue résolument américain de son auteur, qui approche le concept de fascisme sous un prisme forcément marqué par les spécificités historiques et politiques propres aux États-Unis, il nous a semblé pertinent à partager à des lecteur·ices et militant·es francophones qui, comme nous, réclament la fin du génocide palestinien par Israël et soutiennent les formes de résistance d’où qu’elles proviennent, mais tout particulièrement en ce moment les occupations d’universités à travers le monde qui connaissent une intense répression policière. La situation aux États-Unis, où beaucoup craignent de revivre un affrontement Biden-Trump qui verrait ce dernier accéder de nouveau aux fonctions présidentielles, n’est pas sans faire écho à nos propres craintes de voir le Rassemblement National arriver au pouvoir. Cependant, l’article pointe justement que la lutte antifasciste ne serait se résoudre au chantage électoral face à l’extrême-droite : elle s’incarne dans les luttes populaires contre l’État, l’impérialisme et le colonialisme. Partisan·es d’un antifascisme autonome et d’une autodéfense populaire, il nous faut articuler la résistance ici et maintenant avec la solidarité internationaliste.

Si le texte n’est pas exempt de critiques (notamment vis-à-vis de la valorisation latente du président colombien Gustavo Petro), il permet de reconsidérer la nature et le rôle du fascisme ainsi que les agents et les structures qui le portent.

Après des mois d’une guerre coloniale visant à abattre le peuple palestinien, le soutien à la résistance palestinienne est plus que jamais au cœur de la lutte antifasciste !

MIRA

L’antifascisme après Gaza

Le génocide à l’étranger, en Palestine – de même que la répression politique de plus en plus sévère à l’intérieur du pays – montre bien que la « question du fascisme » dépasse celle de l’existence de Trump.
 
Ces dernières années, les discussions au sujet du fascisme aux États-Unis ont, sans surprise, épousé la cadence électorale, et davantage mis l’accent sur le mandat – passé et celui, potentiellement futur - de Donald Trump, que sur l’impressionnante mobilisation de l’extrême-droite facilitée par des fondations privées et par la législation du pays. En un sens, cela se justifie par le fait que le fascisme, historiquement, a toujours nécessité un processus électoral et constitutionnel pour arriver au pouvoir, de concert avec un recours aux milices et à d’autres formes de vigilantisme. Mais le débat actuel sur le fascisme – une controverse académico-intellectuelle au sujet de s’il peut advenir chez nous, ou est déjà advenu – a lieu avec une toile de fond qui diffère foncièrement de celle qui faisait foi il y a quatre ou huit ans : celle d’un mouvement en pleine expansion, mené par des étudiant·es d’université, pour mettre un terme à un génocide financé et soutenu par le gouvernement américain.
 
Parmi cell·eux remettant en question l’idée de l’existence d’une réelle menace fasciste aux États-Unis, nombreux sont cell·eux qui soutiennent que se concentrer sur cette potentialité servirait l’agenda du parti démocrate, selon lequel le seul choix envisageable se ferait entre Joe Biden ou une dictature trumpiste. En revanche, les arguments des sceptiques prennent rarement en considération le lien nécessaire à établir, pour toute discussion conséquente sur le fascisme, entre la violence politique à l’étranger et la violence à l’intérieur du pays. Alors que le mouvement étudiant anti-militariste se fait aujourd’hui violemment réprimer, dans le cadre d’une attaque plus large à l’encontre de la désobéissance collective, nous sommes forcé·es d’envisager le virage autoritariste actuel au-delà de la temporalité des élections présidentielles.
 
A contre-courant de l’idée d’une polarisation insoluble entre Démocrates et Républicains, s’est formée une coalition de facto élitiste, mêlant président·es d’université complices et idéologues de la « guerre culturelle » (culture war), en passant aussi par des élu·es des deux partis, pour justifier le soutien des États-Unis à l’impunité israélienne face aux mobilisations et à l’opinion publique ; surtout à travers des accusations d’antisémitisme de mauvaise foi exploitées par des politicien·nes d’extrême-droite. Les débats sur le fascisme prennent une tournure différente, à présent que circulent des images de snipers de la police sur des toits d’universités, de professeur·es et de journalistes agressé·es et arrêté·es, et d’étudiant·es mobilisé·es qui chantent (comme à l’Université du Texas à Austin) « APD, KKK, IDF, vous êtes tous les mêmes ! » [1]. Les attaques répétées qu’a subi l’occupation étudiante d’UCLA la semaine dernière par une foule de milicien·nes qui a frappé des manifestant·es et scandé « Une seconde Nakba ! », puis, vingt-quatre heures plus tard, par des policiers en uniformes qui ont tiré au LBD sur des étudiant·es non armé·es, illustrent tristement une conjoncture qui en a amené beaucoup à invoquer le mot fascisme, cette fois sans référence au trumpisme. Cette situation nous rappelle aussi que les intenses variants répressifs du « libéralisme autoritaire » ont toujours été précurseurs et facilitateurs de régimes ouvertement anti-démocratiques par le passé.
 
Les invocations au fascisme sont traditionnellement caractérisées par une rhétorique d’urgence et des appels à la vigilance. Cela reste le cas aujourd’hui, mais nous pouvons également constater des différences significatives en termes de portée et de type d’actions dans ce qu’évoque le discours sur le fascisme.
 
Dans une récente interview concernant la possibilité d’un second tour opposant à nouveau Biden et Trump, Alexandria Ocasio-Cortez a déclaré que, bien qu’elle soit horrifiée par ce qui se passe à Gaza, quand il s’agit des élections, « au bout du compte, nous devons reconnaître qu’on ne peut pas laisser ce mouvement fasciste prendre de l’essor dans ce pays ». Parler de fascisme équivaut ici à établir un ordre de priorités, selon lequel un vote pour Biden est un moindre mal face au trumpisme. Le procureur général du Minnesota, Keith Ellison, a exprimé un sentiment similaire quant à la primauté de la menace électorale du fascisme lors d’un récent débat, alors qu’il se remémorait une conversation avec des amis lui disant qu’« un jour à Gaza est pire que quatre ans sous Trump », ce à quoi Ellison avait répondu : « Qui parle de quatre ans ? Cela pourrait devenir un problème à long terme ». Ocasio-Cortez et Ellison n’ont minimisé ni la violence israélienne, ni la complicité états-unienne, mais pour elles·eux deux la menace du despotisme trumpiste prime sur l’opposition à Biden.
 
En guise de comparaison, nous pouvons nous pencher sur le discours du président colombien Gustavo Petro à la conférence des Nations Unies sur le changement climatique à la COP28 de Dubaï en décembre dernier. Parmi ses remarques, Petro a pris le public à parti pour l’encourager à considérer le génocide palestinien comme « une répétition pour le futur », dans un monde où seront inextricablement liés l’effondrement climatique, les migrations, le racisme et les guerres. Petro a déclaré : « Hitler toque à la porte des foyers de classes moyennes européennes et américaines, et beaucoup le laissent entrer ». « Pourquoi les pays qui sont de gros consommateurs de carbone ont-ils autorisé le meurtre systématique de milliers d’enfants gazaouis ? Parce qu’Hitler est déjà entré dans leur maison, qu’ils se préparent à défendre leur empreinte carbone élevée et refusent d’accepter l’exode que cette dernière va causer. »
 
Bien que ces déclarations ne soient pas tout à fait comparables, et qu’elles proviennent de capacités de leadership très différentes, le fossé qui existe entre leurs conclusions respectives permet de mettre en lumière une dynamique importante. Pour des Démocrates comme A.O.C. et Ellison, l’échelle nationale prime, tandis qu’elle est planétaire pour Petro. Aux États-Unis, la menace d’un mouvement fasciste qui se consoliderait par voie électorale peut servir à reléguer le génocide palestinien en seconde position. Petro, lui, invoque Hitler pour secouer son public et l’inciter à réaliser comment la collusion du Nord global avec la guerre menée par Israël est fondée sur la mentalité capitaliste qui considère la majorité de la population mondiale comme à la fois menaçante et remplaçable.
 
La première invocation du fascisme a pour effet de dissocier les questions du climat, de la guerre et du fascisme ; la seconde les considère comme indissociables, non seulement dans nos analyses mais aussi dans nos politiques. Il y a une forme d’ironie amère à faire primer la lutte nationale contre le fascisme sur celle visant à stopper un génocide financé par les États-Unis, alors même que le gouvernement israélien actuel - par sa rhétorique exterminationiste, son soutien aux milices racistes, sa pulsion colonisatrice et son ultranationalisme – correspond, bien mieux que tout autre régime contemporain, aux définitions du fascisme figurant dans les manuels scolaires.
 
Les mots du théoricien marxiste du fascisme Nicos Poulantzas résonnent encore aujourd’hui de façon pertinente, notamment au sujet des États-Unis : « Que celui ou celle qui ne souhaite pas parler d’impérialisme […] reste silencieux sur le sujet du fascisme ». Les mouvances et les États fascistes se sont historiquement constitués en tant que puissances impériales tardives, dont les aspirations sont de relancer le colonialisme de peuplement à l’ère de l’industrie de masse et de politiques de masse. Après la chute du IIIe Reich et de l’Italie de Mussolini, les détracteur·euses de l’empire américain extérieur et du racisme à l’intérieur du pays n’ont cessé d’invoquer le spectre du fascisme. Dans son article de 1952 intitulé « Fascism in America », l’économiste Paul Baran (qui écrivait notamment sous pseudonyme pour se protéger du maccarthysme) expliquait comment une coalition d’entreprises et de militaires américains pouvait accomplir toutes les tâches d’un régime fasciste : assurer par le pouvoir d’État un socle pour asseoir la domination capitaliste, tout en sapant toute contestation venant d’en bas, et n’adopter les "formes classiques" du fascisme qu’à l’étranger. « Pour l’instant, il n’y a pas besoin de storm troopers pour assassiner les femmes et les enfants des travailleurs et paysans révolutionnaires », expliquait Baran, « mais on les emploie là où l’on a besoin d’eux : dans les villes et villages de Corée ».
 
Un quart de siècle plus tard, Edward Herman et Noam Chomsky ont détaillé la manière dont le Consensus de Washington s’est reproduit en soutenant le "fascisme du tiers monde" à l’étranger, de l’Indonésie au Salvador. Les penseur·euses radicales et radicaux noir·es de l’après-guerre ont affiné ces idées en reliant le rôle de la violence politique américaine à l’étranger pour maintenir son hégémonie à la fonction de la terreur raciale à l’intérieur du pays, qui passe par la répression des mouvements de libération antiracistes.
 
En ce qui concerne le débat actuel sur le fascisme, nous devons regarder au-delà des frontières américaines. Ou du moins les considérer en reconnaissant que la violence à l’encontre des migrant·es constitue une manifestation clé de l’autoritarisme contemporain. Comme le montre l’actualité, l’échelle à laquelle notre langage fonctionne est liée à la portée de notre imagination morale et politique. Si nous pensons que le fascisme n’existe qu’au niveau de l’État-nation, nous pourrions être persuadés que résister au fascisme dans notre pays nécessite d’ignorer la complicité avec le génocide à l’étranger. Mais c’est précisément cet horizon désespérément étroit qui est remis en question dans les occupations d’université du monde entier.
 
L’analogie historique volontairement crue de Petro sur le fascisme (Hitler frappant à la porte de l’Europe) est liée à une vision qui tente de rendre justice à la gravité et à l’interdépendance des crises violentes qui amènent notre monde à un point de rupture. En cela, elle va bien au-delà de l’esprit de clocher du débat américain actuel sur le fascisme, qui oscille trop souvent entre les avertissements de la gauche et du libéralisme à l’égard d’un danger clair et présent, et les demandes des sceptiques pour que les progressistes affrontent les tendances autoritaires profondément ancrées aux États-Unis, sans recourir à des comparaisons avec l’Europe. 
 
Si l’on veut parler de fascisme à l’américaine, dans l’ombre d’un génocide soutenu par les États-Unis et mené par un pays dont certains dirigeants portent volontiers l’étiquette fasciste, le moins qu’on puisse faire est d’apprendre de l’antifascisme internationaliste, noir et tiers-mondiste, qui a toujours insisté pour que le fascisme soit combattu à l’échelle mondiale. Les campements et les occupations qui se sont mis en place de Manhattan à Atlanta montrent ce que signifie affronter la violence coloniale et impérialiste, tenir tête à son idéologie raciste et génocidaire, tout en rendant explicite la façon dont cette violence est reproduite dans les institutions et les villes où nous vivons et travaillons. 
 
La politique radicale de boycott fait revivre les traditions de l’antifascisme internationaliste. Les mots peints à la bombe sur le côté d’une tente à Rafah en sont probablement l’illustration la plus probante : « Merci aux étudiants solidaires de Gaza, votre message est passé ».

Notes

[1APD = la police municipale d’Austin, KKK = le Ku Klux Klan, IDF = l’armée israélienne Tsahal

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