Gilets jaunes - Apprendre à sauter, apprendre et sauter 

Les assemblées de Gilets jaunes ouvrent la voie d’un renversement de l’ordre que nous subissons comme le seul monde possible depuis au moins trente ans. Nous apprenons vite, nous nous organisons et nous ne décidons pas seuls, mais nous pouvons nous poser la question : avons-nous le courage d’envisager ce renversement ?

L’exceptionnelle détermination des assemblées de Gilets jaunes montre que nous pouvons quitter le monde pacifié et vieillissant auquel nombre d’entre nous se sont adaptés par acceptation des conditions : travail contre salaire, argent contre service, obéissance contre tranquillité, révolte symbolique contre bonne conscience – celui où il est plus rassurant de discuter de blocages-performances, d’aller boire des coups après s’être sainement époumoné à rugir notre détestation de la police et de ses maîtres, d’attendre les mots d’ordre des organisations légales les plus combatives que de viser la destitution du pouvoir, au moment où nous pouvons enfin l’envisager. Où il est plus rassurant de faire réagir les tenants de l’ordre que de projeter rigoureusement leur renversement.

Combien de temps encore aurons-nous ce besoin de regarder les médias et les réseaux sociaux, en cours ou en fin de manifestation, pour voir si le spectacle a pris, si on existe pour les faiseurs de présent, si on a choqué, s’il y a des commentaires ? Et de rugir vainement contre les éditocrates, les journalistes et savants bourgeois, les politiques, la débauche de bonne langue, de politesse et de bon goût des parvenus menacés par les mondes asservis ? Ne devons-nous pas ici encore plaider coupable du soulagement d’un retour à la normal où la lutte redevient un spectacle ?

Est-il suffisant d’apprendre ?

Pourtant, nous apprenons, lentement mais plus vite que ces trente dernières années – peut-être même faudrait-il remonter à la Commune de 1871 pour retrouver l’auto-organisation menaçant le pouvoir central en France. Pour autant que nous le menaçons aujourd’hui. Mais la question se pose de savoir si nous ne ramenons pas déjà ces apprentissages dans le monde « normal », c’est-à-dire un monde que nous ne souhaitons pas vraiment changer ; un monde individualiste où nous pourrions nous affubler d’une nouvelle identité militante et de l’influence qui vient avec ; un monde réformiste où nous constituerions de nouvelles organisations politiques réclamantes et contrôlantes ; un monde médiatique où nous pourrions rentabiliser nos analyses et nos expériences dans des livres, des documentaires et des interviews – la fameuse visibilité – et accroître le décalage béant entre la production de pensée contestataire et la capacité à résister effectivement aux pouvoirs contestés.

Nous parlons de petits pas, de capacitation collective, inédite à cette échelle dans l’Occident post-1991, muselé par le récit du triomphe libérale, le rêve d’enrichissement et autre positivisme technologique, garantis par le service d’ordre policier. Mais nous pouvons nous demander en quoi cette capacitation constitue un apprentissage en vue d’une rébellion décisive. Poser la question de son horizon, c’est poser la question du monde dans lequel nous projettent les apprentissages ou de celui dans lequel nous les ramenons. C’est-à-dire celui qui peut émerger ou celui auquel on va finalement les intégrer ; mais en fait déjà celui auquel nous les intégrons au moment où nous les envisageons, le monde nécessairement déjà connu, car le monde émergent ne l’a pas encore bouleversé. Il s’agit alors de savoir si ce monde connu se trouve entamé ou renforcé par ces apprentissages. Lorsque l’on dit que « ce sera une expérience » (ou encore une « expérience sociologique », entend-on souvent), n’avons-nous pas cette impression gênante d’un individu-voyageur qui ramènerait ladite expérience comme un souvenir, une pièce de collection ou une étape de son cheminement, annexée à un récit personnel dépolitisable ? Posée comme « expérience », déjà projetée comme souvenir dans le monde du retour, celle-ci semble anéantir le potentiel de transformation de l’événement vécu qu’elle entend désigner. Cela pourrait décrire ces mobilisations politiques dans lesquelles on s’engage avec la perspective du retour immédiat à la vie industrielle et pacifiée, à d’autres identités sociales moins combatives et aux récits de nos exploits.

Ne nous accablons pas. En toute bonne foi, nous ramenons aussi cet apprentissage pour mettre notre monde quotidien dans la balance. Certes pas encore pour le rejeter et le combattre tout à fait. Peut-être pour l’apprécier d’autant plus, provisoirement dit-on, qu’il n’est plus le seul monde possible et que nous avons emprunté la voie de la lutte contre ses aberrations.

D’autres fois, nous avons fait l’épreuve de la liberté et de la violence en s’imaginant recevoir un apprentissage capacitant, un précédent qui nous rendra plus efficace la prochaine fois. Comme si cela devait rester progressif, aller d’essai en essai, comme on le préconise pour « conduire le changement » dans les organisations ou pour « expérimenter ». Lorsque l’idée d’un renversement ou d’une insurrection semble tout à la fois irréaliste et trop peu désirée, la capacitation se présente comme une sorte de navigation à vue ou d’action autosuffisante que nul projet ne doit guider – c’est au contraire l’action comme déploiement du champ des possibles qui doit générer le projet – ou encore comme expression de soi, sans perspective de projet, dans un espace politique contraint à l’extrême par la criminalisation de la révolte et l’hypersurveillance.

Sautons avant de devenir des capitalistes de l’apprentissage

Cette précieuse idée de capacitation – mélange d’apprentissage, de renforcement et de prise de confiance en ses capacités et celles du groupe – repose sur une vision cumulative des choses : c’est toujours ça de pris, c’est un précédent, on construira par dessus la prochaine fois. On a au moins le sentiment d’avoir fait quelque chose, quelque chose que l’on garde avec soi, qui servira peut-être après, et ça fait du bien. Pourtant, contre l’inertie du monde combattu, cette face qu’il nous oppose, sous-tendue par la rapidité de ses réponses et l’ampleur de ses moyens de répression, la chaleureuse capacitation manque d’autres aspects, nécessaires à un renversement qui s’assumerait, comme le saut – pour autant que le courage ne vient pas que du précédent ou du savoir-faire et que l’organisation ne peut pas anticiper toutes les occasions. Mais on ne saurait théoriser le saut sans nous priver de sa force, alors contentons-nous de l’évoquer.

Nous parlions de bonne foi, nous pouvons aussi parler de la mauvaise foi. C’est-à-dire des excuses. De ce dérangeant sentiment d’une accumulation d’apprentissages qui ne sont pas nous, d’expériences qui ne sont plus nous, de ce processus-même de capacitation qui, au fond, n’a peut-être rien à voir avec nous – ne peut-on l’oublier sans rien changer au sentiment de soi ? – et que l’on agite au-devant de soi, peut-être pour se cacher un peu. Peut-être pour gagner du temps. Peut-être que pour ne plus gagner de temps, le saut est encore la meilleure façon de se surprendre soi-même.

Avant de se satisfaire d’installer l’ingouvernabilité par l’apprentissage et la pratique de l’auto-organisation et de la révolte – satisfaction de courte durée si nous ne parvenons à autre chose qu’à revenir vers les professionnels syndicaux de la contestation – sans attendre la maturité – cette soi-disant maturité nécessaire à l’action décisive, un autre frein du monde qu’il nous faut quitter, la promesse du retour imminent à la fausse célébration des petits pas collectifs et véritable exaltation des succès individuels – avant de prendre goût à l’excuse trouvée en commun, prenons encore de ce temps de l’émergence et de l’étonnement pour enflammer nos imaginations dans les assemblées. Nous pouvons encore bloquer, boycotter, perturber (les cérémonies et les émissions), salir (les esthétisations du capitalisme, taguer les galeries d’art et les boutiques de luxe et de technologie) et surtout nous projeter dans la grille de lecture du pouvoir policier pour découvrir de nouvelles façons de le surprendre et de le déjouer. Sur l’autre versant, nous pouvons organiser notre résistance, préparer notre autodéfense physique et juridique, développer nos possibilités matérielles d’approvisionnement, de stockage, de zones de repli et de réunion. Enfin, nous pouvons essayer de réfléchir à une organisation politique commune, même idéale, sommaire, provisoire, si cela nous aide à prendre la voie du renversement. Nous pouvons encore bloquer notre propre tentation de la capitalisation des apprentissages qui nous ferait bien courir le risque de ne plus rien désirer d’autre que la légalisation et la reconnaissance.

Encore une fois, il n’y a pas de temps à perdre à théoriser le saut. Voilà au moins une excuse à laquelle nous ne pourrons recourir quand l’occasion se présentera.

Un camarade gilet jaune

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