Quand on arrive à Gonesse par le sud-est, on est forcé de traverser un paysage urbain bétonné qui enveloppe une des dernières terres agricoles fertiles et cultivées de la région, sorte de zone tampon à part, éloignée du centre. Certains pourraient même y ressentir une atmosphère de désolation, d’abandon et d’isolement. Un no man’s land, apparemment sans vie sociale. Ces non-lieux qui encerclent le Triangle sont en fait des axes routiers, des centres commerciaux, des bureaux, des hangars et des entrepôts. Une grisaille et une intense laideur s’en dégagent.
C’est dans ce décor qu’EuropaCity devrait voir le jour sur les 700 hectares agricoles encore productifs qu’on appelle « Triangle de Gonesse ». Le projet, qui se veut à la fois commercial, touristique, culturel et surtout « éco-responsable », recouvre un rôle symbolique et exemplaire dans le développement d’un capitalisme financier et mondialisé sur le territoire de l’Île de France ; il devrait se déployer dans le cadre politique et économique du Grand Paris, qui a l’ambition d’étaler la métropole néolibérale parisienne jusqu’au fin fond de la région. De cette façon, même les banlieues du 93 et 95 y seraient entièrement englobées et intégrées.
Depuis le Triangle de Gonesse, la vue s’étend sur la plaine environnante. Si le ciel est dégagé des nuages et de la pollution, on entrevoit même Paris au loin. Les yeux se posent également sur la friche industrielle de PSA Aulnay qui a définitivement fermé en 2013. Le site ressemble à un véritable monument historique : ruine du passé, cadavre d’un temps révolu, épave industrielle abandonnée à son destin rouillé. Symboliquement on pourrait établir une sorte de passage de témoin entre l’usine automobile désaffectée et le projet EuropaCity. Ce changement révèle en effet les métamorphoses récentes et profondes du capitalisme.
En général, si on part d’une analyse marxiste et post-opéraïste de la société, on entend par capitalisme un régime d’accumulation illimitée de l’argent dans les patrimoines privés des détenteurs des moyens de production de la richesse, qu’ils soient matériaux ou financiers. Ceci est en effet le trait – à la fois matériel et formel - commun à n’importe quelle forme historique et géographique de capitalisme.
De PSA Aulnay au projet EuropaCity, on semble entrevoir un exemple du passage d’un vieux capitalisme ouvrier, industriel et matériellement productif à un modèle nouveau, financier et spéculatif. Le premier était bien ancré dans l’espace de l’État-nation, alors que le deuxième a pris désormais une dimension européenne voire mondiale.
Le « nouveau » capitalisme est ainsi spécifiquement fondé sur la spéculation financière et immobilière, sur le grand commerce des multinationales mais aussi sur le tourisme et les loisirs, sur les services et le tertiaire, sur les médias, la communication et la « culture », le travail linguistique et cognitif et sur celui affectif, des soins et de la formation.
Cette distinction n’implique pas la disparition du vieux capitalisme industriel sous les coups du nouveau : il y a des usines et des ouvriers en France et en Europe. Non, cette évolution est à la fois un mouvement de continuité et de rupture, qui produit une coexistence du vieux et du nouveau monde. Le nouveau capitalisme a juste réussi la prouesse d’être encore plus nihiliste et destructeur, marqué par une course aux profits immédiats de la part des actionnaires.
De la même façon que l’usine était le centre productif du capitalisme fordiste et industriel, le nouveau capitalisme néolibéral assume la métropole en tant qu’espace fondamental de production de la richesse financière. Et c’est bien l’ambition du Grand Paris et particulièrement de son fleuron EuropaCity qui a, selon Immochan, vocation à devenir la « living city » de Gonesse. Après la symbolique de l’usine solide est venue celle des services volatiles et son précariat massif !
Au niveau matériel, la métropole n’est pourtant pas vraiment comparable à l’usine car c’est un espace bien plus riche et complexe. La métropole contemporaine n’est pas homogène et est marquée par des dichotomies sociales, économiques, historiques, géographiques et des ségrégations raciales. D’ailleurs, la valorisation capitaliste, la production intensive et financière de la richesse s’effectue désormais principalement en centre-ville.
Dans ce contexte, quelle est la place des banlieues - et surtout des banlieues pauvres comme Gonesse- dans le régime d’accumulation capitaliste de la richesse ? Quel est leur rôle dans le dispositif productif actuel de la métropole ?
Du coup, à quelle fonction et logique stratégique répondent le déploiement et l’extension en banlieue de la métropole du Grand Paris ? Pouvons-nous parler d’une accélération, d’une intensification et d’un approfondissement de la capture, de l’absorption et de l’intégration différentielle des banlieues dans le régime d’accumulation de la métropole ? Quelles seront les conséquences de ce processus en devenir sur les conditions de travail et sur les modes de vie des habitants des territoires qu’on appelle encore banlieue, notamment dans ces recoins les plus pauvres ?
Un camarade qui s’est rendu sur le Triangle de Gonesse