Et si on parlait de la répression ...

Avant-propos :
Le nous de ce texte, c’est celui d’un milieu militant anarchisant, qui se compose et se décompose au jour le jour, entre les luttes sociales et écologistes, d’un collectif, d’une lutte, d’un lieu ou d’un groupe affinitaire à un autre. Un milieu qui, depuis le CPE, a tissé un large réseau de connaissances, d’échanges, au gré ou indépendamment des identités collectives. Le texte ci-dessous s’adresse à celleux qui s’y reconnaissent, partiellement au moins.

La répression comme révélateur

Il faut rendre à l’opération César [1] ce qui lui appartient et à la répression ce qu’elle nous révèle sur nous-mêmes. Depuis la mort de Rémi Fraisse elle est sur toutes nos lèvres, comme si la nommer permettait de cerner l’adversité, celle qui focalise tous nos maux, qui pourrait à elle seule être la cause de notre colère et sa conséquence.
On lui prête tour à tour, dans nos slogans, le visage de la violence policière, de l’état sécuritaire, des politiques austères, de la justice partiale et expéditive de classe. Nous nous offusquons continuellement d’elle, aussi surpris qu’outrés de ce que notre éducation peine encore à accepter : le fait que le vernis démocratique, par lequel nous nous défendons vigoureusement d’être encore illusionnés, continue néanmoins de nous coller à la peau, obturant les pores de notre perception critique.
La répression est pour nous l’expérience désagréable de nos imaginaires de révolution ou d’insurrection rejoints par une réalité que soudain nous subissons : c’est une confirmation de notre vulnérabilité dans un système qui nous a habitués à jouir pourtant d’une relative sécurité.

Nous reprenons à chaque fois brutalement conscience de cette réalité-là sur les bancs des tribunaux, lorsque la justice blanche et riche condamne à longueur de journée des roms, des noirs, des nord-africains, des pauvres, et que nous surgissons, comme une incongruité dans cette longue litanie de réquisitoires contre la pauvreté, l’altérité et la misère. Ou encore dans les cellules pénitentiaires, lorsque nous nous retrouvons à cohabiter de façon forcée avec celleux que nous aimerions, souvent en vain, associer à nos révoltes : les bandits et les parias.
De notre imaginaire empreint de piraterie à la réalité de l’inculpation et de l’incarcération, il y a un fossé immense, dans lequel nous nous abîmons avec stupéfaction, alors que nous pensions être préparé-e-s par notre culture politique à l’enjamber. Nous nous retrouvons propulsé-e-s dans des univers que nous sommes habitué-e-s à dénoncer mais qui nous restent néanmoins étrangers.

Lorsqu’un-e jeune blanc-he, étudiant-e de classe moyenne, se retrouve fauché-e par les tirs policiers, la conscience de notre vulnérabilité s’impose ainsi violemment à nous, redessinant les contours d’un système que nous avons nous-mêmes peine à concevoir comme fondamentalement liberticide.
Nous sommes continuellement empreint-e-s du sentiment de liberté, que la République pose comme pierre fondatrice de la démocratie dont elle se prétend garante. Sur les frontons de l’État, gravée dans la pierre, la devise « Liberté, égalité, fraternité » surplombe nos existences quotidiennes et nous embrasse dans son ombre protectrice.
Mais fascinés par la promesse d’un ciel bleu qui se découperait au-delà, d’un horizon encore vierge que rien ne dominerait, nous nous outrageons quand l’ombre s’allonge, à chaque fois que nous faisons un pas pour lui échapper. Nous pourrons batailler autant que nous voudrons, chaque édifice étatique projette son ombre, quelles qu’en soient ses fondations.
La démocratie, à la différence des régimes autoritaires, aménage sans cesse des points de vue qui nous donnent le sentiment que le ciel est accessible et que plus nous contribuerons à élever ensemble l’édifice, plus près nous nous placerons du ciel (à la manière des bâtisseurs de cathédrales qui voulaient s’approcher de leur dieu [2]).

Le scandale de la répression que nous ressentons à chaque mutilation, à chaque charge de gendarmes ou de CRS, à chaque perquisition et à chaque humiliation que nous infligent les policiers, est une redécouverte constante de notre confinement dans l’ombre de l’État.

Passée la stupéfaction, survient un sentiment viscéral d’injustice ; certain-e-s cherchent d’abord une police ou une justice qui pourraient réparer ce dommage, conformément à ce que leur a promis leur éducation républicaine. Puis, progressivement, de scandale en scandale, nous prenons conscience que l’État ne se jugera jamais véritablement coupable, qu’il ne concédera jamais que des accidents, des erreurs individuelles.
Concéder l’exception c’est préserver la norme : en livrant la brebis galeuse à la vindicte populaire, on détourne l’attention de la gale qui touche tout le troupeau. Interdire une grenade, suspendre un policier, déplacer un préfet ou démissionner un ministre, préserve le sentiment de justice et étouffe le scandale.
Mais l’expérience répétée de cette répression scandalise puis décrasse de l’illusion démocratique pour faire comprendre que c’est l’État lui-même le scandale, que partout où nous nous placerons, nous resterons néanmoins dans son ombre.
Et c’est devant ce sentiment d’impuissance à nous en extraire, face à une répression qui nous semble instinctivement illégitime, que naît le sentiment de révolte, la colère profonde qui nous pousse à accuser l’État d’être ce qu’il a, au fond, toujours été : un édifice monolithique qui fixe les normes sociales de nos existences et ne tolère pas que nous voulions les transgresser.

ZAD du testet
ZAD du testet

La répression agit comme un révélateur : elle arrache brutalement la conscience à une foi encore ancrée en une démocratie. Elle assainit la vision de la société qui nous entoure, nous fait comprendre où se situent les forces (de l’ordre) en présence. Elle révèle la nature profonde de tout État : délimiter un pré carré pour les intérêts fonciers et financiers cumulés de tous ceux (plus ou moins nombreux et puissants selon les régimes) qui se situent entre ses frontières géographiques.
De la même façon que le grand ouest américain fut clôturé pour délimiter les possessions que chacun-e s’arrogeait, les États ont clôturé le monde en autant d’espaces où la liberté (d’entreprendre et de conquérir) des un-e-s s’arrête là où s’exprime la conflictualité des autres. Les conflits ont constamment redessiné le contours géographique des États, de même que la répression délimite les contours des libertés que l’État nous concède [3]. C’est avec ce constat que naît la prise de conscience que notre véritable liberté réside toute entière dans la transgression et dans la conflictualité qui peut s’ensuivre.

Partant de là, la répression nous indique que nous touchons à quelque chose, que ce que nous construisons est empreint de liberté et que ce que nous détruisons dégage un coin de ciel bleu et nous sort de l’ombre. Dans le choc qu’induit en nous la répression de nos luttes et la dureté des blessures qu’elle nous inflige, nous apprenons à nous défaire du superflu pour préserver l’essentiel, le précieux de nos existences.
De même que lors d’un attentat ou d’un désastre, les rescapés s’organisent spontanément pour s’aider les un-e-s les autres, se rassurer et se parler, reconstruire collectivement, la répression nous unit. Elle nous fait prendre conscience de la vulnérabilité de nos existences, réaliser ce à quoi nous tenons et ce à quoi nous pouvons renoncer. Face à la violence qui s’installe dans notre réalité, nous mettons beaucoup de nos différences de côté pour nous concentrer sur ce qui nous rassemble et nous ressemble.
L’État et ses chancres politiciens brandissent continuellement des menaces, des crises, des peurs qui précipitent les populations angoissées entre leurs bras protecteurs. La répression agit à l’inverse, elle nous décide à nous désolidariser de l’État-providence et nous force à reconstruire notre propre autonomie et à la protéger collectivement. Atomisés en d’innombrables groupes et chapelles nous sommes isolés et exposés à être réprimés. Seule la mise en réseau de nos atomes crochus peut réaliser un tissu politique de luttes qui sache ébranler suffisamment les États pour les obliger à intensifier la répression, accentuer le scandale, et grossir, multiplier les mouvements de contestation, en retour.
Il ne s’agit pas tant de gommer nos différences que de composer avec nos ressemblances pour tisser des liens de personne à personne, de groupe à groupe, au-delà des frontières. Des liens d’idées, des liens logistiques, des liens amicaux, autant de liaisons atomiques invisibles et incompréhensibles aux institutions étatiques, qui résonnent par identités légales, par interdépendances hiérarchiques. La répression agit sur les réseaux comme une passoire sur l’eau : elle ne retient que le solide, au pire quelques gouttes parmi nous, mais les idées passent et la révolte grossit son cours.

Dans un contexte actuel de dissolution des idées politiques, de vacuité philosophique, de globalisation d’une gouvernance mondiale, les révoltes et les transgressions sont les creusets les plus sains pour faire émerger des autonomies collectives. Chaque révolte et chaque espace de transgression collective forgent les armes et les idées, la force et les convictions dans le foyer cuisant de la répression.
Se soustraire à la révolte et à la transgression par crainte de la répression c’est se résigner à aménager des alternatives dans l’ombre de l’État. Or les alternatives que l’État tolère sont celles qui ne remettent en cause ni les fondements sur lesquels il s’appuie, ni l’ordre dans lequel il encage nos libertés. Les véritables alternatives sont celles qui désapproprient l’État de ses espaces physiques, culturels, politiques, sociaux, spirituels pour les restituer à l’imagination collective.
La répression de ces zones d’autonomie temporaire [4] ne doit pas être ressentie comme une perte, une défaite ou un aveu d’impuissance, car le fait qu’elles soient répréhensibles nous confirme que nous construisons ensemble une véritable alternative, une zone inter-personnelle d’autonomie définitive qui dérange l’État.
Ce que nous avons construit restera dans nos mémoires et aucune répression, quand bien même elle nous mettrait tous à mort, ne pourra dérober à l’histoire le souvenir de ce que nous avons fait ensemble.
Et ce qui a existé avec nous pourra réémerger ailleurs, en d’autres temps et avec d’autres que nous.

La répression et sa perception

La répression a ce mérite de maintenir en nous la conscience d’une menace de fin prochaine et brutale, de nous obliger à vivre pleinement nos alternatives dans des durées limitées et hors des sentiers battus. Elle fige aussi douloureusement ou heureusement dans nos mémoires ce qu’elle nous ôte, la richesse de ce qu’elle nous a dérobé ; ainsi nous l’emportons avec nous, viscéralement, avec la détermination de le rebâtir ailleurs, ni mieux ni pire mais autrement, dans une intensité proportionnellement accrue avec la conscience de la répression.
Cette détermination est contagieuse, elle contamine les imaginaires de ceux qui ne l’ont pas vécu : soit que la répression a contribué à faire connaître ces alternatives en allumant un incendie qui s’est propagé, soit que ceux qui l’ont subie se sont dispersés tels des cendres et ont allumé des foyers sur leurs nouveaux points de chute.

La peur qu’insuffle en nous la répression paralyse trop souvent nos imaginaires alors qu’elle devrait les libérer ; au-delà des mutilations physiques, elle empoisonne nos consciences. Le sentiment d’injustice, le scandale que nous décrivions plus tôt, absorbe instinctivement et négativement notre imagination : l’État que nous percevions derrières des gardes-fous, semble tout à coup pouvoir ouvrir n’importe où et quand des espaces de non-droit où il condamne mutile et tue arbitrairement et impunément.

Or, ce que cette répression nous révèle n’est pas notre impuissance, c’est celle des États devant la force de nos imaginaires. Et plus nous sommes criminalisés, réprimés par la police et la justice, plus nous pouvons avoir la certitude que nous touchons à quelque chose de sensible, et que l’État s’inquiète de la poignée que nous sommes, non pas pour la force d’opposition physique dérisoire que nous représentons, mais pour la puissance sensible de ce que nous pourrions devenir et créer.
Ce n’est pas l’insurrection présente [5] qui provoque l’hystérie sécuritaire [6] mais celle que nos imaginaires, au Val de Susa, dans les ZAD, à Valogne, en Grèce ou dans les pays arabes, dans la richesse de toutes nos constellations [7] militantes, font craindre aux États conscients de leur propre vulnérabilité. Nous ne devons pas craindre notre vulnérabilité, mais nous conforter avec celle des États.
Lorsqu’un État se sent obligé de déployer autant de forces face à un si petit adversaire (car nous sommes bien infimes face à des armements et déploiements militaires), ce n’est pas une démonstration de puissance mais un aveu d’impuissance. En échouant à venir à bout de la résistance de Notre-Dame-des-Landes, le Ministère de l’Intérieur a amené un très grand nombre de personnes à se scandaliser de la répression et en a conduit encore un bon nombre à quitter les sentiers battus du monologue citoyen d’interpellation des autorités, pour entrer dans une transgression et une opposition frontale (que ce soient les agriculteurs qui ont participé aux blocages ou les dizaines de milliers de personnes qui ont outrepassé les édits préfectoraux en participant à la réoccupation de la zone à défendre par l’occupation de maisons et terrain expropriables ou en bloquant des péages d’autoroute partout en France).
Il a également contribué à créer un imaginaire comparable à celui qui perdure au moins depuis le Larzac. La réalité de la ZAD a enflammé les imaginations, réouvert l’horizon des possibilités, créé dans les esprits une zone d’autonomie définitive, une zone affective à défendre, qu’aucune répression ne pourra résorber. Ces mêmes esprits que cinq ans de sarkozysme avaient ébranlé et résigné par la crainte et le fatalisme, se sont massivement extraits de leur torpeur, et se sont ramifiés entre eux pour constituer un réseau de résistances. Ce que toutes nos tentatives continuelles de convergence des luttes échouent à construire, la répression suffit à le réaliser en nous offrant un ennemi commun.

Une des entrées de la ZAD du Testet
Zad du Testet

Mais il ne faudrait pas rester sur cette riche expérience collective et nier que la mobilisation qui a fait suite à la mort de Rémi Fraisse a fait resurgir nos différents, nos craintes, nos sentiments d’isolement.
Nous sommes à nouveau déçu-e-s d’être si peu nombreux-ses et si peu capables de retenir tout-e-s celleux qui désertent nos assemblées et nos manifestations. A nouveau scandalisé-e-s, nous sommes étonné-e-s que ce scandale n’ébranle pas la société toute entière, que nous ne sommes pas légion [8] à secouer les grilles des grandes entreprises, de la Place Beauvau ou de l’Élysée.

S’extraire du spectacle

L’éternelle dissociation entre violents et non-violents, casseurs et manifestants, black-bloc et blanc-bloc [9] marque de plus en plus chaque manifestation qui « dégénère », et menace d’accentuer la dilution des énergies.

La répression a aussi ce pouvoir de zizanie : elle crée l’image d’un désastre, que les médias plaquent aussitôt sur la réalité pour justifier rétroactivement la militarisation des espaces urbains. L’émeute enflamme les imaginations, aussi bien de celleux qui craignent d’y voir la ruine de la démocratie que de celleux qui aiment à sentir le souffle incendiaire de l’insurrection qui vient. Les un-e-s et les autres sont captifs d’un préfabriqué qui appauvrit les imaginaires.
Tandis que les premiers défilent sagement à l’ombre d’un État qui a su pacifier les manifestations en les règlementant progressivement [10], les seconds vont se heurter aux barrières que les préfectures installent dans le but d’amorcer puis concentrer le conflit.
Au final, les uns et les autres, épuisés par la répétition d’un scénario écrit d’avance, perdent leur imaginaire de vue et laissent leur révolte agoniser et s’éteindre telle une bougie. Ce n’est pas tant la manifestation qui contient cette fin en soi, que ce qu’on en fait : si on attend des manifestations qu’elles transportent les imaginaires, il faut qu’elles deviennent des zones à défendre [11], qu’elles portent en elles les zones d’autonomie définitive avec leur richesse, notre créativité collective.

La société du spectacle [12], l’interprétation médiatique falsifiée ou occultée des réalités nous contraint à deux réponses : s’en extraire ou l’investir, quitter la scène ou l’envahir. La répression est un acteur médiocre, généralement sans surprise, qui entre en scène là où on l’attend, il n’y a guère que son intensité qui reste méconnue. Il nous appartient, alors, soit d’esquiver le rendez-vous, soit de réécrire entièrement la mise en scène, de sorte que le prévisible soit pris au dépourvu. Il y a sans doute bien des façons dont notre imaginaire peut s’approprier l’espace, l’investir, le travestir ou le transformer en un théâtre où la répression aura forcément le triste rôle.
En restant figés les un-e-s les autres dans nos rôles habituels, prévisibles et mimétiques, nous participons pleinement à la mise en place et au déroulement du spectacle. L’État aménage l’espace du conflit, et nous l’investissons comme si nous ignorions les un-e-s et les autres qu’une grande partie de l’acte qui va se jouer est déjà écrite dans notre désorganisation et dans la sur-préparation de la préfecture.
En laissant libre cours à l’improvisation de la révolte, nous inscrivons totalement celle-ci dans le décor mis en place pour l’accueillir : le dispositif policier peut s’accomplir, la médiatisation des calamités le justifier et le bras justicier répondre à l’injonction politique de punir [13]. Il ne nous reste plus alors, pour parfaire le tableau, qu’à dénoncer les violences qui nous confisqueraient la libre expression conviviale et familiale d’un désaccord mou ; ou bien à nous scandaliser, une fois de plus, des blessures que nous a infligées délibérément l’appareil répressif. Et las de notre propre duplicité et mimétisme, nous finirons par suspendre notre participation au spectacle, jusqu’à une prochaine mobilisation émotionnelle qui aura un souffle assez puissant pour réaffûter notre détermination …

Dans la ZAD de NDDL

La répétition des schémas assemblée-rassemblement-manifestation appartient à la société du spectacle, c’est le métro-boulot-dodo du militant, une démonstration contrainte de notre colère et non pas l’expression pure de notre révolte. On ne retrouve cette dernière que dans les prémisses de nos mobilisations, lorsque vibrants d’indignation, nous nous sentons prêt-e-s à défier tous les pouvoirs et renverser tous les oppresseurs ; et sans doute est-ce le seul moment où nous serions en mesure de le faire, grâce à une alchimie fortuite de créativité nourrie d’audace, et de colère ivre et suicidaire.
Dans ces moments très courts de puissance et de violence brute, nous ébranlons l’État, qui ne s’attend jamais à ce que l’émotion puisse s’organiser aussi vite et brutalement pour l’atteindre. Ces moments sont le marchepied de bien des révoltes et des insurrections, car nous ne sommes jamais aussi nombreux-ses à nous regrouper que lorsqu’une émotion sincère nous étreint collectivement. L’émotion initiatrice nous unit, alors que la raison et l’organisation qui s’ensuivent nous fragmentent peu à peu, nous renvoyant à nos entités affinitaires respectives.

Il n’y a guère qu’un espace à défendre qui puisse véritablement cristalliser dans la durée cette détermination que nourrit la colère. Qu’un pan entier du territoire devienne une zone à défendre, comme les places des révolutions arabes ou des indignés, et la révolte trouve un lieu ou s’enraciner, se ressourcer à l’imaginaire collectif : la révolte ne se concentre plus seulement sur les lieux à détruire mais se nourrit également dans les lieux qu’elle investit, occupe et se réapproprie. Les TAZ et les ZAD [14] sont ainsi des lieux qui enracinent la révolte et la nourrissent, l’entretiennent.
Lorsque la coordination des intermittents et précaires (CIP) lançait son appel en 2010 «  Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde », elle ne pouvait pas trouver plus juste comme slogan pour traduire ce ressenti cruel que nous avons, lorsqu’aujourd’hui nous peinons à trouver des lieux pour organiser nos luttes. Et non pas des lieux de passage, où notre imaginaire ne peut investir les murs, les pièces, les cours et les toits. Avec la destruction du bâtiment de la CIP en 2010, l’expulsion du squat du Transfo à Bagnolet, la perte prochaine possible du Condensateur et de la Parole Errante à Montreuil [15], il ne nous reste bientôt plus à Paris de lieux pour habiter et refaire le monde.
Nous avons besoin d’espaces de transgression à défendre. Des espaces que nous devrons défendre collectivement face à la répression, non pas pour les conserver, mais pour les faire payer chèrement à l’État. La certitude d’être évincés ne doit pas nous dissuader de nous défendre : notre défense est symbolique, elle participe à l’imaginaire collectif, elle réunit dans le dernier souffle du lieu tous ceux qui captureront ce moment dans leur mémoire.
Plus nombreux seront ceux qui défendront le lieu par leur seule présence active ou passive, plus imposant sera le dispositif répressif mobilisé pour en venir à bout. Et tous ceux, qu’ils habitent, qu’ils luttent ou passent par là, fixeront dans leur mémoire une portion de zone d’autonomie définitive ; ils transporteront ce moment avec eux, avec la détermination de redonner vie à cet imaginaire puissant dans leurs écrits, leurs actes ou leurs paroles, en d’autres temps et d’autres lieux.

Et donc ...

La répression ne doit pas être notre frein mais notre moteur pour l’auto-détermination. Partout où elle tente de s’imposer, nous devons la retourner, la considérer comme un indice de notre pertinence et non pas comme un signe de notre anéantissement prochain. Plus l’État essaiera de nous dominer, plus nous le dominerons, parce qu’il s’évertuera à nous suivre, à nous surveiller maladivement, à calquer chacun de ses mouvements sur certain-e-s d’entre nous, groupes ou individus, qu’il voudra désespérément isoler et considérer comme les meneurs et les inspirateurs de nos luttes ; alors que nous nous inspirons mutuellement, qu’alternativement nous nous entraînons et nous tempérons.
Nous ne sommes pas une unicité figée dans un carcan idéologique, comme le tendent à être les partis et syndicats, nous sommes une multiplicité mouvante que rien ne peut isoler, aussi longtemps que nous nous organiserons en réseaux.

En se focalisant sur certains endroits, l’État en négligera d’autres, qui seront une résurgence de notre zone d’autonomie collective et créative. En voulant nous emprisonner, la répression éveille ceux de nos amis, parents, proches qui se berçaient encore d’illusions. En voulant nous juger, la répression crée l’injustice, elle révèle à chacun-e de nous la mascarade des tribunaux. En voulant nous mutiler et nous tuer, la répression ancre dans nos chairs et nos intimités une détermination et une colère inextinguibles.

En nous montrant ce que nous rejetons viscéralement, la répression dessine les contours de ce que nous voulons être, construire et préserver.

katyusha[at]riseup.net
avril 2015

Notes

[1Du nom officiel de l’opération policière qui, à l’aide d’un dispositif énorme d’un millier de policiers et gendarmes durant plusieurs semaines, a tenté d’évincer de la Zone à Défendre de Notre-Dame-des-Landes les centaines d’opposants qui occupaient et occupent toujours la zone du projet d’aéroport.

[2D’ailleurs, l’église n’est jamais qu’un État qui étend son empire sur les pensées quand elle ne régente pas directement par une théocratie.

[3La « gouvernementalité intrinsèque de l’État » selon Foucault

[4Il s’agit de dépasser les TAZ d’Hackim Bey et de penser des zones d’autonomies, non pas comme un espace physique d’insurrection éphémère dans lequel on abolirait les normes et les lois de la société environnante avant d’être rattrapé par elle, mais comme un espace intellectuel, sensible qui rassemblerait nos vécus et nos imaginaires pour se transporter d’un lieu et d’une époque à d’autres, en se nourrissant de chaque individualité qui viendrait s’y ajouter.

[5Là où le Comité invisible dépeint une insurrection arrivée, nous la pensons plutôt permanente et latente, avec plus ou moins d’intensité selon le nombre de celleux qui la portent, le sens qu’on lui donne et la colère qui l’anime.

[6Dont l’affaire Tarnac (Cf. Mathieu Dufresne – Magasin général) et le procès des mauvaises intentions (brochure éponyme) sont de bonnes illustrations.

[7Cf. le livre Constellations qui redessine nos mille visages au gré des témoignages de ceux qui ont donné corps à nos luttes récentes

[8Le « We are Legion » des Anonymous, un imaginaire tout droit sorti de la fiction de V pour Vendetta, qui laisse entendre que derrière nos masques du quotidien nous serions innombrables. Mais au contraire, c’est parce que les visages sont trop connus, entre militants, et de nos adversaires, que nous craignons autant la répression.
On invite sans cesse les « masses » populaires à se mobiliser, pour pouvoir se fondre dedans, disparaître de la première ligne, enlever les capuches et les écharpes et revêtir dix mille visages de révoltés. Hélas, la foule dénonce ses révoltés, elle n’est pas prédisposée à la révolution et là aussi nous sommes scandalisés que la population ne nous reconnaisse pas comme les leurs mais se joigne à l’État pour nous montrer du doigt, et nous vouer à l’échafaud.

[9Une invention de l’ACIPA pour déguiser un service d’ordre, lors des manifestations nantaises, en « pacifistes radicaux ».

[10Depuis la Loi du 23 octobre 1935 (alors que Laval était 1er ministre) qui stipule que les manifestations doivent être déclarées

[11Non pas dans un esprit de « ZAD partout » où on tenterait, par le mimétisme, de reproduire les mêmes recettes partout, mais par une réappropriation/autonomisation collective des espaces, en prenant en compte leurs contextes géographique, social et militant.

[12au sens où Guy Debord l’entendait dans La société du spectacle : un capitalisme qui marchandise et transforme la société en un spectacle perpétuel où tout se consomme, y compris la médiatisation du spectacle et l’attentat à ce dernier. Lorsque nous attentons au spectacle, celui-ci nous enferme dans sa traduction médiatisée de nos actes, déformée pour correspondre à des standards de communication qui lui sont propres.

[13Foucault dans Surveiller et Punir : «  le droit de punir a été déplacé de la vengeance du souverain à la défense de la société  » ; lors du procès de 3 camarades interpellés sur la manifestation sauvage du 29 octobre, la procureure proclamait ainsi « lorsque des dégradations sont commises, c’est toute la société qui en souffre  ».

[14Nous distinguons TAZ et ZAD qui recouvrent différentes perceptions de l’occupation qui peuvent se recouper : l’occupation des projets d’aménagement du territoire comme à NDDL, à Sivens ou même à Ivry avec le Dilengo ; ou l’occupation de lieux de vie et d’activité qui rayonnent dans la société, tels les squats, les centres sociaux et les espaces communautaires.

[15Qui retourneront dans le giron des propriétaires et des institutions

Mots-clefs : répression
Localisation : région parisienne

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