La colère

« Le fascisme c’est ce qu’on vit en France quand on est une femme Noire qui porte le voile et qu’on marche dans certaines rues, quand on va à la préfecture pour renouveller sa carte de séjour, quand on évite la police, quand on marche le ventre plein de bile sortant de chez soi le matin et qu’on est sans-papiers.(...) »

« Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous »

Discours sur le Colonialisme, Aimé Césaire.

Le fascisme c’est ce qu’on vit en France quand on est une femme Noire qui porte le voile et qu’on marche dans certaines rues, quand on va à la préfecture pour renouveler sa carte de séjour, quand on évite la police, quand on marche le ventre plein de bile sortant de chez soi le matin et qu’on est sans-papiers. C´est prendre le bus et se faire cracher dessus, se faire tabasser parce qu’on est lesbienne et/ou trans, c’est devoir se cacher constamment, protéger mille identités, lorsque on est travailleuse du sexe. Le fascisme c’est ne plus pouvoir écouter la radio, la télé. C’est entendre que rien de ce qui nous importe n’importe, pire que tout ce qui nous importe est un danger pour la République. Communautarisme.
C’est les milices d’extrême-droite dont on ne fait pas grand cas, c’est le chômage sans issue, c’est nos burn-outs dans nos emplois racistes et sexistes, c’est être violée et ne trouver d’aide nulle part, c’est la police qui nous tue, les hôpitaux qui nous laissent mourir quand on appelle à l’aide, l´école qui organise notre échec scolaire, c"est Mayotte sans eau courante, sans transport en commun,sans respect, c’est les 40 lois sur l´immigration pour nous criminaliser, c’est la Guadeloupe sans eau courante, sans CHU, c’est les exécutés par la police et ses milices en Kanaky, et le transfert des militants arrêtés pour un jugement, en France hexagonale, loin de leur soutiens.
Le fascisme, c’est la surmortalité en Seine-Saint-Denis pendant le Covid, c’est les amendes pour non-respect du couvre-feu qui ne pleuvent que sur certains quartiers, c’est menacer nos parents de tout perdre si nous nous révoltons, c’est la préfecture, c’est la loi sur le refus d’obtempérer, c’est l´humiliation des visas qu’on paye et qui sont refusés, c’est nous tirer dans le dos et se faire un million dans une cagnotte collective, c’est la loi sur l’état d´urgence, c’est ce qui se passe à Briançon, c’est la mort de Blessing, celle de Naomi Musenga, celle de Fati et Marie, c’est tous les matins, les nuits et les jours à Calais, c’est la Méditerranée comme frontière la plus meurtrière au monde.
C’est un monde qui se construit contre nous, contre nos mondes intérieurs, qui est fait pour que « nous ne soyons pas censées survivre ».

En colère parce que le projet républicain comme rempart au fascisme n’a depuis le début jamais concerné les territoires colonisés et par extension celleux qui en sont originaires.
On nous intime aujourd’hui d’aller voter et nous sommes en colère. Y a-t-il donc une histoire dont ne nous soyons les dindonnes de la farce ? Il nous faudrait maintenant vaillamment voter pour épargner aux autres les maux que nous subissons ?
Suivant la dissolution surprise de l’assemblée nationale le 9 juin dernier par EM, nombre de partis de gauche ont semblé découvrir qu’on était aux portes du fascisme après avoir participé eux aussi à sa normalisation à coup de grand discours sur l’universalisme ou sur les électeurs du RN qui ne sont pas fachos mais fâchés.

Depuis le 9 juin, nous nous posons la question de notre place, en tant que collectif afroféministe, dans le moment que nous vivons. Nous ne découvrons pas que les français.es sont acquis.es aux idées racistes, ni que les personnes racisées délaissées depuis plusieurs années par les politiques votent peu.
Et dans nos discussions, où que veuille aller l’analyse, la colère.
On nous propose le vote comme seule protection, comme acte antifasciste ultime. Mais nous savons que le vote ne nous a jamais protégé et ne nous protégera jamais. Comment le vote, réservé uniquement aux nationaux, pourrait-il être une arme antifasciste ?
On nous intime de voter mais pour beaucoup d’entre nous, voter n’est pas une option. Nous ne sommes pas français.e.s.
Le vote en France, conçu comme privilège du national, est un outil de la frontière — il ne pourra jamais à lui seul être le moyen de son démantèlement. Le fascisme demande la construction d’un « nous » à protéger face à un « autre » habitant un genre et une race menaçante. Cette dichotomie du nous et des autres se retrouve à son apogée dans le vote national. Le vote uniquement pour les nationaux c’est bien littéralement la France aux français. Ce n’est pas un hasard que ce soit par vote aujourd’hui que se mobilisent entre autres les forces d‘extrême-droite. C’est la mobilisation du privilège racial dont la nationalité est un proxy, au moment où le néo-libéralisme ne laisse plus que ce mythe auquel se raccrocher. Être français.e et raciste est ce qui relie l’électorat d’extrême-droite, des bourgeois.es de Neuilly aux abandonné-es de la Creuse, dans les Cévennes, en Guadeloupe, dans le Sud et en Bretagne. En colère car c’est précisément ce néocolonialisme qui nous pousse à devenir des français.es comme il faut, à ne pas nous révolter parce que le prix à payer est trop lourd, à rester calme avec pour objectif principal l’obtention du passeport colonial, créant une fracture entre les racisé.e.s migrant.e.s et les racisé.e.s français.e.s.
Le vote, nous promet-on, est un moyen de retour à la normale. Non merci, rien de normal pour nous dans la normalité qu’on nous propose. On nous invoque le Front Populaire, promesse d’un passé glorieux de la France sociale s‘unifiant et se soulevant contre la menace fasciste. Dans la glorieuse France de 1936, alors que des gains notables étaient fait en matière de droits sociaux, la vie de nos grands-mères étaient régies par le code de l’indigénat. Le Front Populaire d’alors promettait une commission parlementaire pour étudier la question des colonies. Cette commission n’accoucha même pas d’une souris. Surtout, nous n’oublions pas, qu’après 1936 rapidement arriva 1940. Le Nouveau Front Populaire nous promet lui de renforcer la justice et la police qui nous tue et nous enferme pour lutter contre le racisme — un commissariat de l’égalité, faillite de l‘imagination antiraciste. Nous ne sommes pas dupes.
En colère enfin parce que nous savons que la généralisation à l’ensemble du territoire des techniques fascistes qui nous sont déjà appliquées signifie un décuplement de violence bureaucratique, physique, psychique et symbolique à notre encontre.
Le marteau, l’enclume et nous, en colère.
Alors oui, beaucoup d’entre nous irons voter nouveau front populaire, celles d’entre nous dotées d’un passeport colonial. Parce que nous sommes antifascistes par conviction et par nécessité, nous ne nous priverons d´aucun outil mise à notre disposition pour notre survie. Nous choisirons toujours le terrain le plus favorable à nos luttes, sans être dupes. Ce ne sont pas dans les urnes françaises que se jouera la libération afroféministe que nous appelons de nos vœux.
Mais nous savons aussi qu’alors que se tissait l’histoire du Front Populaire, prenaient aussi corps les mouvements panafricains. Que les premiers congrès panafricains ont lieu à partir de 1919 et que se formulent alors des visions d’indépendances. Nous savons qu‘après 1940, il y a 1945 et le congrès de Londres où se retrouvent Amy Ashwood Garvey, Padmore, Marika Sherwood, Nkrumah, Alma La Badie, Dubois… Qu’en France existait dès 1926, le comité de défense de la race nègre. Nous savons que dans les années 20 les sœurs Nardal projetaient à travers leurs salons le futur des luttes anticoloniales des années 50 et 60, que Paulette Nardal dès 1931 co-fonde la Revue du Monde Noir. En d’autres termes, nous savons non seulement que nous pouvons mais que nous devons, en tant que personnes Noires dans « le ventre de la bête », organiser des horizons de libération qui outrepassent l’idée nationale, en coordination avec les mouvements révolutionnaires féministes anticapitalistes Noirs diasporiques et du Continent.
Alors, ce qui pour nous est l’urgence c’est notre sécurité. Que le RN passe ou non, la violence raciste est lâchée. Si le RN obtient la majorité à l‘Assemblée Nationale, il y aura une déferlante de fachos pour fêter ça. S’ils perdent, leur frustration se déversera dans les rues. Nous le sentons dans nos chairs, c’est ce dont on parle — il nous faut mettre en place des méthodes pour nous protéger — nous sommes notre propre sécurité, notre propre sûreté. Si nous savions depuis longtemps que la police, qui vote en majorité pour le FN, dont la mission est la protection des intérêts de la propriété blanche, ne nous protégera pas, aujourd’hui il n’y a aucun doute qu’au soir du 7 juillet, appeler la police peut se révéler un geste vain, voire dangereux.
Face à ce déferlement de haine, nous nous engageons à continuer notre travail entrepris déjà depuis plusieurs années, à vous proposer des espaces d’échanges, de discussion et à construire ensemble une riposte antiraciste/antifasciste.
Quelque soit les résultats du 07/07 prochain, ne nous laissons pas gagner par la sidération, la peur en cas de victoire du RN ou même par un bref soulagement en cas de victoire du NFP, commençons et continuons à nous organiser.

Mots-clefs : antifasciste

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