Elisée Reclus : À mon Frère le paysan, 1899.

« Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu. Sinon votre sort à venir est horrible, car nous sommes dans un âge de science et de méthode et nos gouvernants, servis par l’armée des chimistes et des professeurs, vous préparent une organisation sociale dans laquelle tout sera réglé comme dans une usine, où la machine dirigera tout, même les hommes ; où ceux-ci seront de simples rouages que l’on changera comme de vieux fer quand ils se mêleront de raisonner et de vouloir. »

Elisée Reclus – qui titra « La conquête du pain » de Kropotkine et qui en signa la préface – rédige quelques années plus tard un texte annonciateur, pour le moins prémonitoire.

Deuxième texte de la trilogie consacrée à l’agriculture par des penseurs libertaire du 19e et 20e siècle. Les autres articles de la trilogie sont accessibles ici :

Dans cet écrit, Reclus répond aux polémiques de son temps qui opposent la figure du paysan à celle de l’ouvrier, opposent la campagne à la ville, la tradition à la modernité, et d’une certaine manière, la réaction au progrès.

S’il fait du projet d’aménagement terrestre et d’émancipation propre à la modernité son combat, Reclus modère tout de même les éloges catégoriques et passionnés qui en sont faites. Reclus croit fermement en l’amélioration matérielle des conditions d’existence, partout il les promeut, mais il révoque le sens de l’histoire, son déterminisme et sa linéarité. Lui, entrevoit plutôt des séries consécutives d’avancées et de reculs, des élans de progressions et des mouvements de regrès. Il est pour le progrès, mais il n’est pas de la prophétie. Il est pour la modernité, mais il n’est pas contre la « nature ». Il n’est ni pour la ruralité, ni pour l’urbanisme, il est pour le rapprochement, pour l’alliance des savoirs, il est pour la synthèse.

Géographe et encyclopédiste, il loue un respect immense aux « peuples primitifs » et aux « savoirs indigènes ». Il reconnaît bien volontiers les bienfaits qu’implique la modernité, mais n’en fait jamais une supériorité « civilisatrice ». Il n’est ni partisan du « retour à la nature », ni louangeur du « bon sauvage », mais porte en estime toute la connaissance humaine, sans malheureuses distinctions. S’il n’est donc pas explicitement « progressiste », il défend la modernisation. Pour autant, sans solidarité, sans égalité, sans partage, sans élévation des individus et de l’humanité toute entière, le progrès pourrait porter en lui des germes de régressions.

À juste titre, Reclus distingue dans les évolutions techniques de son époque les signes d’une entreprise de domestication extraordinairement rationnelle qu’il craint, et qu’il envisage à bien des égards comme une menace. L’organisation scientifique du travail, qui fait de chaque geste, de chaque action, une performance salariale chronométrée, « évaluées en chiffres », pourrait bientôt déborder des usines et unifier la société toute entière. Ce progrès n’est pas celui que Reclus entend défendre. Au contraire, au service seulement « du bénéfice patronal », cette science capitaliste baigne déjà dans le jus de la puissance.

Les inquiétudes de Reclus sont fondées, la paysannerie pourrait devenir à son tour industrielle, et les années qui succéderont sa mort lui donneront tristement raison. [1]

Elisée Reclus : À mon Frère le paysan, 1899.

« Est-il vrai », m’as-tu demandé, « est-il vrai que tes camarades, les ouvriers des villes, pensent à me prendre la terre, cette douce terre que j’aime et qui me donne des épis, bien avarement, il est vrai, mais qui me les donne pourtant ? Elle a nourri mon père et le père de mon père ; et mes enfants y trouveront peut-être un peu de pain. Est-il vrai que tu veux me prendre la terre, me chasser de ma cabane et de mon jardinet ? Mon arpent ne sera-t-il plus à moi ? »

Non, mon frère, ce n’est pas vrai. Puisque tu aimes le sol et que tu le cultives, c’est bien à toi qu’appartiennent les moissons. C’est toi qui fais naître le pain, nul n’a le droit d’en manger avant toi, avant ta femme qui s’est associée à ton sort, avant l’enfant qui est né de votre union. Garde tes sillons en toute tranquillité, garde ta bêche et ta charrue pour retourner la terre durcie, garde la semence pour féconder le sol. Rien n’est plus sacré que ton labeur, et mille fois maudit celui qui voudrait t’enlever le sol devenu nourricier par tes efforts !

Mais ce que je dis à toi, je ne le dis pas à d’autres qui se prétendent cultivateurs et qui ne le sont pas. Quels sont-ils ces soi-disant travailleurs, ces engraisseurs du sol ? L’un est né grand seigneur. Quand on l’a placé dans son berceau, tout enveloppé de laines fines et de soies douces à toucher et à voir, le prêtre, le magistrat, le notaire et d’autres personnages sont venus saluer le nouveau-né comme un futur maître de la terre. Des courtisans, hommes et femmes, sont accourus de toutes parts pour lui apporter des présents, des étoffes brochées d’argent et des hochets d’or ; pendant qu’on le comble de cadeaux, des scribes enregistrent en de grands livres que le poupon possède ici des sources et là des rivières, plus loin des bois, des champs et des prairies, puis ailleurs des jardins et encore d’autres champs, d’autres bois, d’autres pâturages. Il en a dans la montagne, il en a dans la plaine ; même sous la terre il est aussi maître de grands domaines où des hommes travaillent, par centaines ou par milliers. Quand il sera devenu grand, peut-être, un jour, ira-t-il visiter ce dont il hérita au sortir du ventre maternel ; peut-être ne se donnera-t-il pas même la peine de voir toutes ces choses ; mais il en fera recueillir et vendre les produits. De tous côtés, par routes et par chemins de fer, par barques de rivières et par navires sur l’océan, on lui apportera de grands sacs d’argent, revenus de toutes ses campagnes. Eh bien, quand nous aurons la force, laisserons-nous tous ces produits du labeur humain, les laisserons-nous dans les coffres-forts de l’héritier, aurons-nous le respect de cette propriété ? non, mes amis, nous prendrons tout cela. Nous déchirerons ces papiers et plans, nous briserons les portes de ces châteaux, nous saisirons ces domaines. « Travaille, si tu veux manger ! » dirons-nous à ce prétendu cultivateur ! Rien de toutes ces richesses n’est plus à toi ! »

Et cet autre seigneur né pauvre, sans parchemin, que nul flatteur ne vint admirer dans la cabane ou la mansarde maternelle, mais qui eut la chance de s’enrichir par son travail probe ou improbe ? Il n’avait pas une motte de terre où reposer sa tête, mais il a su, par des spéculations ou des économies, par les faveurs des maîtres ou du sort, acquérir d’immenses étendues qu’il enclot maintenant de murs et de barrières : il récolte où il n’a point semé, il mange et grappille le pain qu’un autre a gagné par son travail. Respecterons-nous cette deuxième propriété, celle de l’enrichi qui ne travaille point sa terre, mais qui la fait labourer par des mains esclaves et qui la dit sienne ? Non, cette deuxième propriété, nous ne la respecterons pas plus que la première. Ici encore, quand nous en aurons la force, nous viendrons mettre la main sur ces domaines et dire à celui qui s’en croit maître :

« En arrière, parvenu ! Puisque tu as su travailler, continue ! Tu auras le pain que te donnera ton labeur, mais la terre que d’autres cultivent n’est plus à toi. Tu n’es plus le maître du pain. »

Ainsi nous prendrons la terre, oui, nous la prendrons, mais à ceux qui la détiennent sans la travailler, pour la rendre à ceux auxquels il était interdit d’y toucher. Toutefois, ce n’est point pour qu’ils puissent à leur tour exploiter d’autres malheureux. La mesure de la terre à laquelle l’individu, le groupe familial ou la communauté d’amis ont naturellement droit, est embrassée par leur travail individuel ou collectif. Dès qu’un morceau de terre dépasse l’étendue de ce qu’ils peuvent cultiver, ils n’ont aucune raison naturelle de revendiquer ce lambeau ; l’usage en appartient à d’autres travailleurs. La limite se trace diversement entre les cultures des individus ou des groupes, suivant la mise en état de la production. Ce que tu cultives, mon frère, est à toi, et nous t’aiderons à le garder par tous les moyens en notre pouvoir ; mais ce que tu ne cultives pas est à un compagnon. Fais-lui de la place. Lui aussi saura féconder la terre.

Mais si l’un et l’autre vous avez droit à votre part de terre, aurez-vous l’imprudence de rester isolés ? Seul, trop seul, le petit paysan cultivateur est trop faible pour lutter à la fois contre la nature avare et contre l’oppresseur méchant. S’il réussit à vivre, c’est par un prodige de volonté. Il faut qu’il s’accommode à tous les caprices du temps et se soumette en mille occasions à la torture volontaire. Que la gelée fende la pierre, que le soleil brûle, que la pluie tombe ou que le vent hurle, il est toujours à l’œuvre ; que l’inondation noie ses récoltes, que la chaleur les calcine, il moissonne tristement ce qui reste et qui ne suffira guère à le nourrir. Qu’arrive le jour des semailles, il se retirera le grain de la bouche pour le jeter dans le sillon. Dans son désespoir, l’âpre foi lui reste : il sacrifie une partie de la pauvre moisson, si nécessaire, dans la confiance qu’après le rude hiver, après le brûlant été, le blé mûrira pourtant et doublera, triplera la semence, la décuplera peut-être. Quel amour intense il ressent pour cette terre, qui le fait tant peiner par le travail, tant souffrir par la crainte et les déceptions, tant exulter de joie quand les lignes ondulent à pleins épis. Aucun amour n’est plus fort que celui du paysan pour le sol qu’il défonce et qu’il ensemence, duquel il est né et dans lequel il retournera ! Et pourtant que d’ennemis l’entourent et lui envient la possession de cette terre qu’il adore ! Le percepteur d’impôts taxe sa charrue et lui prend une part de son blé ; le marchand en saisit une autre part ; le chemin de fer le frustre aussi dans le transport de la denrée. De toutes parts, il est trompé. Et nous avons beau lui crier : « Ne paie pas l’impôt, ne paie pas la rente », il paie quand même parce qu’il est seul, parce qu’il n’a pas confiance dans ses voisins, les autres petits paysans, propriétaires ou métayers, et n’ose se concerter avec eux. On les tient asservis, lui et tous les autres, par la peur et la désunion.

Il est certain que si tous les paysans d’un même district avaient compris combien l’union peut accroître la force contre l’oppression, ils n’auraient jamais laissé périr les communautés des temps primitifs, les « groupes d’amis », comme on les appelle en Serbie et autres pays slaves. La propriété collective de ces associations n’est point divisée en d’innombrables enclos par des haies, des murs et des fossés. Les compagnons n’ont point à se disputer pour savoir si un épi poussé à droite ou à gauche du sillon est bien à eux. Pas d’huissier, pas d’avoué, pas de notaire pour régler les intérêts entre les camarades. Après la récolte, avant l’époque du nouveau labour, ils se réunissent pour discuter les affaires communes. Le jeune homme qui s’est marié, la famille qui s’est accrue d’un enfant ou chez laquelle est entré un hôte, exposent leur situation nouvelle et prennent une plus large part de l’avoir commun pour satisfaire leurs besoins plus grands. On resserre ou l’on éloigne les distances suivant l’étendue du sol et le nombre de membres, et chacun besogne dans son champ, heureux d’être en paix avec les frères qui travaillent à leur côté sur la terre mesurée aux besoins de tous. Dans les circonstances urgentes, les camarades s’entraident : un incendie a dévoré telle cabane, tous s’occupent à la reconstruire ; une ravine d’eau a détruit un bout de champ, on en prépare un autre pour le détenteur lésé. Un seul paît les troupeaux de la communauté, et le soir, les brebis, les vaches savent reprendre le chemin de leur étable sans qu’on les y pousse. La commune est à la fois la propriété de tous et de chacun.

Oui, mais la commune, de même que l’individu, est bien faible si elle reste dans l’isolement. Peut-être n’a-t-elle pas assez de terres pour l’ensemble des participants, et tous doivent souffrir de la faim ! Presque toujours elle se trouve en lutte avec un seigneur plus riche qu’elle, qui prétend à la possession de tel ou tel champ, de telle forêt ou de tel terrain de pâture. Elle résiste bien, et si le seigneur était seul, elle aurait bien vite triomphé de l’insolent personnage ; mais le seigneur n’est pas seul, il a pour lui le gouverneur de la province et le chef de la police, pour lui les prêtres et les magistrats, pour lui le gouvernement tout entier avec ses lois et son armée. Au besoin, il dispose du canon pour foudroyer ceux qui lui disputent le sol débattu. Ainsi, la commune pourrait avoir cent fois raison, elle a toutes les chances que les puissants lui donnent tort. Et nous avons beau lui crier, comme à l’imposable isolé : « Ne cède pas ! », elle doit céder, victime de son isolement et de sa faiblesse.

Vous êtes donc faibles, vous tous, petits propriétaires, isolés ou associés en communes, vous êtes bien faibles contre tous ceux qui cherchent à vous asservir, accapareurs de terre qui en veulent à votre petit lopin, gouvernants qui cherchent à en prélever tout le produit. Si vous ne savez pas vous unir, non seulement d’individu à individu et de commune à commune, mais aussi de pays à pays, en une grande internationale de travailleurs, vous partagerez bientôt le sort de millions et de millions d’hommes qui sont déjà dépouillés de tous droits aux semailles et à la récolte et qui vivent dans l’esclavage du salariat, trouvant l’ouvrage quand des patrons ont intérêt à leur en donner, toujours obligés de mendier sous mille formes, tantôt demandant humblement d’être embauchés, tantôt même en avançant la main pour implorer une avare pitance. Ceux-ci ont été privés de la terre, et vous pouvez l’être demain. Y a-t-il une si grande différence entre leur sort et le vôtre ? La menace les atteint déjà ; elle vous épargne encore pour un jour ou deux. Unissez-vous tous dans votre malheur ou votre danger. Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu.

Sinon votre sort à venir est horrible, car nous sommes dans un âge de science et de méthode et nos gouvernants, servis par l’armée des chimistes et des professeurs, vous préparent une organisation sociale dans laquelle tout sera réglé comme dans une usine, où la machine dirigera tout, même les hommes ; où ceux-ci seront de simples rouages que l’on changera comme de vieux fer quand ils se mêleront de raisonner et de vouloir.

C’est ainsi que dans les solitudes du Grand-Ouest Américain, des compagnies de spéculateurs, en fort bons termes avec le gouvernement, comme le sont tous les riches ou ceux qui ont l’espoir de le devenir, se sont fait concéder des domaines immenses dans les régions fertiles et en font à coups d’hommes et de capitaux des usines à céréales. Tel champ de culture a la superficie d’une province. Ce vaste espace est confié à une sorte de général, instruit, expérimenté, bon agriculteur et bon commerçant, habile dans l’art d’évaluer à sa juste valeur la force de rendement des terrains et des muscles. Notre homme s’installe dans une maison commode au centre de sa terre. Il a dans ses hangars cent charrues, cent machines à semer, cent moissonneuses, vingt batteuses ; une cinquantaine de wagons traînés par des locomotives vont et viennent incessamment sur des lignes de rails entre les gares du champ et le port le plus voisin dont les embarcadères et les navires lui appartiennent aussi. Un réseau de téléphones va de la maison palatiale à toutes les constructions du domaine ; la voix du maître est entendue de partout ; il a l’oreille à tous les bruits, le regard à tous les actes ; rien ne se fait sans ses ordres et loin de sa surveillance.

Et que devient l’ouvrier, le paysan dans ce monde si bien organisé ? Machines, chevaux et hommes sont utilisés de la même manière : on voit en eux autant de forces, évaluées en chiffres, qu’il faut employer au mieux du bénéfice patronal, avec le plus de produit et le moins de dépenses possible. Les écuries sont disposées de telle sorte qu’au sortir même de l’édifice, les animaux commencent à creuser le sillon de plusieurs kilomètres de long qu’ils ont à tracer jusqu’au bout du champ : chacun de leurs pas est calculé, chacun rapporte au maître. De même les mouvements des ouvriers sont réglés à l’issue du dortoir commun. Là, point de femmes ni d’enfants qui viennent troubler la besogne par une caresse ou par un baiser. Les travailleurs sont groupés par escouades ayant leurs sergents, leurs capitaines et l’inévitable mouchard. Le devoir est de faire méthodiquement le travail commandé, d’observer le silence dans les rangs. Qu’une machine se détraque, on la jette au rebut, s’il n’est pas possible de la réparer. Qu’un cheval tombe et se casse un membre, on lui tire un coup de revolver dans l’oreille et on le traîne au charnier. Qu’un homme succombe à la peine, qu’il se brise un membre ou se laisse envahir par la fièvre, on daigne bien ne pas l’achever, mais on s’en débarrasse tout de même : qu’il meure à l’écart sans fatiguer personne de ses plaintes. À la fin des grands travaux, quand la nature se repose, le directeur se repose aussi et licencie son armée. L’année suivante, il trouvera toujours une quantité suffisante d’os et de muscles à embaucher, mais il se gardera bien d’employer les mêmes travailleurs que l’année précédente. Ils pourraient parler de leur expérience, s’imaginer qu’ils en savent autant que le maître, obéir de mauvaise grâce, qui sait ? S’attacher peut-être à la terre cultivée par eux et se figurer qu’elle leur appartient !

Certes, si le bonheur de l’humanité consistait à créer quelques milliardaires thésaurisant au profit de leurs passions et de leurs caprices les produits entassés par tous les travailleurs asservis, cette exploitation scientifique de la terre par une chiourme de galériens serait l’idéal rêvé. Prodigieux sont les résultats financiers de ces entreprises, quand la spéculation ne ruine pas ce que la spéculation crée. Telle quantité de blé obtenue par le travail de cinq cents hommes pourrait en nourrir cinquante mille ; à la dépense faite par un salaire avare correspond un rendement énorme de denrées qu’on expédie par chargement de navires et qui se vendent dix fois la valeur de production. Il est vrai que si la masse des consommateurs manquant d’ouvrage et de salaire devient trop pauvre, elle ne pourra plus acheter tous ces produits et, condamnée à mourir de faim, elle n’enrichira plus les spéculateurs. Mais ceux-ci ne s’occupent point du lointain avenir : gagner d’abord, marcher sur un chemin pavé d’argent, et l’on verra plus tard ; les enfants se débrouilleront ! « Après nous le déluge ! »

Voilà, camarades travailleurs qui aimez le sillon où vous avez vu pour la première fois le mystère de la tigelle de froment perçant la dure motte de terre, voilà quelle destinée l’on vous prépare ! On vous prendra le champ et la récolte, on vous prendra vous-mêmes, on vous attachera à quelque machine de fer, fumante et stridente, et tout enveloppés de la fumée de charbon, vous aurez à balancer vos bras sur un levier dix ou douze mille fois par jour. C’est là ce qu’on appelle l’agriculture. Et ne vous attardez pas alors à faire l’amour quand le cœur vous dira de prendre femme ; ne tournez pas la tête vers la jeune fille qui passe : le contremaître n’entend pas qu’on fraude le travail du patron. S’il convient à celui-ci de vous permettre le mariage pour créer progéniture, c’est qu’il vous trouvera bien à son gré ; vous aurez cette âme d’esclave qu’il aura voulu façonner ; vous serez assez vil pour qu’il autorise la race d’abjection à se perpétuer. L’avenir qui vous attend est celui de l’ouvrier, de l’ouvrière, de l’enfant d’usine ! Jamais esclavage antique n’a plus méthodiquement pétri et façonné la matière humaine pour la réduire à l’état d’outil. Que reste-il d’humain dans l’être hâve, déjeté, scrofuleux qui ne respire jamais d’autre atmosphère que celle des suints, des graisses et des poussières ?

Evitez cette mort à tout prix, camarades. Gardez jalousement votre terre, vous qui en avez un lopin ; elle est votre vie et celle de la femme, des enfants que vous aimez. Associez-vous aux compagnons dont la terre est menacée comme la vôtre par les usiniers, les amateurs de chasse, les prêteurs d’argent ; oubliez toutes vos petites rancunes de voisin à voisin, et groupez-vous en communes où tous les intérêts soient solidaires, où chaque motte de gazon ait tous les communiers pour défenseurs. À cent, à mille, à dix mille, vous serez déjà bien forts contre le seigneur et ses valets ; mais vous ne serez pas encore assez forts contre une armée. Associez-vous donc de commune à commune et que la plus faible dispose de la force de toutes. Bien plus, faites appel à ceux qui n’ont rien, à ces gens déshérités des villes qu’on vous a peut-être appris à haïr, mais qu’il faut aimer parce qu’ils vous aideront à garder la terre et à reconquérir celle qu’on vous a prise. Avec eux, vous attaquerez, vous renverserez les murailles d’enclos ; avec eux, vous fonderez la grande commune des hommes, où l’on travaillera de concert à vivifier le sol, à l’embellir et à vivre heureux, sur cette bonne terre qui nous donne le pain.

Mais si vous ne faites pas cela, tout est perdu. Vous périrez esclaves et mendiants : « Vous avez faim », disait récemment un maire d’Alger à une députation d’humbles sans-travail, « vous avez faim ?... Eh bien, mangez-vous les uns les autres ! »

Notes

[1Évolutions et Révolutions de l’agriculture française au XXe :

1)

L’exode du début de siècle, engendré par l’urbanisation et l’industrialisation du pays, amorçait déjà à voix basse une mutation du monde rural. C’est toutefois la grande guerre qui confirmera sa métamorphose. Lorsque la première guerre mondiale éclate, plus de la moitié des paysans français sont envoyés au front, la plupart en première ligne, 600 000 n’en reviendront pas. La guerre, exige un recourt massif aux importations de produits agricoles et alimentaires en provenance de l’étranger, les saccages qui en résultent, débouchent quant à eux sur un crise agricole majeure. Les terres, d’abord occupées, puis dévastées par les combats, retireront à la paysannerie près de trois millions d’hectares de sols jusque-là cultivables.

2)

L’après-guerre nécessite la restauration d’un appareil de production agricole efficace. L’activité paysanne se doit d’être réformée. On peut dater à cette période l’irruption de « l’armée des chimistes et des professeurs » que redoutait Reclus dans les campagnes françaises. Les stocks de nitrates du complexe militaro-industriel inutilisés pendant la guerre seront recyclés dans la production d’engrais, les restes d’armes chimiques deviendront des herbicides, des insecticides, et les lignes de fabrications de chars d’assaut seront bientôt converties à la construction de tracteurs. Ces développements sont toutefois relatifs, lents, et minoritaires. La société française reste une société rurale, où près de 40 % de la population travaille toujours dans le secteur agricole.

3)

Au milieu des années 20, des schémas d’inspirations fordistes voués à l’intensification de la production agricole s’établissent peu à peu sous l’intervention de l’État ; principalement dans les colonies françaises qu’il surexploite. En parallèle, l’électricité apparaît dans les campagnes, et les petites fermes comme les grands domaines s’effacent graduellement des paysages. L’accès à la propriété, la diminution du nombre de paysans et l’exode des travailleurs agricoles mènent à une concentration des exploitations.

4)

L’exploitation dite « familiale » fait l’expérience timide de la mécanisation, qui tend à augmenter les dépenses et donc les investissements, en somme, qui entraine une forme de dépendance aux secteurs industriels et aux banques.

Chômage, baisse de la consommation, importations, pression concurrentielle et effondrement des prix ralentissent ce mouvement. Tandis que la productivité agricole progresse nettement, que tout semble enfin se stabiliser, les effets de la grande dépression de 1929 se joignent aux efforts de modernisation.

La suite est Vichyste, traditionnaliste et agrairienne en paroles, moderne, rationaliste et technocratique en pratique. La suite est régression.

5)

Après la seconde guerre mondiale et sous l’impulsion de l’aide économique chaperonnée par le plan Marshall, le paysan devient « l’exploitant agricole » et l’agriculture vivrière devient l’agriculture productiviste. C’est là, qu’elle se change véritablement en industrie. Cette logique mènera en 1962 à la Politique agricole commune de l’union européenne (PAC) - accroître la productivité agricole est l’un de ses premiers objectifs. Les investissements augmentent, les prix à la consommation baissent, les surfaces agricoles grandissent, les jachères diminuent, la polyculture disparait et l’autosuffisance alimentaire de la France est atteinte en dix ans. Très vite, c’est la surproduction.

6)

La priorité est à présent donnée au commerce international, les revenues et le choix des cultures dépendent largement de subventions, les denrées sont standardisées, produites pour être exportées, l’intégration à la sphère économique est totale.
Le paysan est un ouvrier-patron, son champ est une usine, l’aliment une marchandise, et tout ce que Reclus appréhendait advint en un siècle.

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