« Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. »
Walter Benjamin« J’ai le sentiment d’être guéri. »
Christian EstrosiNous étions prévenus, nous ne pouvions le croire. Ce siècle déjà bien entamé nous avait endormis, confondant la pensée entre fin de l’Histoire et résurgence d’un choc antédiluvien, celui des civilisations. S’il nous était plus que jamais permis d’envisager la possibilité que notre monde s’ébranle, on préférait l’imaginer sous les atours d’une guerre devenue moléculaire où s’opposeraient des impérialismes à nouveaux frais, plutôt qu’à travers les habits neufs d’un capitalisme mondialisé dont les effets, pas uniquement climatiques, étaient pourtant de plus en plus palpables. À l’obsolescence de l’homme, entérinée par sa puissance supposée d’exterminer l’intégralité du vivant et de s’autodétruire avec, on avait opportunément substitué la survivance d’un irréductible conflit entre les cultures, conçu comme lieu privilégié des guerres contemporaines.
Corrélat politique de cet état de fait : d’un côté les excroissances fascistes, de l’autre une intensification de la menace terroriste. Deux ennemis réunis par une utilité commune : susciter la crainte afin d’entretenir la légitimité ténue de la contre-révolution néolibérale en cours – si faire se peut l’approfondir. En dehors de cet antagonisme actualisé et de sa solution toute trouvée, point de salut ; tant pis pour ceux dont la préoccupation consistait à déterminer pour combien de temps les conditions de possibilité mêmes de cet antagonisme allaient pouvoir être maintenues. On feignait solennellement de s’en soucier lors d’inoffensifs sommets dont le seul but était d’anesthésier ces Cassandre, en laissant l’objet de leur réflexion à une poignée guère plus subversive de prophètes improvisés – les autoproclamés collapsologues. Par quoi l’on voit d’ores et déjà que toute situation critique, pour peu qu’on ne la prenne pas au sérieux en agissant sans attendre, appelle toutes sortes de superstitions.
Ce coup-ci, pourtant, l’hypothèse du désastre et son corollaire qu’est la crise, inhérent à l’économie, sont venus d’ailleurs, quoique réunissant en eux bien des aspects de ce qui rend ce monde inhabitable. Causé dans son ampleur par la vitesse illimitée des échanges humains, le virus trouve sa source dans la configuration mortifère de nos rapports aux non-humains. Il invoque ainsi des temps nouveaux, dont nul ne semble détenir la clé pour les comprendre. Il avance subrepticement, nous guette et, finalement, nous isole « chez nous », syntagme attribué à ces bulles où chacun se tient sagement séparé des autres et le revendique de plus belle en période épidémique. Il révèle donc une part non négligeable de la façon dont nos vies se découpent et s’organisent continûment, accélérant en quelque sorte la décomposition de leur forme. Il était assurément nécessaire de recourir au confinement ; il n’en demeure pas moins que nous y expérimentons définitivement cette solitude accomplie si caractéristique des individualités monadiques sous la figure desquelles nous feignions déjà d’exister. On a même une expression pour cela : distanciation sociale.
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Tout ceci n’éteint pourtant pas la panique. Au contraire, celle-ci semble tous nous étreindre ; elle est plus prégnante que jamais. Naturellement, la pensée n’en sort pas grandie. Nul ne trouvant d’explication ni de solution à ce qui arrive, sinon par la continuation bornée de ce qui est, chacun s’en remet à son propre fétiche. Au-delà de la logique militaire que les gouvernants appliquent éperdument à la crise, au-delà des perspectives économiques dont le capital s’afflige, affleure une ribambelle de commentaires qui confinent à la glose ou à la psalmodie, c’est au choix. Les interprétations se succèdent et renouvellent dans l’effroi les efforts inspirés que fournissent les mauvais théologiens pour attribuer du sens à ce qui en est dénué. Parmi les inénarrables collapsologues, et plus largement chez tout un tas d’écologistes en chambre, un thème impérissable refait surface : la nature nous destine un message. Il nous faut l’écouter religieusement. Se dévoilerait au creux de ce virus la parole rédemptrice de cette sacrosainte nature dont les hommes bravent le cœur. S’y affirmerait la revanche de ce qu’on a trop longtemps nié. « Humans are the disease, corona is the cure », finissent d’ailleurs par ânonner quelques-uns de ces prêtres en devenir, oubliant au passage de préciser ce qu’il y a d’autre à soigner que leur bêtise.
Au fond, ce genre de mantra n’a rien d’original. Il est aussi vieux que les prétentions humaines à la disposition totale du monde qui le justifient. Mais sa duplication maladive du schème de la punition se fonde sur la vision fantasmagorique d’une nature réifiée. Fantasmagorique parce que foncièrement anthropocentrée : postuler une quelconque forme de volonté à la nature, c’est à la fois reconduire le geste qui nous en sépare et lui prêter des traits qui la réduisent à la manière dont l’homme conçoit et représente sa propre action depuis que le cartésianisme en a fait un démiurge. Il y a donc dans ce tour de pensée une extension du domaine de l’intentionnalité et de ses présupposés métaphysiques (au premier rang desquels on trouve évidemment la volonté, et tout le cortège ontologique de la faute qu’elle sous-tend), là où l’immensité des interdépendances matérielles qui se font jour avec la catastrophe écologique devrait nous inviter à remettre en cause la pertinence même du schème intentionnel. Dans Abondance et liberté, Pierre Charbonnier remarque à juste titre que l’asymétrie entre humains et non-humains, entre sujet et objet, constitutive de ce qu’il qualifie de « paradigme productionniste », ne saurait être dépassée par le rabattement des uns sur les autres : « il n’est pas absolument nécessaire d’universaliser la condition de personne pour faire droit au pouvoir d’agir singulier que possèdent les non-humains, vivants ou non. »
En somme, on manque ici le plus important : prêter des atours humains ou des allures divines aux forces dont la « nature » est traversée, c’est se dispenser de prendre en charge politiquement ce qui fait problème dans leur destruction. C’est du même coup se condamner à l’attente inerte et contemplative de notre propre disparition. C’est, enfin, faire comme si la peccabilité écologique était partagée par tous les êtres composant ce gloubi-boulga spécifique qu’on nomme « humanité ». C’est donc s’aveugler sur le caractère des mécanismes productifs-destructifs à l’aune desquels on a pu épuiser nos milieux de vie, oubliant que leur universalité contemporaine est le résultat d’une histoire particulière – celle de la colonisation. Derrière les imprécations déchaînées de ceux qui professent leur prêt-à-penser de l’apocalypse, se loge un narcissisme suffisant qui consiste à se glorifier de « l’avoir su avant tout le monde ». Une déclaration récente d’Yves Cochet en atteste : « avec mes copains collapsologues, on s’appelle et on se dit ”dis donc, ça a été encore plus vite que ce qu’on pensait !” » Suffisance à la mesure d’une perte de repères qui les rend prompts à liquider la politique pour se réjouir indécemment de la séquence en cours, en admirant ses conséquences concrètes sur les populations les plus vulnérables avec une indifférence crasse.
Du messianisme en temps de crise
« Il n’est de sortie possible qu’à condition que nous en construisions la porte »
Cet article démonte patiemment les différentes formes d’optimisme et de « solutions » face à la « crise » du coronavirus comme autant de craintes et de superstitions qui assignent à la passivité. Si la situation est ouverte, c’est sur nos propres forces et nos propres actions qu’il va falloir compter pour « mettre à bas l’histoire universelle dont ce virus est l’ultime émanation ».