Manifestation du 13 Juin à Paris : du bas des blocs et du black bloc, république cassée en deux.

Retour sur la manifestation à Paris le 13 Juin 2020 contre les violences policières, l’impunité judiciaire et le racisme d’État.

Paris-Banlieues, un rendez-vous et la promesse d’une marche de Place de la République à Opéra le 13 Juin sont donnés à l’initiative de collectifs de familles de victimes d’assassinats policiers. Sur les évènements facebook relayant cette marche, s’ajoutent à la section de l’organisation, non seulement les collectifs de quartiers populaires et de familles de victimes, mais aussi d’autres acteurs comme l’Action Antifasciste Paris-Banlieue, le média indépendant des gilets jaunes : Cerveaux non disponibles, ou Youth for Climate. Après le rassemblement du 2 Juin devant le Tribunal de Paris, les manifestations et actions contre l’impunité des violences policières et le racisme d’état se démultiplient. Alors que le 6 juin, un appel au rassemblement avait déjà été déclaré pour le 20 Juin, de cet appel spontané des collectifs sur les réseaux sociaux pour le 13 juin s’est résulté une forte mobilisation qui a soulevé jusqu’à 15 000 manifestant.es selon les forces de l’ordre et jusqu’à une centaine de milliers de personnes selon certaines estimations.

Un peu avant 14h, Place de la République, le ton est donné : au traditionnel cortège d’accueil de riverain.es, amateur.ices de skate et à l’air de flânerie consumériste s’est substitué cordons de la Gendarmerie Mobile, camions de CRS et barrières mobiles condamnant déjà certaines artères de circulation. Aux côtés de la statue de la République deux camions sonorisés et un pick-up prêtés aux membres des collectifs organisateurs diffusent les premières prises de parole aux premiers groupes de manifestant.es présent.es. Deux cortèges s’éloignent des véhicules et évoluent indépendamment des camions : aux côtés d’un Food Truck s’aperçoit une banderole de Postier.es et de travail.leur.euses interprofessionnel.les et de l’autre côté de la place s’entendent, au rythme des coups de tambour, les slogans des sans-papiers poursuivant leur marche des solidarités en rejoignant République : « La garde à vue ? Eh y’en a marre. L’expulsion ? Eh y’en a marre. Les rétentions ? Eh y’en a marre. ». « Pas de Justice : pas de paix, mais pas de papiers : pas de paix. »

Passée l’heure du rendez-vous, petit à petit commence à s’accumuler une foule. Son regard se tourne vers les camions d’où se poursuivent les prises de parole des membres des comités de quartiers populaires racisé.es, victimes et proches des victimes des violences policières. Si déjà le 6 juin se remarquait une relative mixité sur le plan social et racial, le 13 juin, sur la place de la République se déploie une large palette de profils. Une certaine jeunesse racisée de quartiers populaires se confronte à un environnement de lutte sociale parisien bien particulier et composé d’un mélange en proportions floues de gilets jaunes, de syndicalistes et d’une autre jeunesse, cette fois-ci blanche, antifasciste et radicale.

Pendant de longues minutes, les prises de parole se succèdent et se font les échos de discussions, des phrases bombées dans les cages d’escaliers et des slogans répétés : « pas de justice pas de paix », « et tout le monde déteste la police ». Au-delà du racisme, des violences et des crimes policiers décriés par les quartiers populaires, c’est l’impunité des forces de l’ordre qui est dénoncée : la police protège mais qui nous protège de la police ? Les discours se multiplient et continuent de dépeindre les banlieues comme des camps d’entrainements et des laboratoires d’expérimentation de la répression pour les forces de l’ordre. Entre les refus de mise à disposition de vidéos potentiellement incriminantes aux familles de victimes et à leur assistance juridiques, les refus des reconstitutions sur les lieux des crimes, les plaintes quasi-systématiques d’outrage ou de rébellion par les auteurs des violences policières envers leurs victimes, des excès des non-lieux malgré l’abondance des condamnations par la Cour Européenne Des Droits de l’Homme, en plus de l’impunité, c’est le système de protection des forces de l’ordre par les instances juridiques et pénales française qui est dénoncé. Devant les journalistes et photoreporters se pressant devant les camions-estrades, certain.es intervenant.es n’hésitent pas à dénoncer les attitudes des médias et à dénoncer la criminalisation des victimes s’articulant indubitablement avec un imaginaire profondément raciste. De même la médiatisation disproportionnée des forces de l’ordre est évoquée et, comme l’a été fait la veille par une ancienne journaliste du journal Le Monde, une citation de Godard est rappelée : « L’objectivité, c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs ».

Toujours en début d’après midi, les regards, les directions des bras tendus et la foule se divisent : si les poings se lèvent, l’approbation et la rage se clament en réaction à chacune des déclarations amplifiées depuis les camions ; les majeurs se dressent, les capuches se relèvent et les mentons se relèvent vers une banderole poussivement déployée par des membres de Génération Identitaire au sixième étage d’un immeuble donnant sur la place : « Justice pour les victimes du racisme anti-blanc ». Pendant que les feux d’artifices éclatent puisque du 13 Juin au 14 Juillet il n’y a que 6 étages : des voisins solidaires, un acrobate et des antifascistes jouent de leur agilité face à la provocation. Pendant que les cendres des feux d’artifices retombent, les parapluies noirs s’ouvrent et la foule se densifie aux pieds des grandes vitrines. Du côté de la Rue du Temple, le barrage des forces de l’ordre se tend et se resserre, refusant le passage d’une foule à qui l’on a promis une marche et d’individus souhaitant quitter le rassemblement. Quelques mètres plus loin des slogans antifascistes se font entendre et une réunion de photographes et de curieux se forme autour de quelques déchets en combustion posés à même le sol, des cadavres polystyrène de Grecs à emporter se posent délicatement sur les flammes. En réponse aux « Siamo Tutti Antifascisti » : « Vous êtes sah tout ça pour ça ? », la banlieue interroge la mise en scène de l’action des antifascistes parisien.nes. Quelques minutes plus tard, une douzaine de membres de la BRAV-M se fait voir derrière le cordon de Gendarmes mobiles vers Rue du Temple, la réaction de la foule se fait immédiate et unanime : « Et tout le monde déteste la police », « cassez-vous. »

La réaction se fait immédiate et une salve d’une dizaine de grenades lacrymogènes dispersant elles-mêmes une demie-douzaine chacune de palets lacrymogènes sont tirées en cloche et viennent pleuvoir sur la foule et la place centrale. Les rejets des palets viennent se mélanger aux projectiles venant s’abattre sur les boucliers et les casques d’un cordon des forces de l’ordre. L’averse des projectiles et des palets relancés empêchent ce dernier de s’avancer et d’assurer le blocage complet d’une place déjà noyée sous les gaz et la panique. Un bloc se forme et aux côtés des k-ways noirs et des gilets jaunes se redresse une partie de la jeunesse des quartiers populaires : « face à la Hagra Policière, autodéfense populaire. »

Les propos de cette banderole floquée Action Antifasciste Paris-Banlieue semblent réactualiser une bien traditionnelle formule des luttes sociales et prolétaires : seul le peuple sauve le peuple. Le 13 Juin, sur les camions et sous les noms de Comité Vérité et Justice, Vérité pour Adama, ou encore collectif Vies Volées, s’exprime ce peuple racisé et français. En réaction immédiate au renforcement du dispositif policier et à la violence à travers laquelle celui-ci avorte tout départ en manifestation comme prévu : les collectifs organisateurs appellent à s’éloigner des forces de l’ordre et refusent de continuer à appeler à marcher. Le message est clair de la part de l’organisation et du service d’ordre : « ne cédez pas à la provocation et arrêtez les projectiles. »

S’ensuit alors un moment d’accalmie ponctué de quelques tensions au niveau des barrières mobiles attaquées à coup de pied du côté de Rue du Temple. Les prises de parole se poursuivent et pendant que la foule tourne à nouveau son attention sur celles-ci, ces dernières se font plus contemplatives à propos de la situation concrète présente : la place de la République déborde d’une foule qui gronde. La démarche d’historicisation de ce rassemblement ne se cache pas : on peut entendre dire Assa Traoré : « Le nom de mon frère Adama rentre dans l’histoire et la marque ». La galvanisation de la foule ne tarde pas à se manifester : un silence grave marque les visages de cell.e.ux genoux à terre et poing levé. Le nom de Georges Floyd est évoqué à de nombreuses reprises, et si une solidarité et un respect collectif semble émaner des jeunes racisé.es banlieusard.e.s et des collectifs organisateurs, peuvent s’entendre quelques remarques de la part de gilets-jaunes : « on a attendu qu’il se passe quelque chose de l’autre côté du monde pour bouger alors que ça fait plus qu’un an qu’il y a des morts et des mutilés en France ». Une heure plus tôt s’exprimait une membre du comité Lamine Dieng, dont le frère a été tué suite à une interpellation des forces de l’ordre en 2007. « De Paris à Minneapolis, tout le monde déteste la police. »

Pendant que le service d’ordre continue à appeler les journalistes à couvrir les prises de parole et les actions synchronisées menées à l’initiative des collectifs organisateurs, les tensions semblent reprendre devant Rue du temple où des jets de projectiles ont pu s’observer après des charges policières et l’usage de grenades désencerclantes. En dépit des reprises des discours appelant à la non-violence depuis les camions : « si vous continuez à céder à la provocation et à lancer des projectiles, vous ne respectez pas nos familles » a notamment pu déclarer Assa Traoré, une certaine partie de la foule semble se décider à poursuivre les affrontements et l’autodéfense violente. Pour couvrir les injonctions à s’éloigner du dispositif policier se massifiant minute après minute, certain.es manifestant.es crient : « c’est pas comme ça qu’on va faire la révolution », d’autres : « c’est pas comme ça qu’on va faire la révolte ». Aux périphéries de la place où se déroulent les affrontements, dans le vocabulaire comme dans les codes vestimentaires, les ruptures et les différences s’exhibent.

Du côté autonome une certaine expérience des lieux a pu se montrer et que certaines scènes de dépavage de la Place ont pu rappeler certains soirs de Nuit Debout en 2016. Cependant, pour cette partie de la jeunesse banlieusarde galvanisée par l’effervescence parisienne du 2 Juin, qu’elle soit au centre de la place ou des affrontements, la mobilisation du 13 juin s’est faite la répétition d’une certaine violence d’État à laquelle i.elle.ux sont déjà confronté.es dans leur environnement de vie. Malgré la ténacité des manifestant.es face aux violences policière et l’immédiateté et l’ingéniosité des réponses de la foule à chaque charge, chaque tentative d’interpellation, chaque grenade lancée, les risques encourus par les personnes racisées et outrés par l’atmosphère insurrectionnelle sont incontestables.

En dépit de la systématicité de l’installation d’un climat de tension et de violence de la part des forces de l’ordre dans l’exercice de l’encadrement des manifestations, il parait important de souligner la volonté exprimée par les organisateur.ices du rassemblement du 13 juin de refuser une confrontation directe avec le dispositif policier, et par extension, le refus d’une mise en danger de personnes déjà opprimé.es par la police en dehors du contexte des manifestations. De la même manière, les invitations faites aux journalistes à préférer couvrir les prises de parole plutôt que les affrontements par les membres des services d’ordre semble traduire un certain souhait de la part des collectifs de familles de victimes. Ce souhait peut-être est celui de ne pas laisser la parole des concerné.es s’étouffer derrière une sur-médiatisation de méthodes et d’actions directes qui - bien que rejointes par une partie non négligeable de personnes racisé.es venant de quartiers populaires- s’inscrivent dans une certaine tradition de lutte dont les connotations médiatiques comme politiques ne s’attachent pas fondamentalement aux luttes antiracistes et dont l’imaginaire populaire se constitue de personnages blanc.hes.

Lors d’un dernier détachement de manifestant.es après une tentative de dispersement des forces de l’ordre vers Boulevard du Temple, un échantillon d’une centaine de personnes du cortège précédent se reforme au rythme des mètres parcourus nous éloignant des dispositifs policiers. Je vois un jeune manifestant noir tirer son ami par la manche, désigner d’un hochement de tête un groupe d’une quinzaine de manifestant.es revêtant des k-ways noirs, et lui dire : « Viens là. Te mélange pas avec les je sais pas quoi, antifas là ». Malgré la force de tels propos et du déchirement qu’ils traduisent, le cortège ira jusqu’à la Place de la Bastille où il se dissipera naturellement et sans injonctions des forces de l’ordre. Le 13 Juin dernier, la Place de la République a été le théâtre d’une rupture élémentaire dans la cohérence des luttes se menant et de la légitimité à en définir les moyens et les modes par les concerné.es, et entre les individus constituant le corps de ces luttes, dont peuvent autant s’apprécier la mixité sociale et raciale que s’en interroger les postures adoptées et la légitimité de celles-ci.

Localisation : Paris 10e

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