Nous ne sommes pas Charlie. Nous sommes effarées et désespérées par les tueries de cette semaine, qu’elles aient visé des journalistes ou non. Nous sommes révoltées du caractère incontestablement antisémite des attaques de vendredi. Nous ne voulons oublier ni l’homme de ménage assassiné mercredi, ni les victimes des prises d’otage de vendredi au profit des journalistes et des policiEREs.
Nous n’étions pas des amies de Charlie Hebdo avant cette semaine, et n’entendons pas que la mort des journalistes nous impose une solidarité de bon aloi avec leurs écrits et leurs dessins. Nous refusons de vivre dans un monde géré par la police, et nous ne voulons pas que l’assassinat de policiEREs nous somme de saluer la bravoure de celles et ceux dont la tâche est d’administrer légalement une violence qui tue tout autant que celle qui s’est manifestée cette semaine.
Dans toute leur horreur, les tueries de cette semaine ne sont en rien l’incarnation d’une barbarie étrangère au monde dans lequel nous vivons ; elles sont au contraire le pur produit de la société que nous nous efforçons chaque jour de maintenir. L’attrait des fascismes religieux et ses idéologies réactionnaires, y compris dans leurs formes les plus violentes et meurtrières, est l’envers logique du monde idéal de l’économie, c’est-à-dire de la gestion abstraite de la misère, et de l’État, c’est-à-dire de l’administration rationalisée de la violence. La crise, la prison, les interventions militaires à vocation civilisatrice et les discriminations et violences racistes, toutes inséparables du monde idéal dans lequel nous sommes engoncées, permettent de passer de l’envers à l’endroit, et de l’endroit à l’envers : le désarroi et l’exclusion vis-à-vis d’une modernité prétendument idéale entretiennent les aspirations meurtrières des uns, qui en retour ne peuvent que pousser à des réponses étatiques de plus en plus violentes, et réciproquement. Accepter l’endroit – le règne de l’économie et de l’État – c’est accepter l’envers – la renforcement inévitable des mouvements réactionnaires et religieux – et inversement : il est vain de vouloir les causes sans vouloir les conséquences.
Nous ne manifestons donc pas en faveur de l’union nationale à l’appel du gouvernement. La prétendue défense de la liberté menacée y sera d’une rare hypocrisie : c’est en accueillant nombre de chefs d’États et de gouvernements autoritaires qu’elle se fait. Mais il y a plus. L’ordre et la sécurité, c’est-à-dire le renforcement des actions policières et de la violence d’État, l’amplification des politiques migratoires racistes et des mesures islamophobes, les limitations des libertés qui sont au programme d’un tel rassemblement sont un des moteurs essentiels de l’adhésion aux fascismes religieux et aux idéologies réactionnaires. Le terrorisme se nourrit de violence d’État, tout autant que la violence d’État trouve sa justification ultime dans la montée du terrorisme. Nous ne voulons ni l’une, ni l’autre, et ne souhaitons pas acclamer des assassins plutôt que d’autres.
L’instrumentalisation des tueries de la semaine par des groupuscules fascisants a déjà commencé : Riposte Laïque et Résistance Républicaine capitalisent sur l’événement pour une manifestation raciste et islamophobe le 18 janvier à Paris. Il y a là une opportunité rêvée pour l’extrême-droite française de renforcer encore sa dynamique, déjà particulièrement inquiétante. Une contre-manifestation est prévue le même jour à Paris.
Mais s’inquiéter de l’activité des organisations fascisantes ne suffit pas : l’union nationale, même relookée en fraternité républicaine, et même partiellement démarquée du FN, est une réponse qui ne peut que nous amener à l’amplification du cycle des violences, qu’elles viennent des fascistes religieux ou de l’État. L’oublier, c’est nous condamner collectivement à rester spectatrices et victimes de la lutte meurtrière entre deux pouvoirs qui vont toujours se renforçant l’un l’autre. Il n’y a pas là une simple manipulation des gouvernantEs : c’est le monde que nous reconstruisons chaque jour qui s’étale devant nos yeux, et avec lequel il nous faudra choisir, ou non, d’en finir.
Des anarchistes de Paris et d’ailleurs