Nous étions en cours de cinéma dans un amphi de la Halle aux Farines à l’Université Paris Diderot dans le XIIIe. Vers la moitié du cours un groupe d’étudiants entre brusquement dans la salle. Ce sont certainement des syndiqués qui viennent nous parler de la loi du travail… Un peu tardivement, il doit être 19 heures… Non, ils viennent nous informer de ce qui se passe là tout de suite en face de ce massif bâtiment de béton : un groupe d’étudiants est encerclé par des CRS. Malgré cette irruption subite un jeune homme prend le temps de nous expliquer la situation sur la loi du travail, les mouvements étudiants, la répression, celle-là même qui se fait là, tout de suite, derrière ces épais murs de béton. Ils nous invitent à les rejoindre pour soutenir les étudiants immobilisés dans la nasse. A la fin de ce bref discours je les applaudis, timidement suivi par quelques camarades. Le cours auquel nous sommes est complexe et théorique, les partiels approchent. Je réfléchis : Est-ce que j’y vais ? Notre professeure s’excuse : « Je vous fais un cours sur Eisenstein, et dehors… Je ne vous en tiendrai pas rigueur si vous décidez de partir. » Rapidement, la rage prend le pas sur mon bon sens : je revois les images du jeudi 17 mars à Tolbiac à deux pas d’ici, les violences policières, les quatre jeunes inculpés et aujourd’hui sous contrôle judiciaire... [1] Je présente mes excuses, rassemble mes affaires et quitte la salle. Je suis suivi par une camarade.
Cela me rappelle un passage dans La Crise de la Culture d’Hannah Arendt : elle nous parle de ces gens qu’elle appelle les philistins - mais peu importe - qui considèrent les œuvres d’art non pour leurs qualités intrinsèques (édification morale, émotion esthétique, etc.) mais pour leur valeur d’échange sociale, ce que Bourdieu appellerait « capital symbolique ». C’est une sorte de snobisme de classe. Pourtant, les faqueux en licence de Lettres ou en Arts sont rarement des « fils de » ou des bourgeois cultivés (pas besoin de diplôme ou cette culture-là ils l’auraient déjà). Ont-ils déjà à ce point un rapport institutionnel à la culture quand tout en étudiant un cinéma politisé ils ne se lèvent pas quand on vient leur dire que la violence est là, sous leur nez, à l’intérieur même du lieu où ils l’étudient ? Je serais curieux de prendre connaissance d’une étude sociologique sur le pourcentage d’étudiants par discipline dans le supérieur qui ont la moindre conscience politique. Au même moment, à Paris 7, nous pouvons lire à l’entrée de l’expo « RaPoésie » ces mots de Senghor : « Le poème ne s’accomplit que s’il se fait chant » [2].
Il n’y a pas de jeunesse française, les Charlie, les Bataclan, les Terrasse, tout ça ce sont des conneries instrumentalisées par les politiques et les médias standards afin d’établir des généralités faciles et plaisantes aux oreilles de ceux qui n’ont pas envie d’entendre. Un hashtag et tout est pardonné. D’abord il serait naïf et simplificateur d’ériger un groupe aussi disparate en entité sociale absolue. Et surtout, chacun est seul face à ce monde hostile qu’incarne si bien la loi du travail [3]. Nous ne représentons que nous-mêmes face à ce qui nous semble injuste. Rien ne sert d’avoir le cœur à gauche et sa bonne conscience dans les pétitions si nous sommes absents quand il faut mobiliser nos voix et nos corps. Je me dis que c’est certainement pour ça que les lycéens se mobilisent davantage que les universitaires, avec une rage intacte, car plus conscients de leur solitude et donc de leur insécurité - si tôt augmentée. Aux dernières assemblées générales à Paris 7 - sans vouloir faire du tort au comité qui les organise et dont la mission est si nécessaire - une pauvre trentaine de présents, c’est presque une classe de lycée quand celui-ci est de toute façon en général totalement bloqué. C’est bien pour ça que trop souvent quand des étudiants essayent de se réunir pour discuter, on les empêche en fermant les universités, ou en envoyant des CRS pour mater leur rassemblement (ce qui est au passage facilité par l’État d’Urgence et par la direction des universités si conciliante). En voulant absorber nos identités dans des entités abstraites que les puissants inventent eux-mêmes (la jeunesse française, Charlie, etc.), ils tentent de nous priver de nos noms, de nos volontés individuelles, de cette diversité et donc de cette force, de ce « Nous » que nous inventons nous-mêmes chaque fois que nous osons protester et prendre la parole ensemble, jeunes ou pas, étudiants ou pas, français ou pas.
Les entrées sont déjà bloquées [4], ma camarade et moi sommes obligés de passer par derrière. C’est facile de trouver les autres, il n’y a qu’à suivre la foule et les cris. Dans la rue parallèle, conformément à ce qu’on nous avait dit, une pauvre trentaine d’étudiants est encerclée par de nombreux CRS. Je n’ose pas ici donner d’échelle précise pour ne pas être accusé d’exagération, mais étant donné leur nombre et celui des cars qui les amènent - et qui emmèneront peut-être plus tard certains de nos camarades - il n’est pas difficile de constater sa disproportion. Le masque de nos démocraties modernes tombe et la violence légale d’État s’exhibe le temps de faire taire la protestation. Mes larmes montent, mon ventre se serre... Mes yeux sont rapidement asséchés par ce spectacle terrible. Ils venaient discuter avec la présidence de la banalisation de la grève (absences tolérées et partiels reportés pour permettre à qui veut de se mobiliser librement sans être pénalisé).
Le sublime de la situation - au sens kantien - est que je ressens une profonde indignation, du dégoût, et qu’en même temps je ne peux être que profondément ému par ces jeunes gens qui unis, chantent, espèrent. Encerclés comme un troupeau par les bons bergers bleus, les étudiants entonnent différents slogans de manif comme « Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! ». Derrière la barrière de flics, nous leur faisons écho et c’est au rythme de nos cris et de nos applaudissements que nous leur disons : vous n’êtes pas seuls ! Ça commence à bouger un peu, nous sommes très incertains de l’issue de la situation. Le cortège de CRS se déplace très lentement vers l’Avenue de France. Nous comprenons finalement qu’ils les accompagnent vers le métro Bibliothèque François-Mitterrand. Une fois la situation apaisée et le sort de nos camarades certain, nous décidons de revenir en cours. Pendant ce temps, certains étudiants se dirigent vers Tolbiac où matraques, bombes lacrymogènes et assourdissantes font peut-être concert actuellement comme la semaine dernière Centre Pierre Mendès France [5]. Le matin même nous apprenions les attentats de Bruxelles. On nous a beaucoup parlé ces derniers temps de la barbarie des terroristes. Mais que fait-on de cette barbarie qui se niche dans nos propres institutions et qu’on n’ose pas nommer, et qui est certainement cause de la première ?
Près de la porte de notre salle je remarque un graffiti presque invisible : « ACAB ». En entrant ça me fait l’effet d’un bunker, avec son architecture assourdissante et sa lumière artificielle. C’est avec un curieux hasard que nos camarades assis sagement regardent, projetée sur le mur, la fameuse scène de l’escalier dans Le Cuirassé Potemkine [6], ça parle de montage organique et de montage harmonique, de montage des attractions, etc. Des cadavres. Eisenstein se retourne dans sa tombe. Plus avant dans l’exposition RaPoésie, nous pouvons lire sur un panneau : « Il saute de sa tombe en faisant la grimace / Les maîtres ont encore une âme de valet » (Jean Ferrat, Un air de liberté).
Le cours se termine à 20h30. Je rentre chez moi. Un prospectus bleu dans ma boîte aux lettres : « Renseignements et Services d’Urgence, Police 17, Pompiers 18, gardez moi [sic] précieusement à côté du téléphone ».
Victor Lesoive