Darmanin, t’es une ordure : c’est pas un outrage mais une injure !

C’est une autre forme de police de la pensée : slogans, tags, paroles ou chansons sont de plus en plus réprimées comme des outrages, entraînant gardes à vues et petit tour au tribunal, alors que ce ne sont au pire que des « insultes publiques », infractions du droit de la presse qui ne peuvent pourtant pas faire l’objet de la moindre contrainte.

Vous avez écrit un slogan sur une banderole, fait un collage de rue qui cible un agresseur, et vous finissez en garde à vue ? Des bleus viennent vous arrêter à votre domicile pour un tweet ou un commentaire posté sur un forum public ? Voilà la dernière dinguerie des autorités pour étouffer toute parole contestataire.

La justice profite à fond d’un flou juridique en faisant passer une « injure publique » pour un « outrage à agent public ». La première infraction est un « délit de presse » et relève du droit à la libre expression (loi sur la liberté de la presse de 1881) et la seconde un délit réprimé par le code pénal. Juridiquement il existe pourtant une distinction fondamentale : l’injure (comme sa variante accusatrice, la diffamation) doit viser une personne en particulier, mais doit avoir été proférée en public, ou affichée à la vue de toustes ; alors que l’outrage doit s’adresser à une personne en particulier lors d’altercations directes, en face à face ou par correspondance, que les propos aient été rendus publics ou non.

En termes de privation de liberté, on n’est pas du tout traité-e de la même manière :

  • La diffamation ou l’injure sont des délits d’opinion (art. 23, 29, 30, 21 et 33 de la loi sur la presse de 1881), passible de contraventions, et à ce titre ne pouvant pas faire l’objet d’une arrestation de plus de 4 heures (vérification d’identité), ni d’une garde à vue ou d’une comparution immédiate [1]. Si le parquet décide d’engager des poursuites, la personne doit être convoquée, par courrier, devant une chambre spécialisée (à Paris c’est la 17e chambre correctionnelle) ; en bout de course les sanctions se limitent à devoir payer une amende (peine maxi : 12.000€), en aucun cas d’être condamné·e à une peine de prison, même avec sursis. Et surtout la prescription est très courte : impossible d’être poursuivi-e 3 mois après la première publication ou diffusion des propos.
  • L’« outrage à agent public » est un délit pénal (art. 433-5 du Code pénal) qui doit viser une personne « chargée d’une mission de service public » (puni de 7 500€ d’amende, plus 6 mois de prison si faits commis « en réunion ») ou « dépositaire de l’autorité publique » (puni de 1 an et 15.000 €, le double si « en réunion »). Cette infraction peut donc entraîner une garde à vue et une condamnation pénale devant une chambre correctionnelle. Et la prescription est beaucoup plus longue : plusieurs années.

Le terme ancien régime de « crime de lèse-majesté » s’est traduit au fil du temps par « offense à chef d’État », un délit qui n’a été aboli qu’en 2013 (suite à l’affaire du panneau « Casse toi pov con » qui avait tant ébranlé Sarkozy). Depuis, un seul terme persiste : « outrage à agent public ». C’est cette cartouche qui peut être utilisée n’importe comment pour museler l’expression contestataire qui s’exprime par des chansons, slogans ou tags. Si les propos visent une personne directement en affichant son nom en public, cela ne devrait pas suffire à les considérer comme des outrages et donc entraîner arrestation, garde à vue, sanction pénale, etc.

Les plus hautes autorités judiciaires savent très bien la différence entre ces deux infractions — et surtout entre ces deux formes de traitement répressif. Elles savent très bien que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a constamment invalidé le recours à la contrainte pénale pour juger des délits d’opinion. Sans trop forcer, on peut même trouver un arrêt récent de la toute puissante Cour de cass (n° 16-82, 29/03/2017) qui ne dit pas autre chose :

« les expressions diffamatoires ou injurieuses proférées publiquement par l’un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi susvisée sur la liberté de la presse [2], contre une personne chargée d’une mission de service public ou dépositaire de l’autorité publique à raison de ses fonctions ou à l’occasion de leur exercice, sans être directement adressées à l’intéressé, n’entrent pas dans les prévisions de l’article 433-5 du code pénal incriminant l’outrage ».

Mais quand le droit fondamental ne convient pas au prince ou à ses sbires, autant changer la loi. Enfin, changer la loi c’est bien trop voyant. En septembre 2020, suivant une précédente de novembre 2019, une circulaire ministérielle, degré zéro de l’acte réglementaire, a été pondue en ce sens par le ministre de la justice Super-Dupont-Moretti, prenant prétexte de propos visant des « personnes investies d’un mandat électif » (parlementaires, maires, élus locaux) :

« S’agissant d’insultes, il conviendra de retenir la qualification d’outrage sur personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public plutôt que celle d’injures.
Une réponse pénale systématique et rapide doit être apportée par les parquets, qui éviteront les simples rappels à loi et privilégieront le défèrement, notamment en cas de réitération de comportements qui pourraient apparaître, pris isolément, de faible intensité.
S’agissant des faits les plus graves, sauf nécessité d’investigations complémentaires, la comparution immédiate m’apparaît la procédure la plus indiquée.
En outre, les peines d’interdiction de paraître ou de séjour sur le territoire de la commune ainsi que l’affichage de la décision peuvent être utilement requises pour réprimer ces comportements et prévenir leur renouvellement. »

Attention : la distinction n’est pas si nette pour un « outrage oral », quand on insulte un ou une troupe de flics en public : même en présence de témoins, toutes « paroles, gestes ou menaces » peuvent tomber sous le coup du code pénal (art 433-5). Comme quand un groupe de personnes lâche des mots de rage devant une colonne de CRS. Même si c’est aux uniformes que les insultes s’adressent, le parquet va bien évidemment considérer que les agents présents se sont sentis outragés personnellement.

En revanche, concernant des propos insultants formulés par écrit, affichées à la vue de toustes, tout comme des commentaires publiés sur internet et visibles par n’importe qui, l’esprit de la loi est très clair : cela ne devrait pas être poursuivi pour outrage et entraîner les contraintes punitives de la procédure pénale (gardav, prises d’empreintes de force, saisie du téléphone, défèrement, risque de détention provisoire si demande de délai de sa comparution immédiate, etc.)

Le problème, c’est que les keufs sont domptés pour interpeller et mettre en garde à vue pour le moindre tag un peu déter. Parfois le parquet décide de « requalifier » les faits en « dégradation », oubliant qu’une « dégradation légère » (art. 322-1 al.2 Code pénal), passible aussi d’une contravention, ne peut toujours pas valoir arrestation et garde à vue. Le problème est bien connu : c’est une fois au tribunal – donc après les 24h ou plus en cellule – que la gravité de cette dégradation sera appréciée…

Dans les comicos, il arrive que des flics zélés se croient malins en inventant des infractions. Des tags ou des pancartes « ACAB » seraient ainsi des « outrages à l’institution policière ». Une qualification inexistante dans le code pénal ! [3]

Preuve que la haute magistrature est au courant, le parquet de Paris s’est acharnée en 2021 sur deux manifestantes pour avoir commenté une vidéo montrant une policière procéder à une interpellation ridicule. Le parquet s’est fait bouler au final, mais l’objectif était bien d’humilier et de casser.

Une troupe de collage politique a subi le même traitement de choc au printemps 2022, pour avoir affiché, sur les murs du siège du parti En Marche, des slogans dénonçant l’incurie des ministres dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Une pancarte « Macron on t’emmerde », affichée dans un pavillon, a valu à un retraité de l’Eure d’être condamné à un « stage de citoyenneté » ; il n’a subi qu’une audition libre, mais c’est bien pour outrage qu’il a été poursuivi. Pareil pour une petite affiche dénonçant les agissements d’un maire ou une réponse jugée offensante à un tweet visant Darmanin : tous les coups sont permis pour réprimer pénalement des délits d’opinion.

Si, finalement, le parquet vous poursuit pour injure, attention tout de même aux juges du droit de la presse. Ces tribunaux sont tout aussi réacs et peuvent condamner sans complexes. Et tout dépend de la personne injuriée : les peines sont plus lourdes si la cible est un-e représentant·e de l’autorité ou une « personne investie d’un mandat électif »…

Pour résumer, ce n’est donc pas la personne visée qui devrait compter, c’est la forme et le contexte du propos. S’en prendre aux chefs, aux puissants, bref aux représentants de l’autorité de l’État, peut tout autant être qualifié d’outrage ou d’injure. Mais quand gueuses et gueux osent placarder leur haine du pouvoir sur des murs ou des pancartes, pas de quartier : l’État se venge et envoie sa police de la pensée. Ne leur faisons pas ce plaisir : injures ou outrages, peu importe, lançons partout de grands concours de zbeul poétiques et littéraires !

Notes

[1Depuis la loi « séparatisme » de 2021, des délits de presse peuvent mener a des arrestations et comparutions immédiates : provocations et apologies de crimes et de délits, provocations à la haine raciale, propos négationnistes ; mais aussi injures publiques visant des personnes « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » ou « à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ».

[2« écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique »

[3Il n’y a pas non plus d’infraction pour « port de symbole revendicatif en dehors du parcours d’une manifestation ». Gros mytho ! Pourtant, c’est devenu très courant de voir des CRS ou simples flics exiger que vous retiriez autocollants, drapeaux ou pancartes revendicatives en quittant un cortège de manifestation.

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