Damasio, les NFT et les crypto : façade radicale mais argent sale

Damasio, le romancier techno-critique, arpenteur de ZAD et chantre du vivant, serait-il impliqué dans la promotion d’un sordide jeu d’argent spéculatif et le greenwashing des cryptomonnaies et des NFT ?
La réponse est oui et tout est expliqué ici !

« L’époque n’est plus aux demi-teintes. » (Manifeste de l’Ecole des vivants, cofondée par Alain Damasio)

« Il y a 25 packs à gagner pour ceux qui commenteront cette vidéo, alors hésitez-pas ! » (Alain Damasio pour la campagne promotionnelle de Cross the Ages)

Damasio, intellectuel engagé et camarade de lutte ?

Alain Damasio est un écrivain qu’on ne présente plus : il est notamment l’auteur de plusieurs romans de fantasy et de science-fiction. Dans La zone du Dehors et Les Furtifs, il dresse le portrait de sociétés dystopiques, dans lesquelles l’État ou les multinationales exercent une emprise technologique totalitaire sur et à travers la population, et narre les luttes de groupes dissidents.

L’écrivain est très présent dans l’espace médiatique : on retrouve ses interviews dans la presse (L’Humanité, L’Echo, La Croix, Libération, Le Figaro, le Nouvel Obs, Le Monde, Marianne, Inrockuptibles, le 1 hebdo...), à la radio (le plus souvent sur France Inter ou France Culture), sur youtube (Quotidien, Kombini, Thinkerview) ou encore à la télé (Canal +, Arte, France 5).

Au fil du temps, Damasio est aussi devenu une figure intellectuelle de la gauche radicale, écologiste et techno-critique. Il écrit dans Lundimatin, Terrestres et Socialter, apparaît dans Mediapart, Reporterre, Blast, Ballast, Politis ou encore le Monde diplomatique, et signe des tribunes, comme en 2020 dans Libération, pour dénoncer le danger que constituent les technologies de surveillance, ou en avril dernier dans Basta !, pour appeler à rejoindre le Tour Alternatiba 2024.

II contribue à des ouvrages de soutien à des luttes comme dans Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD, en 2018, ou encore On ne dissout pas un soulèvement, publié l’année passée, et est invité dans certains espaces et événements politiques : la librairie du Taslu sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2016, la journée de rencontres « Tout le monde déteste le travail » à la Bourse de Paris en 2018, la soirée de soutien aux Soulèvements de la Terre en avril 2023, les rencontres des Résistantes en août de la même année, le Forum de l’engagement militant d’Extinction Rebellion en mai dernier ou la Bloc Party II de Lundimatin ce mois-ci.

On l’interroge sur l’actualité et le futur des technologies, on l’écoute fustiger le capitalisme de surveillance, on lit ses intuitions sur les manières de renouer avec le vivant et on assiste à ses envolées lyriques révolutionnaires.

Toutefois, plusieurs critiques féministes avaient déjà pointé, auparavant, le virilisme qui empreigne ses textes : personnages féminins très sexualisés, glorification de la puissance masculine, romantisation de comportements d’agressions sexistes et sexuelles... Et de conclure : « Nous ne créerons un nouveau monde avec cet imaginaire-là. Sans nous camarades, on s’en va voir ailleurs. » [1]

Plus récemment, Damasio s’est impliqué dans un projet aux antipodes de toute démarche et idéal de transformation sociale et écologique radicale. Voyons donc un peu de quoi il retourne.

Cross the Ages : késako ?

Cross the Ages est un jeu vidéo de cartes virtuelles à jouer et à collectionner, développé par le studio français PixelHeart et sorti en mars 2023. L’entreprise revendique 400 000 téléchargements, 15 000 connexions quotidiennes et 150 000 connexions mensuelles. [2]

Cross the Ages se présente sous la forme d’un jeu compétitif dans lequel deux adversaires s’affrontent à coups de cartes sur un plateau de jeu. Cependant, la particularité de ce jeu vidéo ne réside pas dans son gameplay mais dans la nature et l’infrastructure de son business model : Cross the Ages se présente comme un jeu « play-to-earn », un jeu lucratif dans lequel il est possible d’acheter, de louer et de vendre en cryptomonnaie des cartes qui se présentent sous la forme de NFT certifiés par une blockchain.

Bienvenue dans le monde fabuleux des NFT, de la blockchain et des crypto

Allons-y pas à pas. Les NFT, comme les cryptomonnaies telles que le Bitcoin ou l’Ether, sont des actifs numériques que l’on peut vendre et acheter sur des plateformes digitales. Mais alors que chaque jeton de Bitcoin est identique à tous les autres, chaque NFT possède une identité unique qui la distingue de toutes les autres (d’où leur nom : « Non-Fungible Token », jeton non-fongible, c’est-à-dire non remplaçable à l’identique). En cela, une NFT est à un objet d’art ce qu’un jeton de bitcoin est à une pièce de monnaie.

NFT et cryptomonnaies partagent une autre caractéristique commune : leur existence, leur authenticité, leur propriété et les échanges dont elles font l’objet sont certifiés par des blockchains. Une blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’information : c’est à la fois une base de données décentralisée qui contient les soldes des portefeuilles numériques de l’ensemble des utilisateur.ice.s de la blockchain, et un protocole sécurisé qui permet d’inscrire dans ce registre la trace de chaque nouvelle transaction effectuée entre utilisateur.ice.s.

Une blockchain requiert pour fonctionner que soient résolues des équations cryptographiques particulièrement complexes. Ce travail computationnel, effectué de manière décentralisée à travers le réseau informatique, est récompensé en cryptomonnaie.

Revenons à Cross the Ages : quel rôle les NFT, les cryptomonnaies et la blockchain occupent-ils au sein de celui-ci ? En réalité, il est tout à fait possible d’y jouer sans acquérir de NFT ou de cryptomonnaie : le téléchargement du jeu et la création d’un compte se font gratuitement, et il est possible de jouer avec des cartes qui ne soient pas des NFT. Quelques-unes de ces cartes sont offertes quotidiennement aux joueur.euse.s et il est possible d’en acheter des paquets par simple virement bancaire.

En revanche, si l’on veut vivre l’expérience de jeu promise par les développeurs, à savoir « play-to-earn » (jouer pour remporter des thunes), il faudra nécessairement acheter et dépenser de la cryptomonnaie CTA Token, afin de transformer les cartes basiques en NFT, en les inscrivant sur la blockchain (un processus appelé « mint »). Une fois devenue NFT, toute carte pourra être revendue et louée à d’autres joueur.euse.s sur un marché en ligne, en échange de CTA tokens. Depuis le 15 mai 2024, cette dernière est elle-même échangeable contre n’importe quelle autre cryptomonnaie, sur diverses plateformes de crypto-trading (KuCoin, Gate.io, ByBit, MEXC...).

Play-to-earn : jouer pour gagner des thunes

Les créateurs de Cross the Ages placent l’espoir d’un gain financier au cœur de leur promotion du jeu : « Dans les jeux traditionnels, les joueurs engagent très souvent un temps considérable. Cross the Ages se donne le défi de valoriser ce temps de jeu. En tant que joueur, vous aurez à la fois du plaisir à jouer, mais pas seulement... » [3]

Cross the Ages propose aux joueur.euse.s de tirer profit de leur expérience de jeu de deux manières : en investissant et en spéculant tout à la fois sur la valeur des cartes et sur celle de la cryptomonnaie.

Concernant les cartes-NFT, leur nombre est limité et il est possible d’en fusionner ou d’en détruire pour augmenter leur rareté et accroître leur valeur. Le prix de certains packs de cartes s’est ainsi envolé de quelques dollars à 100 dollars, et une carte a même dépassé la valeur de 150 000 $ [4]. En l’espace d’un an, 27 millions de dollars auraient déjà été échangés en cartes, soit 230.000 transactions.

La création et l’achat de cartes-NFT reposent donc sur l’espoir de voir leur valeur s’accroître sur le long terme et d’opérer un gain à leur revente. Dans cette optique, un youtuber expliquait par exemple qu’une bonne connaissance de l’histoire de l’univers fictif (le « lore » ) pouvait guider le choix des cartes-NFT à acquérir : « On va lire le lore pour savoir peut-être quels sont les personnages les plus intéressants, est-ce que je dois minter telle ou telle carte. »

Quant aux CTA tokens, leur nombre est aussi limité. A leur création, une partie de ce capital a été répartie entre les fondateurs, l’équipe du studio et les investisseurs, tandis que le reste fut mis à l’achat en vente publique [5].

En achetant du CTA Token, les joueur.euse.s investissent dans son cours et peuvent espérer que la cryptomonnaie s’appréciera à mesure qu’augmentera la taille de communauté et que s’intensifiera la pression de la demande en tokens.

Sur youtube, on trouve ainsi des vidéos d’analyses du CTA Token, des prédictions sur l’évolution de son cours et des conseils pour les potentiel.le.s investisseur.euse.s : « CTA Tokens Prédiction », « Cross the Ages : que vaut le token ? », « Cross the Ages : nouvelle tokenomics, du bon pour la communauté !!! », « Cross the Ages Review : NFT Gaming Economy Explained ». Le tout proposé par des chaînes aux noms évocateurs, comme CryptoPointFr ou Crypto Insight...

« Les prix des assets vont monter en valeur au fur et à mesure que le projet va se faire connaître », peut-on entendre dans l’une de ces vidéos, tandis qu’ailleurs, un spectateur commente : « J’aimerais vraiment beaucoup que CTA explose, étant holdeur de la première heure. »

D’ailleurs, nul besoin de jouer au jeu pour investir dans le CTA Token et spéculer sur son cours, comme le reconnaît l’un de ces anaystes youtubers : « [Cross the Ages est] un jeu de carte à collectionner auquel je suis très mauvais et auquel je ne connais pas grand-chose »

Le simple visionnage de ces quelques vidéos entraîne à coup sûr Youtube à vous présenter des pubs vous invitant à investir dans des fermes de minage de Bitcoin à Dubaï ou vous proposant de suivre des cours de crypto-trading en ligne. L’algorithme ne s’y trompe pas…

Jusqu’ici, il semblerait que les attentes des investisseur.euse.s n’aient pas été comblées : depuis son lancement très récent en mai dernier et après une courte période de hype, le cours du CTA Token semble pour l’instant stagner, sinon décliner. Toutefois, il est toujours possible de capitaliser sur le CTA Token via le « staking » : en immobilisant leurs actifs, les joueur.euse.s contribuent à valider les opérations de la blockchain et recevoir de nouveaux tokens en récompense.

Le cours du CTA Token

Le studio PixelHeart, pour sa part, tire son épingle du jeu de différentes manières : il a soulevé des fonds en mettant en vente des parts de sa cryptomonnaie, tire un revenu des ventes de paquets de cartes et effectue un prélèvement sur chaque échange de cartes entre joueur.euse.s (de l’ordre de 5%, dont 2% seraient alloués au remboursement des frais de la blockchain).

Réaction en blockchain : un malheur n’arrive jamais seul

Cross the Ages n’est pas le premier jeu du genre. Depuis quelques années, ces « blockchain games » commencent même à proliférer, bien qu’ils ne s’agissent le plus souvent que de coquilles vides du point de vue de leur contenu de jeu [6]. Le plus connu d’entre eux est Axie Infinity, un jeu sorti en 2018 et développé par le studio vietnamien Sky Mavis. Comme dans Pokémon, les joueur.euse.s d’Axie Infinity s’affrontent en faisant combattre leurs créatures, qui sont ici des NFT.

Les NFT d’Axie Infinity ont parfois atteint des prix tels qu’il fallait débourser plus d’un millier de dollars afin de pouvoir commencer à jouer. Dans certains pays des Suds, comme aux Philippines, au Brésil ou au Vénézuela, Axie Infinity constituait pour beaucoup de joueur.euse.s leur principale source de revenu. L’attractivité économique du jeu couplée à ses prix de départ prohibitifs a même engendré un système de location/rente sauvage, dans lequel un.e joueur.euse (qualifié.e de « manager ») met ses Axis à disposition d’un autre joueur.euse (appelé.e « scholar ») en échange d’une part de ses revenus.

Axie Infinity est aussi connu pour le crash financier de sa cryptomonnaie, qui perdit plus de 99% de sa valeur en février 2022, ainsi que pour avoir été victime, au mois suivant, d’une attaque de hackers ayant conduit au détournement d’actifs d’une valeur totale supérieure à 600 millions de dollars [7]. Ces deux événements ont conduit au déclin du jeu et à la ruine de nombreuses personnes. Axie Infinity constitue, à n’en pas douter, un modèle à imiter...

Les lands d’Arise : jouer la carte du techno-solutionnisme

L’ambition du studio PixelHeart ne s’arrête pas à Cross the Ages. Un second jeu vidéo est en développement, Arise, un action-RPG destiné à toucher un public plus large que Cross the Ages grâce à un gameplay plus accessible. Dans ce nouveau jeu, les joueur.euse.s devront acheter des « lands », des territoires virtuels à faire fructifier. Ces lands seront, à la manière des cartes de Cross the Ages, des NFT, avec ceci de particulier :

« Dans Arise, les lands de Cross the Ages sont des parcelles de terrain numériques où les ressources sont essentielles pour améliorer les compétences et l’artisanat des joueurs. Dans le monde réel, chaque terrain représente une part de propriété dans une activité industrielle et foncière réelle de CTA Factory, générant des dividendes en dollars qui sont ensuite convertis en CTA tokens pour les propriétaires, sous certaines conditions de jeu. » [8]

Ces parcelles, réelles comme virtuelles, seront soumises à la compétition virtuelle : « Les propriétaires de lands produiront et protégeront leurs rendements, tandis que les joueurs pillards tenteront de les dérober. » Les prix des lands se situeront entre 200 $ à 50 000 $.

Cette opération s’appuie sur l’entreprise Data Factory, fondée par l’un des deux cofondateurs de Cross the Ages. Cette boîte a acquis des parcelles de terres agricoles en Oregon, dans le Missouri et au Texas, pour y installer des data centers blockchain, notamment destinés au minage de Bitcoin. Ces data centers sont alimentés en « énergie décarbonée », d’origine solaire et nucléaire, achetée à bas coût dans ces États ou produite par l’implantation locale de fermes solaires [9].

L’un des 3 data centers de Data Factory

Le studio PixelHeart, qui se présente comme une « Société à mission », prétend ainsi proposer « des solutions concrètes et innovantes pour réduire l’empreinte environnementale de l’industrie du gaming », en investissant dans « le secteur de l’énergie décarbonée pour participer à la transition énergétique » [10].

Pour ce faire, le studio a été conseillé par le cabinet Carbone 4, une entreprise fondée par Jean-Marc Jancovici - apôtre d’une économie capitaliste décarbonée et nucléarisée - qui vend des bilans carbone à des entreprises telles que EDF, Total, Engie, Orange ou Bouygues...

PixelHeart : qui sont ces merveilleux individus ?

Maintenant que l’on comprend un peu mieux de quoi il retourne, regardons qui est derrière ce jeu. Sami Chlagou est confondateur et « Chief Executive Officer » du studio PixelHeart. Cet entrepreneur évoluait déjà dans le secteur vidéoludique depuis la création, en 2015, de la plateforme de vente en ligne de jeux vidéos Rushongame. A ses côtés, en tant que cofondateur et « Chief Operating Officer », se trouve Richard Estève. Issu du monde de la finance, c’est un ancien gestionnaire de fonds spéculatif et conseiller en fusions et acquisitions.

Parmi les « advisors » du projet, on retrouve toutes sortes d’entrepreneurs et hommes d’affaires des mondes de la finance, des cryptomonnaies et du numérique. Ainsi, par exemple, de Sébastien Borget, président de la Blockchain Game Alliance et fondateur d’un autre blockchain game, The Sandbox ; ou encore du PDG de BTC Mining Farm, Philippe Erb, qui « dirige des fermes de minage de Bitcoin aux États-Unis » en « adoptant des technologies innovantes pour une production de Bitcoin écologique ».

Enfin, le studio PixelHeart a procédé à des levées de fonds lors desquelles des compagnies pouvaient acquérir des parts de CTA Token. Parmi les investisseurs, on retrouve Amazon, deux géants de l’industrie vidéoludique que sont Ubisoft et Square Enix, ainsi que quantités d’entreprises liées aux cryptomonnaies, aux noms évocateurs : Dutch Crypto Investors, Mechanism Capital, xVentures, Blockchain Founders Fund, Vendetta Capital... Que du beau monde.

Pourquoi tout ça c’est bien de la merde ?

Comme tous les blockchain games, Cross the Ages introduit dans la sphère du jeu un vocabulaire, des pratiques, des affects et des logiques propres à celle de l’univers de la finance spéculative et du trading, et contribue à l’adoption des cryptomonnaies : dans le cas d’Axie Infinity, la moitié des joueur.euse.s n’avaient jamais utilisé de crypto avant d’installer le jeu selon son cofondateur Aleksander Leonard Larsen.

Du point de vue technologique, la blockchain peut se révéler particulièrement coûteuse énergétiquement : les immenses data centers dans lesquels sont « minés » les cryptomonnaies (par travail computationnel) consomment énormément d’électricité. Pour l’année 2020, le réseau de la blockchain Bitcoin aurait ainsi englouti plus de 170 TWh, soit une consommation supérieure à celle du Pakistan et des ses 230 millions d’habitant.e.s [11].

La blockchain du réseau Ethereum, principal concurrent du Bitcoin, était autrefois elle-aussi extrêmement gourmande en électricité. Ethereum a toutefois entrepris de réformer son mécanisme de validation des transactions et revendique, depuis septembre 2022, une baisse de plus de 99% de l’énergie consommée.

Bien que la blockchain de Cross the Ages repose sur le réseau Ethereum, l’activité de l’entreprise Data Factory - dans laquelle investiront les joueur.euse.s du prochain jeu Arise - ne se limite en revanche nullement à ce réseau, et participe allégrement au minage de bitcoin.

Au-delà de la prise en compte de l’impact environnemental de la blockchain (qui ne se limite d’ailleurs pas à ses seules dimensions énergétiques), se trouve aussi la question de l’utilité sociale et des implications politiques de cette technologie. De nombreuses promesses ont été formulées à l’égard des cryptomonnaies, qui ont parfois pu séduire à gauche. En reposant sur un système de contrôle décentralisé, la blockchain permet notamment de se passer de l’existence de banques centrales.

Pour autant, cette décentralisation apparente est toute relative. Dans les faits, la production et les réserves de cryptomonnaies sont aux mains d’une minorité d’acteur.ice.s de la cryptofinance, à savoir celleux qui détiennent les infrastructures (data centers) nécessaires et qui ont, le plus souvent, investit tôt dans l’histoire des cryptomonnaies. L’élimination des monopoles étatiques n’évacue donc en aucun cas les monopoles capitalistes, auxquels l’absence quasi-totale de régulation laisse le champ libre.

Surtout, ce sont bien des usages capitalistes qui sont faits des cryptomonnaies. Celles-ci portent d’ailleurs en réalité mal leur nom, elles qui ne sont que de piètres monnaies d’usage et constituent avant tout des objets spéculatifs financiers, déconnectés de toute valeur sociale et manipulés par des acteur.ice.s à travers des mécanismes similaires à ceux de la finance classique. Pas étonnant, donc, que le développement des cryptomonnaies soit historiquement lié à l’idéologie et aux milieux libertariens, comme l’affirme Nastasia Hadjadji dans No Crypto. Comment le Bitcoin a envoûté la planète

Quant aux NFT, ceux-ci pourraient en revanche s’extraire du monde de la finance, en devenant un élément central de l’infrastructure de l’internet des objets (la mise en réseau d’objets connectés à internet, déjà préparée par le déploiement de la 5G). Les NFT et la blockchain pourraient en effet être utilisés pour sécuriser les données des objets connectés et leurs communications.

Or, le développement de l’internet des objets engendrerait une augmentation considérable des flux de données, une multiplication des data centers à travers le monde et l’intensification de l’extraction des matières premières nécessaires à la production de composants électroniques. L’internet des objets rendrait possible la numérisation et l’automatisation de l’ensemble des sphères sociales et environnementales (agriculture algorithmique ; smart grid, smart city et smart homes ; télémédecine numérique et monitoring des patients ; surveillance et pilotage environnemental...), et démultiplierait les quantités et la diversité de données collectées, intensifiant ainsi d’autant l’emprise du capitalisme de surveillance (qui repose sur la constitution et captation des Big Data).

Des perspectives qui font précisément écho à ce que Damasio décrit dans son dernier essai et dans la société dystopique des Furtifs.

Damasio, un « Narrative Director » greenwasher

Les créateurs de Cross the Ages désirent faire de leur jeu une licence à succès : « Vous connaissez Le Trône de Fer, le Seigneur des Anneaux, Star Wars ou encore Harry Potter ? Cross the Ages est la prochaine propriété intellectuelle (IP) à succès. »

L’équipe a ainsi annoncé la création future d’une bande dessinée, d’une série en sept saisons et d’un long métrage d’animation, ainsi que la publication d’une série de romans dont la direction narrative fut confiée à…. Alain Damasio !

Aux côtés d’autres auteur.ice.s, dont le collapsologue Pablo Servigne, recruté en tant que « World Designer » Damasio s’est engagé pour dix ans pour la rédaction de 7 romans portant sur l’univers du jeu. On peut même l’écouter ici faire la promotion de l’univers du jeu et raconter son intérêt pour le projet.

La Rune et le Code, le premier tome de cette série, est paru en avril dernier. De ce qu’on peut en lire et en entendre, le roman mêle les genres de la fantasy, de la science-fiction et du post-apo, et décrit, en toile de fond, des sociétés ébranlées par la raréfaction de leur source d’énergie respective (la magie pour l’une, un minerai pour l’autre) : « Ensemble, elles doivent surmonter leurs différences fondamentales pour faire front commun face à une crise de ressources imminente. Les habitants d’Artellium sont confrontés à un défi existentiel : trouver un équilibre harmonieux avec leurs voisins, leur environnement, et le vaste monde qui les entoure. » [12]

On devine bien l’intention de porter un discours sur la crise écologique. Pour autant, le contenu politique de ce livre doit être considéré au regard du projet qu’il sert et de la fonction à laquelle il est subordonné : servir d’accroche publicitaire au jeu vidéo Cross the Ages. Cette série de romans est donc indissociable de la vaste opération marketing à laquelle elle participe. De ce fait, son propos écologiste travestit la nature des activités de l’entreprise marseillaise et renforce son pouvoir de nuisance.

Si la lutte écologiste et anticapitaliste est aussi, comme le pense Damasio, une « bataille des imaginaires », cette dernière ne peut être menée uniquement à travers des récits, au risque de se raconter des histoires. Pour espérer devenir des forces révolutionnaires, les imaginaires ont besoin de prendre corps et de s’ancrer dans une réalité matérielle et des pratiques concrètes. Pour les joueur.euse.s de Cross the Ages, au contraire, le récit écologiste des romans s’évanouit fatalement dans la pratique des investissements spéculatifs, l’accoutumance à la finance de marché, l’incitation au gain et la propagande de mythes techno-solutionnistes.

Faites ce que je dis mais pas ce que je fais

En 2019, Damasio s’était opposé à l’instrumentalisation de l’imaginaire à des fins militaires, lorsque le ministère des armées avait constitué la « Red Team », un ensemble d’écrivain.e.s chargés de proposer des scénarios d’anticipation des conflits futurs : « Il y a tellement de domaines sur lesquels les écrivains de science-fiction peuvent être utiles : l’avenir de la santé, du travail, des luttes sociales... Je suis beaucoup plus intéressé par l’idée de mettre en place de nouveaux systèmes de manifestation, d’occupation et de résistance au libéralisme que par celle d’écrire sur les guerres du futur. » [13]

Pourquoi (et pour combien) accepter aujourd’hui de se mettre au service d’entreprises et de technologies si douteuses ? La blockchain, les NFT et les cryptos ne constituent-ils pas l’exact contraire des low tech que Damasio appelle pourtant de ses vœux ? Cross the Ages n’incarne-t-il pas parfaitement le « technocapitalisme » que Damasio prétend vouloir combattre « sur le plan du désir » ? [14]

Qu’il soit aveugle et naïf, inconséquent et irresponsable ou bien simplement opportuniste et hypocrite, une chose est sûre : Damasio ne nous vendra plus du rêve.

Notes

[2« A Marseille, Cross the Ages veut devenir le futur Game of Thrones », La Tribune, 24 avril 2024

[4« Les cartes à collectionner du jeu vidéo français Cross the Ages défient le recul du marché des NFT », Le Figaro, 1er novembre 2023

[6Un youtuber s’est d’ailleurs consacré à tester un grand nombre de ces jeux médiocres.

[9« Des terrains virtuels utilisés pour fournir de l’énergie dans le réel… le pari fou du jeu Cross The Ages ! », Capital, 11 décembre 2023 ; « Cross The Ages s’investit dans la transition écologique du bitcoin », Les Echos, 20 février 2024

Mots-clefs : confusionnisme

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