La crise qui vient
Remarques générales
Nous n’allons pas nous attarder sur les habituels débats tenus entre gauchistes sur le mouvement des Gilets Jaunes. Tout de même, voici quelques remarques d’ordre plus ou moins général histoire de clarifier d’où l’on parle.
Nous participons aux gilets jaunes depuis la première semaine de mobilisation. Le 17, nous étions sceptiques. Le 18, nous étions forcés de constater qu’il se passait quelque-chose d’autre qu’une simple sortie publique de l’électorat d’extrême-droite. Le 19, il nous fallait aller voir sur les ronds-points et les péages les plus proches de nous. Depuis, notre excitation ne faiblit pas.
La situation
Macron et le gouvernement ont peur, ils transpirent, ils se maquillent pour sortir, ils annulent leurs vacances par peur d’être indécents... Les gilets jaunes seraient la seule et unique raison. Laissez-nous porter la réflexion un peu plus loin.
Les États centraux du capitalisme mondial intégré sont tous surendettés. Ce n’est pas nouveau, le constat fait consensus depuis 2008. Mais depuis, quelle fût la réponse apportée par la classe capitaliste pour relancer un nouveau cycle d’accumulation ? Aucune ne semble prendre le dessus, puis-qu’aucune ne semble assez sérieuse.
Automation, généralisation du statut d’auto-entrepreneurs et ubérisation de certains secteurs, constructions idéologiques de procès d’indépendances (régionaux - Catalogne... - ou nationaux - USA, Angleterre...) pour donner un sens social à la problématique nationaliste ... Toutes ces options, finalement, ne parviennent pas à masquer les deux seules qui actuellement portent une réelle dynamique au niveau international pour contrer la baisse tendancielle du taux de profit : endettement des États et des Banques Centrales (rachats d’actifs pourris, crédits à taux 0 via les politiques d’assouplissements quantitatifs...) et baisse du coût du travail (baisse des salaires, précarisation des statuts d’emplois, coupes dans les prestations sociales...).
Ces deux leviers englobent et renferment tous les autres. L’automation et l’ubérisation en sont des parties, mais ne peuvent s’imposer à l’échelle du monde pour proposer un modèle économique stable, et tout le monde le sait.
A travers ces deux leviers, se dessinent les premiers signes d’un krach de très grande ampleur, dont 2008 n’était que la bande-annonce. Certes, il y a encore de la marge du côté de la baisse du coût du travail : jusqu’ici, ceux et celles qui n’ont « rien à perdre », sont encore suffisamment peu nombreux pour que la répression d’État puisse parvenir à les contrôler.
Les tentatives de contre-révolutions populistes, voire post-fascistes, à l’image du Mouvement des 5 Etoiles en Italie, du mouvement pour le Brexit en Angleterre, du gouvernement d’Orban en Hongrie, et plus généralement de la montée de l’extrême-droite dans les pays centraux de l’accumulation, ne semblent pas parvenir à calmer la situation ni à catalyser sur le long terme les populations à travers l’idéologie nationaliste. Même quand cela marche pour un temps (et nous ne sous-estimons pas ici les dangers de ce « temps », aussi « court » soit-il...), les problématiques sociales refont surface et la contestation renaît de ses cendres (cf. la lutte contre la « loi travail » d’Orban depuis fin 2018, malgré la météo et la mainmise totale du gouvernement sur les médias locaux).
Résumons d’un point de vue historique : l’extension quantitative du capital (extension du procès de production capitaliste à toutes les sphères sociales de l’existence humaine, sur l’ensemble du territoire de la planète) semble achevée ou au moins assez avancée pour ne plus être source de profits nouveaux structurants ; l’augmentation de la productivité a su porter un second cycle d’accumulation générale (fordisme, taylorisme...), mais a dû se délocaliser et freiner ses ardeurs compte tenu des conditions de production qu’elle instaurait ; la dissolution de toutes les entraves à la reproduction du rapport social capitaliste (mondialisation de l’économie, précarisation des statuts et des emplois, gestion des populations surnuméraires, etc.) et l’endettement des États portent eux l’accumulation depuis les années 1980, mais semblent atteindre aujourd’hui leurs propres limites...
Ce qui nous mène à poser un concept sur la table : la restructuration impossible. Le populisme ne sera pas la contre-révolution, puisqu’il ne propose (pour l’instant du moins) aucune réponse économique réelle. Une contre-révolution, c’est avant tout une restructuration du cycle d’accumulation, des bases sur lesquelles celui-ci se construit, s’étend et se consolide. Or, si ce n’est de l’idéologie, souvent rance, le mouvement populiste ne s’impose jamais sur la scène économique, elle-même ultra-complexifiée, inter-connectée et donc aux apparences immuables depuis la restructuration des années 1980 : à quoi d’autre que des effets d’annonces suivis de reculades ont mené le Brexit et l’élection de Syriza ? En réalité, le « protectionnisme » est inapplicable en l’état actuel des choses et tout le monde là-haut le sait, c’est peut-être aussi pour cela qu’ils flippent...
Les quelques situations de protectionnisme/guerres commerciales débouchent sur une déstabilisation des prix des produits et un bouleversement du pseudo-équilibre mondial inter-connecté que le monde des affaires, main dans la main avec les grandes instances politiques internationales, s’est acharné à modeler depuis 50 ans. Toutes les économies sont au point mort, et les possibilités de relance sont de fait plus que restreintes (cf. encore, l’arnaque du Portugal comme « économie de gauche relancée » [1]).
Tout cela pour en venir au fait : pour Noël, Wall Street fût à son plus bas niveau depuis 2008, on vient d’éviter un petit krach grâce à la fermeture artificielle pour les fêtes, la bourse de Tokyo s’est affolée à son tour et a plongé de 5%... Pour faire court, il semblerait que les conditions d’une grande dépression mondiale à venir se dessinent à une vitesse qui n’a finalement rien de surprenante (les leçons de 2008, d’un point de vue strictement réformiste, n’ont absolument pas été prises... Mais est-il seulement possible de changer le cap vu l’énormité et l’inter-pénétration internationale de nos manières de produire, de répartir, de distribuer et de financer nos activités ?).
Quelques signes en vrac :
- Europe : Les exportations de biens britanniques se sont effondrés à des niveaux inédits depuis trois ans (industrie manufacturière en berne, cf. baisse considérable de la production et des ventes de voiture). En Allemagne, le salaire minimum n’a pas fait baisser le nombre de mini-jobs (d’autant plus qu’ils viennent de réduire le seuil d’heures travaillées pour ces emplois à temps partiels précaires plafonnés à 450 euros, sans cotisations sociales ni retraites). L’italie et son économie « populiste » en conflit avec l’Europe semble s’enfoncer dans le déficit budgétaire... Logiquement ses taux d’intérêts augmentent. Jusqu’où le conflit sera-t-il porté et quelles seront les conséquences réelles ? Repensons à la Grèce de Syriza...
- Les tensions commerciales ne sont pas sans conséquences en Chine : forte baisse des ouvertures de postes dans le secteur manufacturier ; chute de la croissance des ventes au détail (en novembre elle allait au rythme le plus lent depuis 15 ans) ; plus faible production industrielle des trois dernières années... La croissance officielle annualisée du pays est au plus bas depuis 2009, et la Chine est contrainte de corriger ses excès financiers et ses surcapacités, ce qui entraîne toute la zone asiatique dans son ralentissement (cf. baisses de régimes en Malaisie, à Taïwan... cf. baisse exportations Corée-du-Sud/Chine en décembre). Le ralentissement de l’économie chinoise menace en outre de supprimer le soutien essentiel aux secteurs mondiaux des exportations et des importations. En Asie toujours, le Japon va tout droit vers une crise de la dette sans rapport avec ce que l’on connaît ici... S’il ne sera pas le déclencheur, comment va-t-il remonter la tête au milieu du marasme international qui s’annonce ?
- La première économie du monde (USA) est frappée, malgré une croissance dopée par des baisses d’impôts et un chômage en apparence plus bas que jamais [2], par une très faible productivité ainsi qu’une grande dépendance à l’égard des capitaux et biens extérieurs. L’illusion du « plan Trump » finira vite par s’estomper ; les investisseurs partagent déjà leurs craintes pour la suite. Ray Dialo, fondateur du plus grand hedge fund Bridgwater Associates, estime que le dollar (1re monnaie de réserve mondiale auprès des investisseurs étrangers) pourrait chuter de 30% dans les deux prochaines années. « Comme en 1929-1933, nous avons après la crise de 2007 augmenté la dette pour soutenir les marchés et l’activité économique » [3]
L’injection massive de liquidités dans les secteurs financiers ne pouvant durer éternellement, les banques centrales n’ayant plus de munitions, et les risques de baisses de croissance étant accentués tant par les tensions géopolitiques que par les grands défis écologiques (changement climatique et question énergétique - pétrole - notamment), il paraît évident que ce qui s’annonce pour les dix prochaines années à venir n’a rien de marrant.
Les Gilets jaunes comme signe
Ainsi, nous pensons que le mouvement des Gilets Jaunes est annonciateur des luttes à venir dans ce cycle dépressif. D’une part dans son langage et sa mobilisation tant hétérogène que spontanée : la grammaire populiste, celle d’un « peuple » contre ses « élites », représente sûrement l’offensive idéologique la plus proche d’une contre-hégémonie à l’heure d’aujourd’hui. Ce n’est pas un mauvais jugement : nous pensons qu’en acte, quand cette idéologie amène les individus à se soulever, elle mène à des rencontres improbables et des moments de luttes qui transforment les subjectivités et orientent les réflexions assez logiquement vers des problématiques sociales. Cela dit la dynamique n’est pas aussi simple ni propre, puisque le « populisme » et son langage portent en eux une multitude de possibles qui brassent en long et en large le spectre politique.
Sur la forme (blocage des flux, occupation sauvage des ronds-points, péages et rocades, émeutes non-déclarées en Préfecture et combativité), il paraît évident que le mouvement G-J est significatif de ce qui vient. Les « mouvements sociaux » inter-syndicaux n’arrachent plus rien ou presque depuis plus de vingt ans. Les manifestations plans-plans, issues de la contre-culture ouvrière et de son identité auparavant structurante, ne vont plus pouvoir être hégémoniques.
L’impossibilité pour la politique de se sortir des périodes de crises sinon par la répression, la propagande et la construction idéologique d’unités nationales rances, mènera à un moment ou un autre ces dynamiques de luttes à leur propre débordement. La répression est en train de créer des générations de révolutionnaires à venir ; la propagande est en train de pousser des milliers de foyers à déserter leur télévision. Le levier économique n’étant plus qu’un levier de stabilisation par nature instable car devenu incontrôlable d’un point de vue régalien et national (plus encore qu’il ne l’a jamais été), la politique va progressivement se confronter à un mur.
Le nationalisme économique, dans ses échecs, devra faire ses preuves sur le terrain « sociétal », en particulier celui de la chasse aux migrants. Le fait que des luttes éclatent en ce moment doit être pris au sérieux : l’intensité que ces instants propose, les rencontres qu’il permet, représentent les meilleurs outils contre l’idéologie raciste et nationaliste... à moins qu’on laisse les racistes et les nationalistes avec les insurgés « apolitiques » ! Il est de notre responsabilité de s’impliquer, en tant que partie du prolétariat, dans les mouvements d’insoumissions que notre période porte. D’autant plus que les choses, de ce côté-là, vont aussi s’accélérer (métissage des populations ; migrations à venir portées par le changement climatique et les guerres à répétition, etc.).
Où ce mouvement va-t-il aller ?
Impossible de le prédire. Le réel sursaut de la semaine dernière résistera-t-il aux dispositifs revus et corrigés du 12 janvier ? Les actions décentralisées, locales, de blocages, occupations ou autres tenues en semaine perdurent-elles ? Arriveront-elles à se relancer, ou le rythme s’empêtre-t-il dans la théâtralisation du samedi ? La répression ciblée, les mutilations, auront-elles raisons d’un peuple soulevé certes, mais toujours minoritaire dans la rue ?
Autant de questions auxquelles il n’est pas intéressant de répondre, puisque nous ne sommes pas prophètes. Cela dit, on se demande pourquoi tant d’habitués aux mouvements sociaux refusent de se mêler à une masse qu’ils semblent mépriser ? De notre côté, nous avions l’impression que les masses syndiquées et hippies de Nuit Debout portaient tout autant de confusion dans leurs postures idéologiques.
La question est : arrêtons de nous limiter à l’idéologie. Les livres n’amènent pas la conscience. L’action, la ferveur, l’intensité des périodes pré-insurrectionnelles, amènent des consciences multiples à se structurer dans la radicalité. Sans jouer aux mauvais léninistes, nous avons notre mot à dire dans cette structuration : pas en tant qu’avant-garde éclairée, distribuant bon et mauvais point, amenant ses nouvelles normes langagières et ses obligations militantes (les militants professionnels ne sont jamais loin du sacerdoce), mais en tant que participants obligés de vendre leur force de travail et étant tout aussi inquiets pour notre futur que n’importe quel autre. Notre militance nous a fourni une expérience qu’il ne s’agit pas d’imposer, mais d’adapter et d’apporter en soutien, de proposer.
Localement, nous avons pourtant vu le gauchisme s’empêtrer dans ses pires numéros. Le pire d’entre eux consiste à tenter d’imposer des Assemblées Générales centralisées par régions, contre la volonté de la plupart des participants au mouvement (qui comprennent bien qu’un rond-point occupé devient un Comité d’Action à lui tout seul, et que les seules questions à se poser ne sont pas idéologiques mais pratiques, ce sont celles des mesures à prendre, des approvisionnements, des organisations pour mener à termes l’occupation et les actions qu’elle se donne). D’autres peuvent être cités, comme ces militants Alternatiba s’acharnant à transformer la critique en acte de la production (via le blocage et la multiplication des partages) par la critique abstraite/idéologique de la consommation et du consommateur (actions anti-pubs, blocages d’enseignes accompagnés de messages militants...).
La volonté d’en finir avec les représentations, les médiations, et de vouloir intensifier la lutte pour la lutte, au-delà des présupposés idéologiques (présupposés par ailleurs toujours mouvants et incertains... sauf chez les militants léninistes et les post-modernes renfermés), est bien le geste le plus fort du mouvement gilet-jaune. La multiplication des points d’ancrages, pensés comme autant de points de rencontres, matérialise ce geste. C’est ce qu’il s’agit de tenter de faire grandir.
Diffuser notre art et notre mémoire collective (pas celle du vieux mouvement ouvrier ; mais par exemple celle des photos de blessés du mouvement imprimés en grand format, collés sur des affiches ou dans des rues avant/pendant les manifs ; ou nos tags marrants et évocateurs) ; proposer des réflexions et des comptes-rendus sous forme d’infokiosques (pas ceux habités par les brochures totos, mais plutôt par des brochures confectionnées à l’occasion, sur le mouvement, pour le mouvement) ; amener du matériel de soins/protections/défenses en manifs (on voit déjà les gilets-jaunes amener leur propre banderole renforcée, leurs propres équipes de médics, etc.) ; participer aux groupes Facebook en tant que participants lambdas (les débats idéologiques s’y jouent pas mal) ; venir sur les lieux de blocages pour faire masse... C’est dans ces gestes que nos participations ont pris sens, ont porté significations.
Petite suggestion stratégique...
Pourquoi ne pas proposer à tous les groupes locaux auxquels on participe que l’Acte 10 soit celui de la reconquête des points d’ancrages locaux ? Imaginez : 400 points reconquis en un seul et même jour, une centaine de cabanes (re-)construites dans l’après-midi, aux quatre coins du pays, des grandes bouffes partagées le soir, des concerts, des teufs, des bals (suivant le contexte) ! Pas de riot porn, certes, mais un nouveau souffle, peut-être !
Quoi qu’il en soit, le souffle à venir est bien la crise qui vient. Ce ne sera pas de tout repos. Ça ne risque pas d’être joyeux. Du moins pas seulement. Mais assurément, l’ordre existant s’en verra transformé. Ce n’est pas forcément rassurant, mais au moins excitant, non ? A moins que l’on préfère l’Histoire morte et enterrée, la militance pour la militance dans un monde figé par le triomphe des démocraties libérales... ? Allez, réveillons-nous !