Vous n’avez rien suivi à la situation au Myanmar ? Pas d’inquiétude, cette vidéo est faite pour vous.
Le lundi 1er février 2021, les Forces armées du Myanmar (la « Tatmadaw ») ont arrêté Aung San Suu Kyi et plusieurs membres de son parti, la Ligue Nationale pour la Démocratie, au pouvoir depuis 2015. La presse s’emballe, la gauche bourgeoise prépare ses communiqués de soutien à la « démocratie » et les réactions en faveur d’Aung San Suu Kyi se multiplient. L’occasion de rappeler que ce coup d’État a été rendu possible par un système politique organisé autour de l’armée, lui laissant les mains libres pour prendre le contrôle dans le cas où elle le trouverait nécessaire. L’occasion aussi de rappeler quelques faits au sujet d’Aung San Suu Kyi, qui va très certainement cristalliser la lutte en cours au Myanmar, et dont certains apôtres d’hier risquent de taire les torts.
Quel est le poids de l’armée dans la vie politique du Myanmar ?
Fortes de près de 550 000 soldats et 70 000 paramilitaires, les forces armées pratiquent la conscription forcée, sont liées au narcotrafic, et occupent une place centrale dans la vie politique du pays. En effet, 25% des sièges parlementaires lui sont réservés, et des officiers accèdent régulièrement à des ministères de premier ordre. L’armée est également représentée politiquement par le Parti de l’union, de la solidarité et du développement (PUSD), national-conservateur. En cas d’invasion étrangère, les structures paramilitaires sont censées entrer en résistance et amorcer une guerre de guérilla contre l’occupant dans des délais très court. En attendant cette hypothétique invasion étrangère, les paramilitaires sont considérés comme des réservistes et assurent des fonctions de milices régionales et de gardes-frontières. L’armée est également à la tête des arsenaux du pays, qui assurent son indépendance vis-à-vis des armateurs étrangers et qui lui confèrent un rôle majeur dans l’économie (et la corruption chronique) du Myanmar.
Le 8 novembre dernier, le PUSD perdait du terrain aux élections législatives. Un mauvais signe pour les élections présidentielles prévues entre la fin février et le début mars. Sans surprise, c’est le vice-président de la République, le général Myint Swe (PUSD), qui a transféré le pouvoir au général en chef Min Aung Hlaing le jour-même. Ce dernier a immédiatement instauré l’état d’urgence pour une durée d’un an, afin de faciliter sa prise effective du pouvoir. L’opposition national-conservatrice dénonce des irrégularités dans les votes et prolonge un conflit qui dure depuis le 20 juillet 1989 avec Aung San Suu Kyi ; date à laquelle la junte militaire l’avait arrêtée puis placée en résidence surveillée, marquant le début de 21 années de répression carcérale à son encontre.
Quant à Min Aung Hlaing, il ne sort pas de nulle part : il a été un acteur central de la répression anti-Rohingya, et est accusé de nettoyage ethnique, de crimes de guerre et de crime contre l’humanité. Des crimes commis sous le mandat d’Aung San Suu Kyi, dont l’attitude vis-à-vis des Rohingyas ne doit pas être tue ni oubliée du fait de la situation actuelle.
Quelle fut l’attitude d’Aung San Suu Kyi face aux crises dans l’Arakan ?
En 2012, elle se murait déjà dans un silence complice devant les violences qui secouaient l’État d’Arakan, faisant le choix d’un attentisme opportuniste. Ces violences, qui firent 650 morts, 1200 disparus et 80 000 déplacés, Aung San Suu Kyi refusa de les condamner, préférant remettre en cause leur existence. Des organisations bouddhistes proches de la Nobel de la Paix 1991 entravèrent l’aide humanitaire dont dépendaient près de 150 000 personnes, sans que cela ne semble la déranger.
Arrivée au pouvoir en 2015, elle refusait de nommer les Rohingyas par leur nom, préférant le terme « Bengalis », utilisé par les bouddhistes xénophobes. L’année suivante, elle impose à Jean-Marc Ayrault, qui est alors Ministre des affaires étrangères, de ne pas prononcer le mot « Rohingya » lors de son déplacement au Myanmar. Logiquement, elle refuse de reconnaître les Rohingyas comme minorité ethnique, leur empêchant donc d’accéder à la nationalité et aux droits civiques qui en découlent. En mars 2016, elle crée la polémique lors d’une interview BBC en se plaignant de ne pas avoir été prévenue à l’avance que la journaliste était musulmane.
La fin d’une idolâtrie pacifiste
En octobre 2016, l’armée mène une campagne de terreur en réaction aux opérations d’autodéfense menées par l’Armée du Salut des Rohingya de l’Arakan (ASRA). Villages rasés, torture, viols, exécutions sommaires, internements forcés : des centaines de milliers de Rohingyas fuient vers le Bangladesh, où le nombre de réfugiés atteint le million. Craignant une explosion démographique, les autorités bangladaises en viennent à envisager une campagne de stérilisation forcée des femmes Rohingyas. Ce fut finalement une campagne de stérilisation volontaire, comme il en existait déjà auprès de la population nationale pour maîtriser les naissances dans le pays, qui fut organisée dans des camps de fortune composés très majoritairement de femmes et de jeunes filles.
Il faut attendre septembre 2017 pour qu’Aung San Suu Kyi annonce des mesures pour rétablir l’ordre et protéger les Rohingyas, sans reconnaître pour autant l’ampleur des exactions militaires ni mettre fin aux opérations de contre-insurrection. Des années de pressions internationales pour ça, de la part d’une personnalité politique que de nombreuses campagnes médiatiques occidentales ont permis d’ériger au rang de héroïne de la démocratie et des droits humains.
L’ombre du gendarme américain
L’administration Biden a déjà manifesté sa volonté de faire de la crise actuelle au Myanmar un symbole : celui du rétablissement des États-Unis dans le rôle de gendarme du monde. Un défi pour la puissance impérialiste américaine dans une région qu’elle peine à préserver de l’influence grandissante du social-impérialisme chinois voisin, que certains commentateurs politiques craignent de voir tirer bénéfice du coup d’État. Une crainte renforcée par le poids chinois dans la balance commerciale du Myanmar (importations et exportations) en comparaison à celui des États-Unis. De quoi faire craindre un passage dans la sphère d’influence concurrente.
Le Myanmar se situe dans la sphère d’influence américaine en Asie du Sud Est. Les États-Unis possèdent des bases et du personnel militaires en Thaïlande voisine, et sa Marine opère dans les eaux de la région. L’amorce de processus de démocratisation en 2004 (Convention nationale réunie par l’armée) et sa concrétisation balbutiante en 2010 (élection d’un civil à la présidence) se sont accompagnées d’une campagne d’investissements et de financements massifs de la part des États-Unis en faveur du développement des structures politiques civiles. Mais aussi de programmes de formation des officiers militaires, d’entreprises humanitaires, et d’un « accompagnement » du pays dans l’instauration et le développement de ses liens à l’international.
Les États-Unis lorgnent également sur les ressources énergétiques offshores du Myanmar et les différents projets de pipelines pour acheminer le pétrole et le gaz naturel vers les côtes et les pays voisins. Évidemment. Ces ressources représentent près du tiers des exportations du pays, également exportateur de minerais précieux et de produits forestiers, mais dépendant de ses importations pour les produits manufacturés, le plastique, les matériaux de construction et les produits agricoles. Des dépendances auxquelles la Chine pallie largement plus que les États-Unis.
Un processus de démocratisation enrayé
Si les États-Unis ont partiellement pris en charge la réforme de la bureaucratie militaire, elle ne fut jamais achevée pour autant. En effet, la Constitution du Myanmar prévoit une vice-présidence sur deux pour l’armée, ainsi qu’un quart des sièges parlementaires et des ministères-clés. Une telle coexistence entre l’administration civile et la bureaucratie militaire est tout simplement impossible. Et pour cause : le processus de transition démocratique devait marginaliser le rôle de l’armée dans le jeu politique du Myanmar et permettre de fonder une société post-militaire, c’est-à-dire une société dans laquelle les prérogatives politiques monopolisées par l’armée au cours des décennies de junte auraient été progressivement transférées à l’administration civile.
Le principal point de tension entre l’administration civile et l’armée tient sans doute dans leurs prétentions concurrentes à incarner et à garantir l’unité de la nation, qui compte plus de 135 ethnies. L’armée ne fait donc pas que s’accrocher à ses privilèges et à ses postes dans l’appareil d’État : elle mène une lutte idéologique pour conserver les fondements de sa puissance, menacés par l’extension de l’administration civile. Une administration civile qui, bien que consciente que son développement dépend du démantèlement de la puissance militaire, reste incapable d’affronter les défis posés par la mosaïque ethnique myanmaraise sans l’armée.
Seul le peuple sauve le peuple
L’heure n’est donc plus aux éloges inconditionnels. Pas plus qu’elle n’est à la défense infantile du système politique républicain et pseudo-démocratique. Ce dernier a moins été balayé par le coup d’État qu’il ne lui a préparé le terrain en assurant le maintien de l’influence de l’armée dans l’appareil politique d’État. Une influence qui n’est allée qu’en se renforçant au cours de la dernière décennie, principalement du fait de la réponse répressive militaire que les gouvernements successifs, dont celui d’Aung San Suu Kyi, ont donné à la question Rohingya. C’est bien cette gouvernance, désireuse d’incarner la transition démocratique tout en confortant l’armée dans son rôle historique, qui est aujourd’hui en cause.
A bas les juntes ! Solidarité avec les masses populaires du Myanmar ! Solidarité avec le peuple Rohingya et avec toutes les minorités ethniques contre les Forces armées criminelles !