Avant tout chose avoir recours au casier judiciaire et/ou au dossier médical. Les forces de l’ordre se défendent toujours de la même manière dans les affaires de violences policières. La semaine dernière, l’expertise de synthèse qui revient sur la mort d’Adama Traoré, après que son rendu a été repoussé à de nombreuses reprises, a enfin été publiée. Tout l’enjeu était de dire si les gendarmes de Beaumont sur Oise (95) étaient directement responsables du décès d’Adama, mort entre leurs mains le 19 juillet 2016.
Comment se construit la défense des forces de l’ordre, historiquement ? Que permet-elle ? Et qui sont les auteurs de ce genre d’expertise de synthèse qui arrive en bout de chaîne ?
Les processus sont toujours les mêmes. Criminaliser la victime d’abord pour justifier le recours à la force –qui se doit d’être « légitime » pour ceux qui en ont le monopole- ; puis, avoir recours à un « passif maladif » (souvent ignoré) de la victime pour évincer la responsabilité de l’emploi de la force par les autorités dans le processus mortel. « Sur les 50 dernières années, 420 personnes ont perdu la vie lors d’une intervention des forces de l’ordre, hors opérations dites antiterroristes »
écrit Ludo Simbille, collaborateur de BastaMag dans un papier publié sur Mediapart en 2016.
« Sur ces 420 cas, ils sont une soixantaine à avoir officiellement succombé à un ‘’malaise’’, soit un arrêt cardiovasculaire, alors qu’ils se trouvaient entre les mains de la police ou de la gendarmerie, dans un véhicule de police ou dans la cellule d’un commissariat. »
Une santé utilisée donc par les forces de l’ordre pour minimiser, voir nier, l’impact de la violence utilisée lors de leurs interpellations et/ou de leurs recours à la force.
Comme l’écrit Elise Languin, membre du collectif pour Ali Ziri et d’Amnesty International sur le site de Paris-luttes.info :
Les morts aux mains des policiers ou des gendarmes lors de leur interpellation étaient tous… de grands malades tels Mohamed Boukrourou, Ali Ziri et Adama Traoré.
Pour n’en citer que trois.
Retour en juillet 2016, quelques jours après la mort d’Adama Traoré aux mains des gendarmes : tout d’abord, la soi-disant consommation de stupéfiants par Adama Traoré est soulignée avant qu’une expertise toxicologique en août 2016 vienne contredire cette thèse fumeuse.
Le procureur de l’époque, Yves Jannier, après avoir parlé d’un décès à la « suite d’un malaise », avait ensuite évoqué une « infection très grave touchant plusieurs organes », puis une « pathologie cardiaque ».
Finalement, début juillet 2017, une nouvelle expertise confirme l’asphyxie. Les techniques des gendarmes risquent donc d’être incriminées.
« Ici c’est du grand Art. L’autopsie dit qu’il y a asphyxie donc personne ne peut revenir là dessus. Comme ils ne veulent pas que le plaquage soit reconnu comme cause de la mort –puisque ça impliqueraient les gendarmes- ils ont trouvé une autre source d’anoxie. Qui fait que le processus vital d’Adama Traoré était engagé avant même son interpellation ! Faut quand même oser le dire !
s’exclame Elise Languin.
De son côté Youcef Brakni, un des porte parole du Comité pour Adama, nous confie :
On avait peu d’espoir dans cette expertise parce qu’on sait qu’elles font partie de ce système de défense des gendarmes lorsqu’ils sont accusés d’avoir tué des jeunes de quartier populaire. La mort d’Adama Traoré, c’est aussi une succession d’expertises absurdes.
Assa Traoré, dans un entretien réalisé par Cases Rebelles publié le 10 octobre :
On a un État et une justice qui sont complices de tout ça, c’est pour ça que l’on dit que c’est un mensonge d’État, qu’ils ne sont pas dans la volonté de nous donner cette justice qui nous est due. Quand on a cette expertise on se demande qui a commandité, qui a ordonné d’écrire (…)
Youcef Brakni poursuit :
« Avec ce dernier rapport on va même jusqu’à trouver des maladies à Adama jusqu’alors jamais diagnostiquée, comme la drépanocytose. Donc en plus ils vont chercher des maladies qui touchent les personnes noires, c’est de la médecine coloniale, je le dis clairement, on va chercher des maladies qui touchent principalement les noirs pour justifier sa mort.
À cela il faut rajouter le report à trois reprises de cette « expertise ».
Dans la dernière en date on peut toutefois relever plusieurs aspects positif, pour la première fois, un cardiologue spécialiste des maladies infectieuses va enfin démonter la thèse, qui selon les précédents rapports, évoquait des anomalies concernant le coeur d’Adama. Aujourd’hui nous apprenons que ce dernier avait donc bien un « coeur d’athlète », et une forme « olympique ». Un élément que ses proches amis et sa famille pouvait déjà imaginer, mais qui cette fois-ci reçoit le « sceau » du crédit « scientifique ». Élément également essentiel, est enfin reconnu qu’Adama a bien souffert une compression thoracique due à une clef d’étranglement pratiqué par les 3 gendarmes qui l’ont interpelé. Il pourrait sembler que l’on avance donc vers l’établissement de la vérité, mais et c’est là que se condense toute l’absurdité de ce dernier rapport ; alors qu’est reconnu l’excellente forme d’Adama et qu’on reconnait enfin cette compression thoracique, la conclusion, sans aucune vergogne, explique que son état de santé aurait déjà été engagé de façon irréversible par une course de 437 mètres qu’Adama aurait effectué juste avant son interpellation.
Et comme, à la différence de la police, il semble que le ridicule ne tue toujours pas ; parcourir ces 437 mètres lui aurait pris 18 minutes. Est-il besoin d’en rajouter ?
Le jugement des voltigeurs condamnés pour la mort de malik oussekine, une exception.
Dans la mort de Malik Oussekine en décembre 1986, l’alternative de la maladie a été combattue par son avocat, Me Klejman. Là encore, la ligne de défense des voltigeurs consiste à souligner la « faiblesse physique » du jeune étudiant : Pandraud –ministre délégué à la Sécurité auprès de Pasqua alors ministre de l’Intérieur au moment de la mort de Malik Oussekine - avait dit : ‘"moi si j’avais un fils aussi malade je l’empêcherais de faire le con dans les rues’’. Il faut qu’ils se défaussent :
si on ne meurt pas sous les coups de la police, on meurt à cause d’une maladie mortelle ignorée et qui, compte tenu du stress de l’interpellation, tue la personne par décompensation.
souligne Elise Languin avant de poursuivre :
En défense de Malik Oussekine, Me Klejman avait donc pu dire que les coups portés par les voltigeurs étaient à l’origine de l’enclenchement du processus mortel de Malik Oussekine, même si, en bonne santé, il aurait pu survivre.
L’expertise de synthèse dans le cas de la mort d’Adama Traoré vient empêcher cette ligne de condamnation des gendarmes puisqu’elle affirme que le processus vital du jeune homme était engagé avant même l’intervention des gendarmes.
« Et puis d’abord, comment constater qu’un processus vital est engagé avant … ils auraient pu dire « on suppose que »... Mais là, deux ans après, ils affirment que le processus vital était engagé avant son interpellation ! Ses tissus manquaient apparemment d’oxygène. Ils substituent une « asphyxie préalable » à l’asphyxie du plaquage.
Un tour de passe-passe ignoble.
Qui sont ces experts ?
L’expertise de synthèse publiée la semaine dernière a été réalisée par des experts judiciaires, mandatés par les Tribunaux.
L’avis des experts judiciaires n’a qu’une valeur consultative pour les juges, sur des points techniques précis. Chaque expert est attaché à une spécialité. Il existe une liste nationale dressée par la Cour de Cassation ainsi que par la Cour d’Appel. C’est le premier président ou le procureur qui exercent le contrôle de l’intégrité de l’expert. Et leur rémunération se fait par l’État, dans le cadre d’un procès pénal.
« Cette expertise médicale de synthèse est réalisée pour les juges par des médecins experts auprès des tribunaux, qui examinent les résultats scientifiques produits par l’autopsie, la contre-autopsie, les analyses toxicologiques, pour y "lire" la cause de la mort lors de l’interpellation.
détaille Elise Languin.
Et on a souvent l’impression que leur interprétation de ces résultats sert la thèse du procureur… et de l’État ! Elle exonère souvent les forces de l’ordre de toute responsabilité dans la mort de l’interpelé !
Elle prend l’exemple de l’agression subie par Théodore Luhaka en 2017.
Le dernier collège d’experts a considéré que le coup de matraque télescopique était le bon geste, qu’il devait être fait. C’est le rapport des experts, qui étaient experts policiers et pas médicaux ici. Pour eux, la matraque n’est pas passée par l’anus mais à côté.
La procédure aurait donc été respectée. Et le non-lieu est déjà prêt.
Farid El Yamni, frère de Wissam, tabassé à mort dans le commissariat de Clermont Ferrand le 1er janvier 2012 revenait sur ces experts en avril 2018 :
Je ne peux pas vous parler des violences policières et de la farce judiciaire sans vous parler de la question des expertises et des figures d’autorité. Sénèque rappelait qu’il est facile de débattre lorsqu’on a une autorité à ses côtés que tout le monde respecte. Aujourd’hui on respecte naïvement les experts en tous genres sur les plateaux de télé et jusque devant les tribunaux.
Pour lui, les experts viennent servir de bouclier derrière lequel se réfugier en arguant de la neutralité de leur travail, de son objectivité et donc de l’impossibilité de remettre en cause les conclusions rédigées :
« ils permettent au procureur et au juge de dire : ‘’c’est l’expert qui parle, pas nous’’. Son avis est objectif il faut donc l’accepter. Les seules personnes qui contrôlent leur travail sont celles qui le missionnent… Il faut aussi comprendre qu’un expert déjeune avec la police judiciaire, il crée des liens d’amitiés… »
Le problème réside donc dans leur impartialité supposée inhérente. Rappelons que ces experts sont rémunérés par l’État :
« Il est impossible de contredire au niveau des arguments une expertise médiatiquement autrement qu’en apportant un expert qui dit qu’un autre expert ment. »
poursuit Farid.
C’est un sujet complexe parce que technique. Le temps d’arriver à trouver un expert honnête –et il y en a- et un expert courageux –qui prend le risque de se faire virer de la fameuse liste - et compétent, c’est pas simple et c’est souvent trop tard.
Dans la mort de Wissam El Yamni, la Chambre d’instruction avait demandé à la juge de réétudier les causes de la mort en 2012, soulignant que « les experts procèdent plus par affirmation que par démonstration dans la mort de Wissam El Yamni. »
Farid insiste :
les magistrats n’ont pas une rigueur scientifique. Comme les experts ne sont contrôlés par personne, ils peuvent mentir par omission et choisir de prendre des éléments et pas d’autres. Par exemple, ne pas signaler certaines fractures ou des hématomes, des traces de strangulation, sélectionner certaines photos et arriver à la conclusion qu’un individu n’a pas été tapé…
« Dans notre affaire l’expert cardiologue missionné par la justice n’exerçait pas en cardiologie mais en gériatrie et selon un vrai expert cardiologue qui exerçait en tant que chef de cardiologie, le charlatan ne savait pas lire un électrocardiogramme. En 2018, il existe des standards pour allumer la lumière, pour changer un meuble mais il n’existe pas de standards pour faire une expertise. Un expert peut écrire ce qu’il veut de la manière qu’il veut avec les moyens qu’il veut. L’expert est nommé par des magistrats incompétents dans le domaine d’expertise, il peut les enfumer si le magistrat est honnête, ou les accompagner dans leur malhonnêteté si les magistrats sont malhonnêtes, lâches ou carriéristes. Mais ce n’est pas étonnant puisque l’important pour la justice en réalité c’est la conclusion qui est écrite en amont du développement de l’enquête. À l’aire de la bfmisation de l’information où l’on n’a plus le temps de suivre un raisonnement, l’important c’est la conclusion. » résumait encore Farid en avril dernier. Les auteurs de l’expertise de synthèse de la mort d’Adama Traoré, publiée la semaine dernière sont au nombre de 4. Dont un déjà éclaboussé par un scandale.
« L’expertise d’aujourd’hui est écrite par plusieurs médecins mais c’est comme si un gendarme était venu et avait écrit la conclusion : « Adama Traoré serait mort même s’il ne nous avait pas rencontrés ». C’est ridicule. » Dit Assa Traoré dans un son entretien pour Cases rebelles :
Ce Professeur Patrick Barbet a été blâmé… Il faut savoir que le parquet de Paris ne l’a pas condamné, il n’a reçu qu’un blâme ; c’est comme s’il leur devait une faveur, comme s’il leur devait quelque chose …Donc cette expertise a été faite par une personne non-compétente, non-professionnelle, qui a mon sens est même dangereuse.
En effet, c’est dans les sous sols de l’hôpital parisien Saint Vincent de Paul, qu’un scandale éclate en 2005. Selon l’article de l’Express, c’est « La découverte fortuite de 353 fœtus entreposés en vrac et - parfois - en plusieurs morceaux » qui lancera des investigations dans plusieurs hôpitaux de Paris, Marseille et Lyon. 1 an plus tard, les résultats de l’enquête révéleront que le professeur Patrick Barbet pratiquait des autopsies sur les enfants mort-nés. Le professeur et son ancien chef de service, le professeur Alain Pompidou écoperont tout deux d’un blâme par la juridiction disciplinaire des Professeur des Universités - Praticien Hospitalier (PU-PH) et l’affaire sera classé par le parquet. Youcef Brakni peut logiquement s’insurger et se demander « Comment confier une expertise si importante à ce docteur ! »
Ces expertises permettent non seulement de préparer la défense qui blanchira les forces de l’ordre mais elles empêchent également l’ouverture d’un débat national sur les techniques d’immobilisation et d’interpellation (le pliage et le plaquage notamment) de la police et de la gendarmerie puisque, comme tout repose sur la santé de la victime, leur dangerosité n’est jamais mise en cause. Parmi beaucoup d’autres comment ne pas penser au cas de Lamine Dieng, et à l’important combat mené par le collectif Vies Volées justement pour faire définitivement interdire ces techniques policière.
Ici donc, par effet boomerang, l’exemplarité des forces de l’ordre est dite à mi-mots par cette synthèse. Aucune faute professionnelle ne leur est reprochée alors que les forces de l’ordre se doivent, normalement, de veiller sur toute personne se trouvant entre ses mains.
On pourrait encore énumérer longtemps les mécanismes de défense du corps policier, du corps étatique, dans les affaires de violences policières : dissimulation de preuves, appel à la légitime défense lorsque les forces de l’ordre ont recours à leur arme, faire reculer les jugements, faire traîner l’affaire….
A titre d’exemple, les gendarmes de Beaumont n’ont toujours pas été auditionnés, plus de deux ans après le drame. Pour Youcef Brakni, c’est un scandale d’État. Cependant, il souligne que, grâce au rapport de force instauré, une reconstitution a été acceptée (alors qu’elle a été refusée dans le cas de l’affaire de violences subies par Théodore Luhaka). Et pour la date ? « on attend, ça peut venir du jour au lendemain, c’est complètement arbitraire, c’est la juge qui décide. » précise-t-il.
Jouer sur le temps donc et sur l’essoufflement des familles et proches des victimes…Mais samedi 13 octobre 2018, 2 ans et presque trois mois après la mort d’Adama Traoré dans les mains des gendarmes, le rassemblement aura bien lieu, au départ de Gare du Nord, à 14h30. Marche dont un des objectifs central sera de « répondre coup pour coup à cette tentative de faire tomber cette affaire dans un non-lieu. Cette affaire dépasse la mort d’Adama Traoré, elle est devenu le symbole des luttes des quartiers populaires. Il est décisif de répondre à ce mensonge d’État. Je crois vraiment que l’État teste notre réaction, notre capacité de mobilisation donc c’est important de montrer qu’on est, et qu’on sera là, qu’on ne lâchera rien »
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