Branle-bas
Devant l’entrée principale du Centre d’hébergement d’urgence Jean Quarré, nous nous retrouvons, nous saluons celles et ceux qui arrivent.
Cette quatrième assemblée devait se tenir à La Cantine des Pyrénées, mais finalement les migrants ont choisi de contrevenir à l’interdiction d’Emmaüs et de la tenir à l’intérieur du camp où ils vivent.
La première rencontre s’était tenue sur la place à une poignée : N*, Af*, Ab*, Al*, T*, J*, ma pomme.
Puis la seconde à la cantine, un peu plus nombreux cette fois.
Ensuite une autre dans un café qui nous avait permis de bien avancer.
Enfin nous voici cette fois dans le camp. Nous passons l’accueil. Nous traversons le bâtiment que nous connaissons maintenant depuis deux ans que nous y organisons des repas, des marchés gratuits, des ateliers linogravures, des concerts... Nous descendons l’escalier extérieur, l’escalier béton, ses rampes métal, l’escalier symbole du quartier.
Dans la cour commence un jeu de chaises. On forme une ronde. Elle n’est pas bien grande, notre ronde, nous sommes vingt-cinq dont quinze résidents de Jean Quarré. C’est plus que six, ça n’est pas encore assez. N* est parti dans les étages faire le tour des chambres, parti rameuter les autres.
C’est important que l’assemblée se tienne à l’intérieur du camp. Jusqu’à présent, nous n’avions eu aucun souci pour organiser des repas ou des concerts à l’intérieur, mais dès que nous avons demandé une salle pour y tenir une réunion avec les résidents afin d’y discuter de leur situation... Emmaüs a refusé. En tous cas, le directeur de ce centre. Ce qu’il n’a pas encore compris, ce directeur, comme les pouvoirs en général, c’est que nos repas, nos concerts, nos marchés gratuits... étaient des moments politiques, des moments qui préparaient l’assemblée que nous allons tenir maintenant dans la cour du camp.
Jusqu’à quand ces associations monstres collaboreront-elles avec les pouvoirs ? (J’écris depuis un squat de Bordeaux qui accueille les migrants, plus de 150, d’Albanie, de Mongolie, du Soudan, du Tchad, de Géorgie... des militants qui n’attendent pas d’autorisation pour accueillir en pleine nuit des enfants qui viennent de la rue. C’est carrément Médecins du Monde ou le 115 qui leur envoie des gens. C’est pas eux qui les donneraient aux flics.)
Il y a du soleil, des vêtements sèchent sur la clôture du jardin qui fleurit. C’est une belle journée de printemps. L’assemblée n’a pas encore démarré. Sur la rumeur de la ville et les gazouillis d’oiseaux, les langues se chevauchent dans la cour de l’ancien lycée hôtelier Jean Quarré — arabe, farsi, français, anglais... Babel de la Place des Fêtes. N* me tend le papier de l’OFII dont il est venu nous parler hier sur la place où il était venu nous trouver, nous dire que quinze d’entre eux avaient reçu ce papier.
Nous y sommes, les autorités commencent à vider le centre, au cas par cas, petit à petit, « one by one ». Ça n’est que le début. D’une manière ou d’une autre, tout le monde y passera. N*, lui, ne retournera pas à la rue, il a le statut. C’est pour les autres qu’il se bat. La lettre... Je ne sais pas quoi dire. C’est un ordre d’expulsion. Pas un ordre de transfert. Chaque personne qui a reçu cette lettre doit avoir, d’ici un mois, dégagé du centre. Ils vont réduire le nombre de résidents, les séparer, ils comptent ainsi annihiler toute possibilité de résistance.
La résistance pourtant, comme le printemps, s’amorce. Ça commence toujours par une rencontre, par trois pélos sur une place, un repas, un regard... la résistance. Par le refus, le refus et croire que même à quatre ou même deux, c’est une amorce.
Al*, un habitant du quartier qui parle farsi ouvre le bal. Il rappelle la situation, il dit qu’il faut que nous sachions rapidement comment nous voulons nous organiser ; qu’est-ce que veulent faire les habitants de Jean Quarré, et comment ?... Que nous puissions, nous les voisins, organiser la résistance dans le quartier. Al* traduit son propos maintenant en farsi. Puis c’est Ab* qui le traduit en arabe.
« Pas la rue, vivre ici » : chacun maintenant raconte son parcours, dit ce qu’il pense de cette fermeture, énonce ce qu’il voudrait.
Ce qu’ils veulent — tous — c’est rester.
N* accueille ceux qu’il est allé chercher tout à l’heure. Ils arrivent par l’escalier. Dans la cour, sous le panneau de basket, nous écoutons leurs éclats de vie. A chaque fois il est question de la rue à porte de la Chapelle, à chaque fois on dit qu’il ne faut pas retourner à la rue, qu’il faut trouver le moyen de rester.
Une brise s’est levée, les fleurs des arbres attrapent le soleil. Le vert des feuilles est encore celui tendre du printemps.
D’autres résidents arrivent encore avec des chaises, la ronde s’élargit.
Je suis à côté de P*. P* qui est tellement venue fabriquer les fêtes avec nous dans le camp. Avec son collectif de graveurs, ils faisaient des ateliers d’affiches à base de linogravure, ça mélangeait les enfants, les migrants... Nous allions coller leurs affiches sur la place.
Ab* traduit en arabe les propos d’un de ses camarades soudanais. Ce mec m’émeut, sa présence est étrange... La façon dont le français roule doucement dans sa bouche. Aussi cette lumière qui sort de lui, qui éclaire le monde où il se trouve, une lumière qui mélange le lointain, l’Afrique, des paysages que je ne connais pas, mais aussi sa vie ici, sa vie qu’il a recommencée après sa terrible odyssée, une colère qui ne s’exprime pas comme j’exprime la mienne, de colère. Elle y sera, monsieur le maire, l’odyssée d’Ab*, dans les rayons de la médiathèque bio qui va replacer ce lieu de vie ?
Une discussion en arabe a lieu entre lui et deux autres, nous écoutons cette langue que nous ne parlons pas. Nous sommes pourtant, je regarde nos visages, nous sommes pourtant concentrés comme si nous comprenions, nous portons leurs discussions ; nos visages tendus vers eux bandent l’instant. Ab* ensuite raconte ses trois mois porte de la Chapelle « ici c’est mieux », il explique aussi que « l’OFII coupe et donne l’argent ».
Derrière lui, en retrait, il y en a deux qui écoutent, très attentifs. Ab* demande s’il peut payer un loyer ici à la place de l’OFII. L’OFII arrêterait de lui donner de l’argent, en échange il aurait le droit de travailler et il payerait son loyer pour pouvoir rester vivre ici où il a déjà des activités. Al* traduit en farsi.
Un autre soudanais « Nous aussi on a vécu dans la rue, quand on est arrivé ici dans le camp, on a cru que c’était mieux. Mais l’OFII nous interdit de travailler. Alors qu’ils arrêtent de nous donner de l’argent et qu’ils nous autorisent à travailler. » Il a des tongs orange qui vont bien à sa peau très noire, il s’exprime en français.
Il y a beaucoup de baskets dans cette ronde, des baskets et des tongs. Ils sont tous jeunes, sinon très jeunes ; tous très concentrés. Comme les visages, l’écoute est profonde. Visages graves. Visages puissants. Visages mystérieux. Visages infinis. Visages avec souvenir de désert « j’ai vu la montagne de sable se déplacer ! C’est ça la vie ! C’est découvrir des choses jamais vues ! » Visages avec souvenir de nuit, visages avec souvenir de la zone des mines, visages avec souvenir de Tripoli, visages avec souvenir des Kalashs, visages avec souvenir du Libyen drogué qui pisse et qui arrose le ciel à la AK47, visages avec souvenir de mer, visages avec souvenir des disparus, visages avec souvenir du radeau, de l’odeur du radeau, des baleines, des étoiles, de la montagne, du brouillard, des tombes dans la montagne, de la fatigue... visages espoir.
Un a dit en farsi que traduit Al* : « Ils nous ont fait signer un papier quand on est arrivé ici à Jean Quarré, ils nous promettaient que c’était notre maison même si on y était 18 mois, même dubliné, on a signé le papier et aujourd’hui, on nous met à la rue. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Qu’est-ce qu’on doit ressentir ? »
Une pie plonge depuis le toit du collège Budé, le collège dans lequel Dagnaud, le maire, a organisé il y a quelques semaines sa "réunion publique", une opération de com’ pour vanter la médiathèque qu’il va faire construire en lieu et place du camp.
Nous l’avions interpellé à plusieurs reprises sur l’avenir des résidents du CHU Jean Quarré, comme nous le faisons depuis un an. Nous et d’autres riverains que nous ne connaissions pas. Le maire Dagnaud maîtrise la façon de ne pas répondre, la façon de prendre les gens pour des cons. Personne n’avait obtenu de réponse précise. Le maire Dagnaud s’était contenté comme l’année dernière de nous répondre « bien sûr ils seront relogés ». Le maire Dagnaud a vendu sa médiathèque bio en présence de l’architecte, de son adjoint à la culture Éric Thébault de quelques autres bouffons... Quand l’adjoint Dan Lert observait tapi dans un coin.
Leur médiathèque érigée à base de matériaux biosourcés et leur fumeuse « maison des réfugiés », cette arnaque censée faire passer la pilule de la fermeture du camp : pilule qui pourrait s’avérer mortelle pour certains migrants de Jean Quarré. Une maison sans lit, une coquille vide, leur "Maison des réfugiés" qui deviendra plus vite qu’à son tour un resto folklo de cuisine du monde pour les nouveaux habitants attirés par la refonte de ce quartier populaire, sa refonte en mode rue de Lancry.
Alors que nous l’interpellions pour la troisième ou quatrième fois afin d’exiger une réponse précise, le maire a eu cette phrase, je la rapporte de mémoire, mais nous l’avons filmée : « Ils seront relogés quelque part, mais ils ont traversé la mer ils peuvent bien faire deux stations de métro ».
Que le maire Dagnaud prenne la peine et le soin et le temps de venir écouter ces hommes, et qu’il ait ensuite le courage de prononcer sa phrase en les regardant bien dans le fond de leurs yeux.
Nous surveillons leurs comptes Twitter depuis quelques semaines, à ces bonimenteurs, et nous trouvons que le maire et ses adjoints postent beaucoup au sujet des réfugiés, mais des réfugiés de la Chapelle, ou d’ailleurs, rien à propos de ceux de Jean Quarré... Comme des vicelards qui se prémuniraient de ce qu’ils s’apprêtaient à faire faire : expulser des migrants de leur lieu de vie...
La pie jacasse, elle poursuit une autre pie... J’entends « Il faut faire quelque chose ici pour qu’ils ne puissent pas fermer. », c’est Gilgamesh. Y’aura L’Épopée de Gilgamesh dans « la plus belle médiathèque de Paris ?
D’autres résidents sont arrivés. La ronde gonfle.
Un autre raconte sa situation en France depuis trois ans, pendant 18 mois il a été Dublin, il raconte les avocats qui ne servent à rien, les assistantes sociales qui n’en ont rien à faire, il fait partie des quinze qui ont reçu le papier d’ordre d’expulsion. « C’est un peu dur pour nous. » « Nous on va aller encore dans la rue. Dans la rue, tu te demandes toujours où tu dors, où tu manges et alors comment tu penses à ton dossier... Comment tu t’occupes de ton dossier quand t’es dans la rue ? » Le gars traduit lui-même ses propos en arabe. C’est le soudanais avec ses tongs orange.
Le soleil rosit les nuages au-dessus des tours de la place des Fêtes au pied desquelles nous sommes cette ronde, ronde qui gonfle... Ronde de visages, ces visages bigarrés, inquiets, tendus, intenses et qui contiennent la colère. Cette colère qu’ils vont devoir organiser comme dit le tag. Cette colère qui lève pour devenir révolte. Cette ronde dans cette cour dans ce centre où si souvent nous sommes venus ; les repas que nous y avons partagés, les concerts qui ont permis de faire cette ronde, de la faire vite, de le faire bien, parce que la confiance était déjà établie. C’est N* qui nous a dit ça lors de notre première assemblée sur la place.
En français, un autre soudanais dit « Ça fait mal, ça fait très mal. On a déjà plein de problèmes, on nous rajoute des problèmes avec les papiers. On veut pas retourner Porte de la Chapelle. Ils sont venus nous chercher dans la rue et maintenant ils nous rajoutent des problèmes avec les papiers, c’est comme si ça leur faisait plaisir de nous voir dans la merde. »
Quelqu’un demande à une salariée que je n’avais pas vue s’installer de partir. « C’est la réunion des résidents, s’il vous plaît, pas la vôtre. ».
Je compte maintenant 35 résidents dans la ronde. Par les fenêtres, on aperçoit les gens qui prennent un cours de danse dans le bâtiment du théâtre de verre. Ab* dit « Il faut pas juste parler de nos problèmes, il faut maintenant trouver une solution. L’assistante sociale règle pas nos problèmes, ils sont comme la police ».
Ils avaient déjà dit lors de notre première réunion que pour eux, les travailleurs sociaux, Emmaüs (même s’ils ne mettaient pas tout le monde dans le même sac), la préfecture et la police, c’est pareil.
Le rapport que nous avons fabriqué avec eux sur le long terme et en dehors de relations salariées, de connivence avec le centre, mais en tant qu’habitants, c’est ce rapport-là qui permet que la parole soit libre comme elle l’est, cette parole qui va permettre de nous organiser ensemble contre le projet d’expulsion de la mairie, un projet de rejet qu’elle déguise de bonnes intentions, qu’elle maquille d’humanisme bon teint qui ne mange pas de pain, qu’elle travestit de green-washing, de com’, de démocratie participative...
« L’assistante sociale, on peut pas entrer dans son bureau pour parler. L’autre jour, elle m’a dit : "je suis fatigué avec toi". Mais je suis pas une machine, elle doit me respecter. Elle devrait nous aider, c’est pas logique. »
« Si les flics viennent, on va faire un truc bizarre, je sais pas quoi, mais je sortirais pas. » C’est le soudanais chaussé de tongs orange. Sa détermination me fiche des frissons, sa détermination me pique le nez. Va falloir être à la hauteur !
D’autres chaises, d’autres migrants... Je compte maintenant une cinquantaine de résidents Jean Quarré dans la ronde, ronde qui gonfle. Al* traduit les paroles d’un afghan : « Un Dubliné afghan, un ami de moi et de N* a fait une tentative de suicide, il s’est pendu dans le jardin à côté, des voisins l’ont sauvé. Après il a fait ce qu’ils appellent "un retour volontaire", il est retourné en Afghanistan, il n’en pouvait plus de ses problèmes et de sa vie ici en France où il ne s’en sortait plus. Un jour, j’ai appelé là-bas, c’est sa femme qui m’a répondu et elle m’a dit que les talibans l’avaient tué. Si on nous dégage d’ici, il n’y aura pas d’autre solution que de retourner au pays. Et au pays, c’est la mort qui nous attend. »
La pie jacasse. Elle jacasse et j’entends le maire Dagnaud, sa saloperie de langue zombifiée, « ils ont traversé la mer, ils peuvent bien faire deux stations de métro. » La pie jacasse, j’entends le maire Dagnaud, je vois ses deux adjoints Lert et Tébault planqués qui ne disent mot, charognards qui consentent.
La pie jacasse et j’entends malgré tout les appels au secours d’hommes qui ont en effet traversé les pires épreuves, qui risquent la mort à retourner dans leur pays, ces hommes que personne de la mairie (tous les partis sont pour leur expulsion, ils disent "pour la médiathèque") n’est venu consulter, entendre...
Dans le printemps la pie vole et jacasse, avec le trou qui lui sert de bouche le maire ment...
Dans notre ronde sous le panneau de basket, quelqu’un rappelle l’occupation par les migrants en 2015, cette occupation qui a forcé la mairie à transformer momentanément ce bâtiment en CHU. Il dit qu’il faut empêcher les expulsions, mais aussi, ensuite, empêcher un retour à la normale. Dire que ce lieu appartient aux migrants, aux étrangers, à ceux qui ont lutté et qu’il ne doit plus être un centre de tri. « Il faut changer radicalement le fonctionnement de ce lieu. »
Les passants sont intrigués, c’est rare une telle ronde dans cette cour. Ils s’arrêtent dans la rue Henri Ribière. Ils regardent notre ronde, ronde qui gonfle. Alors je la contemple à mon tour, j’en fais le tour, de cette ronde.
Chaque visage. Les pieds. Les mains. Ces corps qui contiennent tellement d’histoires, tant de cultures... De chez eux, il n’y a que Ab* qui fume, il fume des roulées. Et de toute l’assemblée, de loin je suis le plus âgé.
C’est un branle-bas profond pour le moment, silencieux. On ne bat le rappel qu’avec soi. C’est l’heure où chacun se sonde, explore ses doutes, regarde ses mains, regarde au fond de lui. Chacun pèse en son for intérieur. Ce qui se joue dans ces chairs. Ce qui se pense. Ce qui se remémore. Ce qui se projette. « Et eux, les Blancs, les Français qui sont là dans cette ronde avec nous... Ils sont solides ? Ils vont tenir promesse ? Y aura du monde avec eux ? »
S*, un Soudanais « … Un mois porte de la Chapelle, ensuite ici. On a des métiers, mais on ne travaille pas. On n’a pas le droit. » Je comprends mal ce qu’il dit, c’est toujours difficile avec le bruit, ces voix douces et les accents. Je crois entendre que lui, il est mathématicien. Il se lève, il tend son ordre d’expulsion. Comme les quinze autres, il a été convoqué dans un bureau et on lui a donné. « Ça n’est pas un ordre de transfert, c’est dehors ! »
Nous prenons la parole. « Nous parlons au nom du collectif d’habitantes et d’habitants qui s’organisent dans le quartier afin de créer du lien, de muscler le quartier et de pouvoir nous défendre contre les pouvoirs qui nous veulent séparer. C’est pour ça que nous sommes là, avec vous. Parce que vous êtes des habitants du quartier que les pouvoirs attaquent et que nous devons nous défendre collectivement.
Nous défendrons la ligne que vous aurez choisie. C’est à vous de la définir et nous nous chargerons de mobiliser le quartier pour défendre ce que vous aurez choisi de défendre. Pour lever le rapport de force qui pourrait vous protéger. C’est ça que nous sommes revenus vous dire.
Samedi prochain, nous organisons une journée sur la place comme nous avons fait cet hiver dans le camp, cette fois ce sera dehors et nous ferons de cette journée un temps d’information sur la situation du camp, votre avenir et la lutte qui s’annonce. Nous allons toute la semaine informer les habitants, nous allons coller des affiches, nous allons tracter, discuter avec les passants, téléphoner, nous allons utiliser les réseaux sociaux, mais il faut que vous soyez là samedi, que les gens entendent vos voix, qu’ils voient vos visages, que vous preniez la parole, que vous ne soyez pas une abstraction.
Venez vous incarner sur la place des Fêtes. Que les habitants comprennent qu’il va falloir se mettre entre les flics et vous. Les flics qu’enverront contre vous, le maire Dagnaud, ses adjoints, la préfecture et l’État. » Suivent les traductions en farsi et en arabe.
Maintenant Al* rapporte en français les propos d’un Afghan que je reconnais, avec qui j’avais discuté lors d’un des repas-concert, le premier concert de Trans Kabar dans le camp. Un ingénieur qui est passé par plusieurs pays avant d’atterrir en Allemagne, puis ici. « Pas mal de gens ici ont les idées sombres toute façon, on n’a qu’à tous se pendre aux fenêtres pour montrer qu’on n’est pas d’accord. » Al* précise en souriant que c’était dit sur le ton de l’humour.
Je me lève pour aller prendre le contact du soudanais aux tongs orange. Il s’appelle B*. Nous discutons un brin à l’écart. Comme je lui fais remarquer que son français est excellent et que je lui demande s’il a appris à l’école... « Non, j’ai amélioré ici. » « Dans le centre, avec les professeurs ? » « Non, dans la rue quand je suis arrivé. »
« Il faut maintenant qu’on pense aux solutions, à la stratégie. » « La situation administrative vous isole, il faut adopter une stratégie collective pour aller contre la leur, qui est de fractionner le groupe, d’empêcher que se forme un groupe fort... » Les résidents de Jean Quarré prennent une date pour tenir une assemblée entre eux afin d’écrire un texte à l’adresse du quartier. On leur redit l’importance d’être sur la place samedi.
Et moi, je vous redis, j’insiste...
C’est hyper important qu’il y ait du monde sur cette place samedi, que vous passiez ne serait-ce qu’une demie-heure pour leur montrer votre soutien, leur donner la force, leur donner le courage de lutter ensemble. Les rencontrer.
Nous la désirons victorieuse pour eux, pour nous, pour plus grand qu’eux et nous, nous ne savons cependant pas l’issue de la bataille.
Ce que nous savons, c’est que la pire défaite serait que tout se déroule comme le pouvoir l’a planifié : dans le silence, la résignation, l’isolement, la solitude.
Contre le projet des zombies, que gonfle encore la ronde, ronde qui gronde, ronde vivante de visages ardents.
Haut les cœurs !
Un habitant du quartier.