La mobilisation contre la loi travail est en train de croître en France, et notamment dans la jeunesse. Les organisations syndicales profitent de l’anniversaire des 10 ans du mouvement contre le CPE pour mobiliser leurs troupes. Mais cet anniversaire n’augure rien de bon. Le mouvement contre le CPE a certes été un mouvement d’ampleur qui a vu les jeunes et les salariés manifester ensemble et obtenir in fine le retrait de la loi (pourtant adoptée dix jours plus tôt), mais ce fut également un mouvement pendant lequel les clivages sociaux au sein de la jeunesse se révélèrent brutalement aux yeux des acteurs du mouvement eux-mêmes. Outre le phénomène des casseurs qui venaient « décrédibiliser le mouvement » selon les manifestants « pacifiques », les cassages de gueule ou les vols de téléphones portables, on se souvient de fin de manifestations particulièrement chaotiques, à la Place d’Italie ou aux Invalides, lors desquels le peuple se tapait lui même dessus, sous le regard hilare de la police, qui avait infiltré certains groupes ou qui en avait créés d’autres de toute pièce.
Car, au risque d’enfoncer des portes ouvertes ou de débiter des clichés, le peuple est hétérogène, et sa jeunesse encore candide n’échappe pas aux divisions. Le lycéen de la classe moyenne qui veut manifester jusqu’au retrait du truc ou du machin d’un côté et qui espère pour lui-même une place dans la société au moins aussi bonne que celle de ses parents, n’a pas grand chose à voir avec le lascar de banlieue qui galère et qui survit largement grâce à une économie souterraine plus ou moins tolérée.
Entre ces deux jeunesses, force est de constater que la solidarité n’existe pas. Les jeunes de banlieue non diplômés ne viennent pas prêter massivement renfort aux lycéens et étudiants qui manifestent pour des causes diverses qui peuvent aussi les concerner, et lors des émeutes de banlieue de 2005, toute une part de la jeunesse, bien qu’engagée et militante, est restée figée et n’a émis l’hypothèse de se joindre au mouvement que bien après qu’il se soit arrêté.
Sur ces émeutes, des extraits d’un rapport de la Direction centrale des Renseignements Généraux (DCRG) interpellent :
« La France a connu une forme d’insurrection non organisée avec l’émergence dans le temps et l’espace d’une révolte populaire des cités, sans leader et sans proposition de programme ». « aucune manipulation n’a été décelée permettant d’accréditer la thèse d’un soulèvement généralisé et organisé ». Ainsi, les islamistes n’auraient joué « aucun rôle dans le déclenchement des violences et dans leur expansion ». Ils auraient au contraire eu « tout intérêt à un retour rapide au calme pour éviter les amalgames ». L’extrême gauche, de son côté, « n’a pas vu venir le coup et fulmine de ne pas avoir été à l’origine d’un tel mouvement » (source : le Parisien).
Nous sommes aujourd’hui à peu près sûrs qu’il va se passer quelque chose dans les semaines à venir. Par conséquent, la question suivante se pose : l’heure est-elle à lutter contre la loi machin chose ou pour la démission de trucmuche, ou bien faut-il agir pour éviter à tout prix que ne se reproduise encore une fois les mêmes erreurs, que ne se cristallisent encore les mêmes divisions au sein de la population ? Ne faudrait-il pas tout faire pour utiliser l’énergie (notamment médiatique) d’un mouvement naissant pour l’amener là où il n’était pas censé aller à la base ?
C’est par exemple ce qu’est en train de faire François Ruffin avec son réveil des betteraves : faire le lien entre les prolos et la classe moyenne supérieure.
Dans le dernier numéro de Fakir, Ruffin analyse le glissement de certaines catégories populaires vers le vote extrême droite :
« Ministres et patrons ont fabriqué la mondialisation, des accords du Gatt aux traités de l’OMC, de Maastricht à Lisbonne, avec la « libre circulation des capitaux et des marchandises » comme credo. Les « 1% » les plus riches en ont largement tiré profit. Mais ce libre échange s’est installé grâce à la complicité des diplômés, des cadres, des enseignants. Ces classes intermédiaires ont accepté la globalisation, ne se sont pas révoltés contre elle. Comme en témoignait, encore en 2005, leur oui majoritaire au Traité constitutionnel européen (TCE).
Pendant ce temps, et depuis trois décennies, les ouvriers, eux, se prennent les délocalisations et le dumping droit dans la gueule. Le taux de chômage des non-qualifiés est cinq fois supérieur à celui des cadres, au-delà de 20%. Voilà qui les incline assez peu à attendre « la mondialisation heureuse » ou même « l’altermondialisation heureuse ».
Et la question qu’il pose est la suivante : doit on encore taper sur les ouvriers au chômage en les regardant de travers parce qu’ils ont la tentation de voter extrême droite ? N’y aurait-il pas dans cette tendance l’expression d’une profonde incompréhension, voire d’un mépris qui prendrait sa source très profondément ?
La solidarité, c’est un bien joli mot, mais il faut reconnaître que ce n’est pas vraiment le mouvement naturel vers lequel tendent les diverses composantes du peuple. A cause du système qui divise pour mieux régner, mais également parce que l’intériorisation des rapports de classes dans l’intime des individus (Bourdieu), ça crée des réflexes qu’on a un mal de chien à expliquer par l’action d’un pouvoir extérieur et dominateur. Et donc, le seul moyen de s’en débarrasser, c’est de ne pas le voir, de le nier, de le refouler par tous les moyens. Et on continue de gueuler chacun dans notre coin, alors que LE TRUC dont ils flippent en face serait que les lycéens et les étudiants renouent le dialogue avec les jeunes (et les moins jeunes) qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas eu accès à l’enseignement supérieur et se trouvent en première ligne des attaques contre le droit du travail. Il faut faire le pari que ces jeunes ont à nous en apprendre sur la lutte au moins autant que nous avons à leur apprendre en retour.
Alors il faut des initiatives, et nous proposons celle-ci : organiser une assemblée générale suivie d’une manifestation contre la loi travail à Clichy-sous-bois. Juste un point de départ à fort potentiel symbolique, sans discours explicatif préconçu, juste une amorce pour que différentes catégories de la population se retrouvent et s’interrogent sur leurs propres clivages, le manque de solidarité, le manque de volonté à se retrouver et à manifester ensemble, et tentent de trouver le moyen de dépasser tout ça. Ça ouvre des questionnements et des perspectives : pourquoi ne pas faire le lien avec la lutte contre l’état d’urgence, qui avait été décrété pendant trois semaines durant les émeutes de 2005 ? Pourquoi ne pas mettre cinq minutes la laïcité de côté et aller manifester devant la mosquée de Clichy-sous-bois, visée au début des émeutes par la répression policière, et ainsi affirmer notre refus de la guerre de religion que nous promettent le gouvernement et les médias et dénoncer l’islamophobie galopante ?
Comme dit Ruffin : « il y a des jours comme ça, il faut oser, jeter les dés, tenter quelque chose. C’est ça, ça ou regarder éternellement son pays, sa région, s’enfoncer dans la gadoue, dans les mesquineries, dans le pire. »
Que ceux qui ne se parlent pas se mettent à se parler, et c’est bien plus que la loi Travail ou ce gouvernement « socialiste » que nous ferons tomber.