Sur la question des drogues et de leurs usages, toute critique sociale amène à se distancier du discours sécuritaire et des dispositifs répressifs de l’État : prohibition, police, militarisation, enfermements. Elle prend la criminalisation pour ce qu’elle est : le principal problème. La prohibition d’un produit expose les populations qui le vendent (et/ou le consomment) à des violences de toutes provenances, sous toutes leurs formes, et en particulier à la violence d’État, à la mise au ban, l’enfermement, la mort.
Cette critique s’étend logiquement au pouvoir médical auquel fait recours l’appareil judiciaire : pathologisation des usages et psychiatrisation des usager-es, shooting aux molécules légales et enfermement (camisole chimique à la maison, en HP, en prison). La non-prohibition et la large commercialisation d’autres molécules psychoactives est le revers d’une même médaille : les « vendeurs de mort » ont le cul au chaud dans l’industrie pharmaceutique, et leurs profits n’ont rien à envier à ceux des chefs de cartels.
Une fois critiquées police, justice, et médecine toutes puissantes, que reste-t-il ? La réponse qui ressort de l’article « Et l’État créa la came pour nous défoncer tous » est étonnante : l’Église. L’Église, même marginale et minorisée, qui condamne en son sein les usages que l’État prohibe, reprend telle quelle la hiérarchie moléculaire des psychiatres, et exprime en termes menaçants des fantasmes autoritaires.
Le point de départ est l’inhalation de « poudre blanche » en contexte festif (« danser, sauter, se bousculer en hurlant des slogans politiques sur fond de musique folk »). En bon capitaine de soirée l’auteur a vu ses ami-es « si tristes, si petitEs tout à coup », qu’il décide de condamner publiquement sur ce site « la coke, la ké, la MD, le speed ». Molécules auxquelles on a accès à prix plus ou moins exorbitant, sans ordonnance médicale, aux risques et périls des vendeur-es et des consommateur-es. Molécules que traque la police avec acharnement, pour le chiffre et pour l’honneur, y compris chez celleux qui hurlent des slogans politiques.
L’auteur à qui « déjà les alcools forts foutaient la gerbe », souhaite « débarrasser les milieux anticapitalistes des drogues dures ». « Fort », « dure », notions administratives efficaces sur le terrain et idéologiquement opératoires pour un projet d’épuration. Les addictologues identifient la 8.6 comme voie royale vers la dépendance et la cirrhose. Ici le problème c’est l’alcool « fort », foncièrement mauvais. L’auto-évidence du ressenti personnel (le dégoût) cherche à emporter l’adhésion générale via la critique de l’économie globalisée et la figure du « sans-paps » employé comme dealer. Que comprendre de la distinction toute faite entre drogues « dures » et non-dures ? L’auteur condamne-t-il l’usage de THC, molécule au nom de laquelle sont exploité-es, battu-es, enfermé-es, tué-es le plus grand nombre ? En ne s’attaquant pas à ce business, fait-il sienne la devise : “support your local imperialism”, impérialisme qui s’appuie sur des circuits plus courts et mieux rodés, aux frais des mêmes néocolonisé-es et descendant-es d’immigré-es, grâce auquel on est bien content-e de fumer un ptit pétard ?
« Ne me parle même pas de dominations », « Y’a pas de “mais” », « ne cherchez pas à me corriger »… Sinon quoi ? Style menaçant, fantasmes de purification, d’excommunications. De mon côté y a un “Non, mais…”. “Non” pour celleux qui n’adhèrent pas à la démonstration, qui ne veulent pas d’un « milieu » où la condamnation morale redouble la domination sécuritaire et moléculaire sur le champ de bataille. Celleux pour qui le projet de « débarrasser les milieux anticapitalistes des drogues dures » résonne plus comme un appel à la chasse aux sorcières, qu’un horizon révolutionnaire. Un “mais” pour celleux qui trouvent déconcertant le silence sur ces questions, qui souhaitent faire face collectivement à leurs désirs et non via l’Église, espace autoproclamé protégé des pollutions mondaines, ou l’amitié et la confiance seraient « plus faciles » à tisser (drôle d’idée).
Le problème directement posé par les drogues, légales ou pas, c’est qu’elles sont bonnes. Parce qu’elles nous affranchissent des normes cognitives, et fragilisent potentiellement, quelques instants, les barrières arbitraires posées par les ordres sociaux. Si l’amitié est « une alchimie sans recette », des recettes altérant la réalité sont au moins aussi susceptibles de renforcer, d’enrichir l’amitié, que l’individualisme et le mercantilisme de la briser. La drogue, l’argent, l’amour, la colère, etc. sont des forces agissantes dans l’amitié, et en politique. La criminalisation de la mystique, de la rencontre immédiate avec le surnaturel (comme de l’affichage d’une identité religieuse d’ailleurs) relayée dans un espace militant, c’est ça qui est gerbant.
La responsabilité de chacun-e est engagée quand sont consommées des substances désinhibitrices, anesthésiantes etc. (je pense aux oppressions et surtout au sexisme, perpétrées en paroles et en actes par des mecs prenant l’alcool en prétexte), et elle doit être affrontée collectivement dans une perspective de lutte. Pourtant le mépris et l’infantilisation publique à l’égard des usager-es de drogues, attitudes et idéologies hégémoniques lamentablement reproduites dans l’article, sont au cœur du problème. Je passe sur la mise à profit hypocrite de l’alcool dans l’affrontement avec les keufs, ou la cécité face aux mouvements teufeurs qui leurs tiennent tête au nom du droit à la fête et aux paradis artificiels.
L’État prohibe. L’Église condamne, exploitant et accentuant la culpabilité face à la dépendance. Non, ce n’est pas juste. C’est même flippant. Mais, la morale ça se discute. Et l’abolition de la prohibition de toutes les drogues, ça se revendique.