22 mars : Paris déborde, le printemps commence

De 6h à 18h, récit non-exhaustif de la longue journée du 22 mars. Rien n’est fini, tout commence.

Dès le début de la semaine commençaient à fleurir tags et diverses affiches annonçant le 22/03 et le 11h Nation dans l’Est parisien, de nuit en nuit les façades de certains lycées se sont vues recouvrir de mots. Déjà, le 22 mars s’annonçait comme le retour d’un printemps ardent.

Effectivement, le 22 mars fut long, très long. De 6h à 18h, récit non-exhaustif d’une journée qui annonce la suite.

Dès 6h, 13 lycées parisiens sont bloqués et une dizaine de lycées en banlieue parmi lesquels Sophie Germain, Victor Hugo, Fénelon, Charlemagne, Dorian, Paul Valéry, Arago, Hélène Boucher, Maximilien Vox, Edgar Quinet, Vilgenis (Massy), Jean Jaurès (Montreuil), Condorcet (Montreuil) et d’autres. Certains lycées sont même en grève totale, comme Suzanne Valandon. Cela faisait au moins un an que tant de lycées ne s’étaient pas mobilisés, n’avaient pas eu l’appréhension commune d’une date à ne pas rater - à construire.

Dans les facs, même élan, Nanterre est bloquée, le centre Clignancourt de la Sorbonne est bloqué, l’EHESS est bloquée. À Paris 1, trois sites (Tolbiac, René Cassin, Institut de géographie) sont fermés administrativement en prévention répressive des éventuels blocages. Peu importe, les étudiant.e.s de Tolbiac décident d’aider les lycéen.ne.s de Claude Monet à bloquer leur lycée. Pendant ce temps, le blocage de Nanterre n’empêche pas la tenue de commémorations du mouvement du 22-mars, précurseur de mai 68 - enfin, si les étudiant.e.s n’étaient pas aller lancer quelques fumigènes afin d’empêcher une énième récupération institutionnelle participant à une dépolitisation chronique de 1968. Quelques heures plus tard, la statue de la place de la République était d’ailleurs taguée d’un « mai 68 ils commémorent on recommence ». À suivre.

En banlieue, les lycéen.ne.s de Massy partent en manif sauvage jusqu’au RER afin de rejoindre le 11h Nation, des voyageurs se retrouvent à pied sur les routes afin de rejoindre l’aéroport de Roissy en raison de la grève des transports, bref, tout le monde réinvestit les axes de circulation. À Paris, la place de la Nation se remplit au rythme des arrivées de cortèges sauvages - certains arrivent du métro, du RER, d’autres à pied, du boulevard Diderot, du Cours de Vincennes, une manif sauvage serait même passée par le pont d’Austerlitz avant d’arriver à Bercy. Nous sommes plus d’un millier, prêts à partir au son de la djerbouka et d’une sono diffusant des titres restés inchangés depuis le printemps 2016.

Sur le boulevard Voltaire, les voitures se retrouvent vite bloquées face à un cortège déterminé. En tête, les banderoles sont des cartons, des sacs poubelles, des bâches - tout ce que les lycéen.ne.s ont pu trouver pour improviser un départ en manif - « contre la sélection, 11h Nation », « présent imparfait, futur plus qu’incertain », « on veut pas une plus grosse part du gâteau, on veut toute la putain de boulangerie », etc. Tandis que nous avançons, et que des banques, des panneaux publicitaires et des agences d’assurance sont refaits, la présence policière jusqu’ici camouflée commence à apparaître, avec de nombreux camions et plusieurs lignes de CRS à l’avant de la manifestation. Un gradé va même jusqu’à rentrer seul dans le cortège, mais en resort rapidement. Des torches s’allument, des fumigènes sont craqués, est clamé « Paris debout soulève-toi » parmi de nombreux autres cris, nous avançons vers République afin de rejoindre les cheminots à Gare de l’Est.

Néanmoins, la manifestation était sûrement trop joyeuse et déterminée pour la préfecture, et des gendarmes en nombre se placent à l’arrière, refermant ainsi la nasse, avec l’objectif certain de nous escorter jusqu’à la gare de l’Est. Alors que les provocations, les charges, et les gazages se multiplient, tout le monde comprend instinctivement qu’il n’est pas question de manifester une fois de plus sous escorte policière, et la manifestation se scinde en deux - la moitié tourne dans une rue perpendiculaire à gauche, l’autre moitié à droite.

À gauche, les manifestant.e.s se retrouvent pris en étau dans une rue où les CRS les attendaient - on ne compte pas le nombre de lycéen.ne.s matraqué.e.s, un étudiant est gravement blessé à la tête. Ainsi, trois manifestant.e.s sont interpellé.e.s - dont deux sont passés en comparution immédiate et ont écopé d’un rappel à la loi. Tout le monde s’éparpille ensuite puis se retrouve afin de rejoindre les cheminots. À droite, un cortège échappe à la nasse en empruntant les petites rues de l’Est en passant par Belleville puis le canal St-Martin jusqu’à la gare de l’Est - au moins 300 personnes, de plus en plus à chaque rue. L’instinct commun y est stratégique, ce sont des quartiers que nous connaissons, que nous habitons, nous parlons et nous savons où aller pour arriver sans flics. Et nous arrivons sans flics à gare de l’Est - après avoir arrêté la circulation, fait irruption sur un tournage, essayé de débrayer quelques lycées - où nous prenons la tête de la manifestation.

On se fond parmi les cheminots, tout le monde crie jusqu’à recouvrir les sonos des syndicats, il faut marcher de longues minutes avant d’arriver en tête tant les cheminots sont nombreux, venus de toute la France. En chemin, nous rencontrons le nouveau chef du PS et ses compagnons évincés aux cris de « tout le monde déteste le PS » et « El Khomri El Khomri elle est où ? ». Tandis que la manifestation est toujours à l’arrêt, de plus en plus de monde se retrouve en tête, nous devons être 2000. Les cheminots s’impatientent et lancent des pétards par dizaines. Banderoles en tête, le cortège démarre - nous n’avions plus vu un cortège de tête si hétérogène depuis le 1er mai dernier, si ce n’est depuis 2016 : les lycéen.ne.s et les étudiant.e.s du matin, des k-ways noirs, des chasubles rouges, beaucoup de cheminots nous rejoignent. Jusqu’à République, tout le monde se retrouve, comprend que rien n’a disparu, que les rencontres d’un printemps font le printemps d’après.

Après la place de la République, la ferveur monte. Slogans, silence, slogans, chants, danses, pavés. Il n’y a pas de cortège de tête, seulement une tête parce que sans ballons syndicaux, sans slogans creux pré-enregistrés, parce que compréhension commune de ce qui se joue le temps d’une manifestation. En tête il y a une foule éparse, puis des banderoles, puis du noir, puis un monde sans drapeaux ni mégaphones. On redécouvre ce phénomène né il y a deux ans comme s’il n’avait jamais existé, et on réfute les prévisions de tous ceux qui croyaient sa mort déjà actée.

Entre République et Bastille, la foule se réveille et la préfecture renie sa stratégie de désescalade. Nous sommes de plus en plus, à croire que les cheminots désertent les cortèges syndicaux. Une Volkswagen s’enflamme, toutes les agences bancaires et d’assurance voient leurs slogans macabres remplacés par de joyeux mots, par dizaines - impossible de relever tous les tags géniaux qui ont fleuris en une journée après des mois d’abstinence. Certaines agences sont même débarrassées de leurs vitrines-forteresses et font ainsi portes-ouvertes le temps d’une émeute. À chaque rue perpendiculaire, les CRS sont là, au contact - à l’inverse de ces derniers mois - et nous redécouvrons les joies des grenades lacrymogènes et désencerclantes, mais surtout du canon à eau devenu jouet favori de la préfecture. Après tout, c’est le printemps, que la préfecture nous arrose et nous nous multiplierons, germerons partout. Et parmi les pavés, le bitume et les bouteilles, dans l’euphorie tout le monde se met à danser sur Freed from desire, rythmé par les éclats de vitrines et de grenades, comme seule manière de se réchauffer sous une pluie mousseuse. Le boulevard Beaumarchais est libéré de son bitume, les pavés sont à nus et nous arrivons à Bastille.

Impossible d’avancer, nous ne sommes même pas sur la place qu’elle est déjà noire - la manif de la fonction publique est déjà arrivée et est aussi massive que celle des cheminots. Nous pénétrons la place dans les gaz, et règne un silence immense. Tout le monde - dans les deux cortèges - attend de se rencontrer, de se voir, de s’unifier. Chacun raconte sa journée, et on apprend que l’autre manif était aussi habitée d’une importante tête - tout l’Est parisien a donc été traversé en une journée, dans les lycées, dans les facs, dans les gares, à Nation, à République, à Bercy, à Bastille, etc. Il s’agit maintenant de ne plus contenir le débordement à un seul quartier, à une seule journée, à un seul événement, à un fragment de manif. Nous disions que « le 22 mars se présentait comme une occasion de réoccuper les espaces que nous avions abandonnés, de se retrouver », ce n’est finalement qu’une brêche qui en appelle d’autres.

Nous parlons avec quelques cheminots, ceux-ci se félicitent de cette première journée mais expliquent qu’il va falloir continuer autrement, que rien ne se fera avec leurs centrales syndicales en lesquelles ils n’ont pas foi. Selon eux il n’est pas question de négocier, il n’est d’ailleurs même pas question de retraites ou d’avantages - il ne s’agirait que d’une occasion pour se coordonner, s’organiser entre bases syndicales lucides et déterminées et autres manifestants. L’un d’eux ajoute qu’il n’est plus possible d’attendre, que c’est le moment, que ce ne sont pas les gares qu’il faut bloquer mais l’Élysée qu’il faut brûler. L’autre propose : « aujourd’hui on est 50.000 à Paris, la prochaine fois chacun vient avec une chèvre, on lâche les chèvres dans Paris et tout est bloqué. Il faut commencer par tout bloquer. » À méditer.

Alors que la place se vide doucement, beaucoup ne veulent pas partir, rien ne paraît fini - et du monde se réunit autour de la colonne de juillet en travaux, derrière les planches est cachée une quinzaine de CRS, prêts à intervenir pour évacuer la place. Tout le monde y voit un symbole du macronisme, de l’art de la mise en scène et du maquillage - autour d’un monument insurrectionnel, camouflés derrière des planches. Des cheminots, des fonctionnaires, des jeunes commencent à donner des coups dans les planches - à essayer de faire s’écrouler le décor - puis lançent tout ce qu’ils trouvent au-dessus des planches. Les flics repérés et assaillis prennent la fuite en lançant quelques grenades, et partent se réfugier dans un boulevard. Il n’y aura pas d’évacuation, pas même de sommation, malgré l’horaire de dispersion largement dépassé. Rien n’est fini, tout commence.

La CGT annonce déjà une nouvelle date nationale le 19 avril, il s’agit bien sûr d’en être, mais il n’est pas question d’attendre un mois. Nous avons donc un mois pour multiplier les points de conflits, de présence, avec les cheminots, dans les facs et ailleurs. Créer des dates et des lieux, construire le printemps.

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