Voltairine De Cleyre née le 17 novembre 1866 au sein d’une famille pauvre de la classe ouvrière. Elle n’a pas 14 ans quand son père prend la décision de l’envoyer dans un couvent, où elle restera un peu plus de trois années. Elle y développe une vive aversion pour le catholicisme et la religion en générale.
Le 3 mai 1886, la police ouvre le feu sur des grévistes de la McCormick Harvesting Machine Company, tuant six hommes et faisant plusieurs blessés. C’est le lendemain, lors d’une manifestation de solidarité qu’une bombe explose, dans le Haymarket Square de Chicago. Un acte qui la marquera profondément, et qui l’amènera à prendre plus amplement connaissance des idées anarchistes.
Éminente figure de l’anarcha-féminisme, Voltairine De Cleyre est une des premières révolutionnaire à faire de la question de la femme une question centrale - et non plus seulement secondaire - du processus révolutionnaire. Elle traitera nombre de sujets majeurs tels que l’institution du mariage, le viol conjugal, les stéréotypes de sexes, l’essentialisme, la construction des comportements sociaux, les relations hiérarchiques, oppressives et autoritaires imposés par le patriarcat et reproduites dans sa culture sexiste ; et ce vers une réorganisation des rapports sexuels et affectifs, une nouvelle pratique de l’éducation des enfants...
Initialement socialiste, elle devient anarchiste, tendance individualiste, et défend l’action directe. Elle sera néanmoins vite tentée par d’autres étiquettes, mais finira par se résoudre à être une anarchiste sans adjectif.
Privilégiant une ouverture aux idées nouvelles, autant qu’une diversité des modes d’actions et d’organisation mis à l’épreuve de la pratique, elle voit dans la pluralité le moyen de satisfaire le plus grand nombre d’aspirations.
Elle restera néanmoins critique d’un certain matérialisme, mécanique et déterministe, qui nie le pouvoir des idées et se refuse à percevoir la puissance des représentations. Elle remarque au contraire, le poids de ce qu’elle nomme « l’idée dominante », et persistera à estimer l’importance de la littérature et du domaine de la pensée.
En 1891, elle commence a donner des leçons d’anglais à de jeunes immigrants juifs, et se rapproche ainsi de la communauté juive de Philadelphie avec laquelle elle noue une profonde relation, amicale, militante, et parfois amoureuse. C’est ainsi qu’elle apprendra le Yiddish, et traduira des textes du Yiddish à l’anglais.
Voltairine De Cleyre meurt à 45 ans, le 20 juin 1912.
Extrait :
Mes amis,
À la page 286 de l’édition Belford-Clarke des Rights of Man ; vous retrouverez des mots qui délimitent l’objet de ce discours. Faisant allusion aux changements apportés en France par la Révolution de 1793, Thomas Paine écrit : « L’esprit de la nation a préalablement changé et un nouvel ordre des choses a naturellement suivi un nouvel ordre de pensée. »
Il y a 289 ans, un homme - il était étudiant, érudit, penseur et philosophe - a été brûlé vif pour son amour de Dieu et pour la préservation de l’autorité de l’Église ; au fur et à mesure que les flammes consumaient la chair du martyr Bruno, léchant son sang de leurs langues dévorantes, elles jetaient les ombres de la perspective d’un « nouvel ordre des choses » : elles ont mis feu au champ de bataille où la liberté a gagné sa première révolte contre l’autorité.
Le champ de bataille était sans conteste celui de la pensée. La liberté de religion était alors la question à l’ordre du jour. « Liberté de conscience ! Liberté de conscience ! Non-ingérence entre celui qui vénère et ce qui est vénéré ! » Tel était le cri qui émergeait des cachots et des lieux obscurs sous les pieds des princes et des ecclésiastiques. Et pourquoi ? Parce que le despotisme autoritaire était en ces temps-là un despotisme ecclésiastique ; parce que l’emprise agressive de l’Église écrasait tous les droits humains sous son talon, et tous les autres petits despotes n’étaient que des outils entre les mains de la prêtrise ; parce que la tyrannie tendait vers cet idéal et écrasait l’existence de la citadelle de la liberté -l’individualité de la pensée ; l’ecclésiologie avait mis les idées sous les verrous.
Mais la liberté de penser ne peut être tuée. Elle peut être silencieuse, certes, mais sûrement, tel un brin d’herbe qui pousse sans bruit, elle offre sa perpétuelle et indomptable opposition aux dictats de l’autorité.
La liberté de penser est cette chose silencieuse et indomptable, qui menace et contrarie les desseins de Dieu, l’obligeant à utiliser la torture, la vis à oreilles, le pilori, la pendaison, la noyade, le bûcher ardent et d’autres instruments de son « infinie miséricorde ». Au XVIIe siècle, elle a gagné la bataille contre l’autorité qui prétendait contrôler cette forteresse de la liberté. Elle a établi son droit d’exister. Elle a anéanti cette partie de l’autorité qui voulait diriger l’intelligence humaine. Elle abattait les cloisons qui nous encerclent. Elle affirmait et défendait l’anarchie dans la pensée, c’est-à-dire sa non-réglementation.
Vous qui avez si peur du mot an-archie, souvenez-vous ! Ce combat du XVIIe siècle dont vous êtes si fier et auquel vous ne cessez de vous référer a été mené dans le seul but de réaliser l’anarchie dans le domaine de la pensée.
Elle ne fut pas aisée cette bataille de penseurs silencieux contre ceux qui détenaient le pouvoir, la force du nombre et la puissance de la torture ! Ce n’était pas facile pour eux de parler franchement au milieu des flammes d’un fagot : « Nous avons d’autres croyances et nous en avons le droit. » Mais à leur côté se tenait la Vérité ! Et il y a une grande inégalité entre la vérité et l’erreur : la force est du côté de la vérité, la faiblesse du côté du mensonge et cette inégalité est plus grande encore que toute cette affreuse disparité de pouvoir entre le despote et sa victime. Ils finirent par l’emporter et ont pavé la voie vers le grand combat politique du XVIIIe siècle.
Notez que le XVIe siècle a permis l’émergence du XVIIIe siècle par un nouvel ordre de pensée qui a donné naissance à un nouvel ordre des choses. Ce n’est qu’en destituant les prêtres et en déracinant leur autorité qu’il est devenu logique d’attaquer la tyrannie des rois : sous l’ancien régime, la royauté avait toujours été l’outil de la prêtrise et, selon l’ordre des choses, n’était donc qu’une réalité secondaire. Mais avec la chute de la prêtrise, il est devenu évident que la royauté était maintenant le despote prééminent, et c’est toujours contre le despote prééminent que la révolte se soulève.
Les instigateurs de cette révolte ont naturellement été ceux qui ont transposé la logique de la libre pensée dans le camp même du nouvel oppresseur dominant. Ils furent ceux et celles qui pensaient, parlaient et écrivaient librement contre le fétichisme politique, tout comme leurs prédécesseurs avaient raillé la religion et n’ont pas perdu leur temps à savourer leur victoire dans le camp des ennemis morts. Ceux-là ont fait face aux questions du jour et ont prolongé la victoire des martyrs de la religion en continuant la bataille pour la liberté en des termes plus significatifs pour les personnes de leurs temps et places. Le résultat a été le rejet du principe de royauté. (Certes, tous les royaumes n’ont pas été rejetés, mais trouvez-moi un seul habitant sur cent d’un royaume qui ne tournera pas en dérision l’idée que les monarques soient les représentants de Dieu.) Ainsi a été forgé un nouvel ordre de la pensée.
Je crois qu’à aucun moment Giordano Bruno ou Martin Luther n’auraient pu prévoir toutes les conséquences qu’aurait leur conception du jugement individuel.
En se fondant sur l’expérience humaine acquise jusqu’alors, il était tout simplement impossible de prévoir la gigantesque influence que ces idées auraient sur le XVIIIe siècle et encore moins sur le XIXe siècle. Il n’était pas non plus possible que ces courageux auteurs, qui ont attaqué cette folie qu’est « le pouvoir héréditaire » aient pu calculer les répercussions qu’ils auraient sur la société au fur et à mesure que leur pensée prenait forme et s’inscrivait au sein du corps social.
De même, je pense qu’il est impossible à un cerveau quel qu’il soit de prédire le parcours qu’aura une pensée dans le futur ou de pleinement en développer sa logique, jusqu’à son point culminant. Mais je suis également forcée de dire que plusieurs qui pensent, ou qui pensent qu’ils pensent, ne suivent même pas leur syllogisme jusqu’à sa première conclusion. S’ils le faisaient, les libres penseurs d’aujourd’hui ne creuseraient pas, comme des taupes, à travers le substrat des chemins sans issue ; ils ne perdraient pas leurs énergies à fouiller les cendres de feux éteints deux siècles auparavant ; ils ne perceraient pas d’un coup de lance des artères qui saignent déjà ; ils n’aligneraient pas non plus un bataillon de cerveaux contre un fantôme mutilé qui s’étend par terre de lui-même aussi rapidement qu’il peut décemment le faire, pendant qu’un monstre absolument pas fantomatique et presque aussi vigoureux que l’ours russe, que le rhinocéros armé ou que le tigre Hyrcan, semblable à un terrible anaconda aux muscles d’acier et à la mâchoire de fer, s’enroule de ses plis horribles autour des corps de l’humanité et souille son haleine dévorante à la face des enfants. S’ils poussaient leur syllogisme jusqu’à sa première conclusion, ils comprendraient que la question la plus importante à l’heure actuelle n’est ni politique ni religieuse, mais bien économique. Il existe en ce moment même un pressant besoin de mettre de l’avant un ensemble de principes qui rendront pour toujours impossible qu’un être humain en contrôle un autre en contrôlant ses moyens de subsistance.
Et si le mouvement en faveur de la libre pensée n’a aucune utilité pratique et ne contribue pas à rendre la vie plus tolérable, s’il ne contient aucun principe dont le déploiement permettra de nous libérer de tous les tyrans oppresseurs, alors il est un mensonge tout aussi grossier et énorme que les immenses farces du miracle chrétien ou des mythes païens.
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