Texte initialement publié en avril 2018
La vidéo de son intervention est disponible ici :
Pour des raisons de durée, son intervention a dû être amputée de quelques minutes.
Nous publions le texte intégral non amputé ci-dessous.
Bonjour à tous et à toutes,
Mon intervention traitera de la question des violences policières et tout particulièrement de la question de ses traitements judiciaires.
Ce sujet arrive dans un contexte particulier où un gendarme vient de perdre la vie dans une attaque terroriste.
Ce sujet arrive dans un contexte de chantage, sous prétexte que des vies humaines seraient injustement tuées, d’autres devraient être tues.
Nous ne cautionnerons jamais le chantage que l’on nous fait subir.
Sous prétexte que l’on pourrait nous rendre service, sous prétexte que des injustices touchent des forces de l’ordre, on devrait accepter l’atteinte de nos droits les plus inaliénables.
Nous ne cautionnerons jamais les raccourcis que l’on nous fait subir.
Sous prétexte qu’on aurait la haine de l’injustice, on aurait la haine tout court.
Nous ne cautionnerons jamais que l’on nous essentialise, que l’on nous catégorise, et que l’on nous rende responsables de ce que l’on n’est pas en fonction de la catégorie dans laquelle on nous a placés.
Notre histoire ce n’est pas l’histoire officielle, celle des privilèges, de l’injuste, et du fantasme.
L’histoire officielle n’est pas réaliste.
Notre histoire, c’est l’histoire réelle d’individus sincères qui prennent le monde dans sa complexité au sérieux, qui prennent note et qui ont décidé de résister au-delà du temps judiciaire jusqu’à la dernière seconde de leurs vies pour le respect de leur honneur et de leur dignité.
Nous résisterons par devoir jusqu’à ce que l’on nous accorde une place juste et équitable.
Nous résistions, nous résistons et nous résisterons, peu importe le prix.
Résister c’est d’abord comprendre le monde dans lequel on vit, comprendre le processus qui naît à partir d’une violence policière et qui se termine par la fabrique du non-lieu, de l’acquittement ou du sursis et ce qu’il dit du monde dans lequel on habite.
Je vous parlerai des différents intervenants de ce processus, des flux circulaires qui sont en jeu, des dysfonctionnements qui sont récurrents, des garde-fous qui peuvent les éviter.
Tout cela nous amènera à nous interroger sur les possibilités d’amélioration ou d’innovation.
Et si aujourd’hui je vous parle de tout cela, c’est que mon vécu m’a amené à vous en parler.
Le 1er janvier 2012 à Clermont-Ferrand dans un couloir du commissariat mon frère Wissam El Yamni a été tabassé à mort, par des policiers qui jouissaient de ses cris et de sa souffrance.
Aujourd’hui encore, les témoins de cette mise à mort dans le commissariat sont écartés, ils n’ont toujours pas été entendus par la juge d’instruction, d’autres témoins eux inoffensifs l’étaient pour faire diversion. Aujourd’hui encore la vérité, la vérité médicale notamment nous est refusée.
Comme on a refusé le visionnage des images de vidéosurveillance dans la mort d’Ali Ziri ou dans l’éborgnement de Casti.
En 6 ans, je n’ai jamais vu une seule affaire de violences policières où il n’y avait pas à un moment donné un dysfonctionnement ou une injustice dans l’instruction ou dans le jugement.
L’anormalité est la normalité.
C’est la raison pour laquelle le prestigieux New York Times parlera de culture d’impunité de la police française.
C’est la raison pour laquelle le prestigieux Guardian parlera de système judiciaire détraqué.
C’est la raison pour laquelle la très institutionnelle Cour européenne des droits de l’homme et la très institutionnelle ONU pointent chaque année la France.
C’est la raison pour laquelle Mediapart titrait en avril dernier sur le traitement judiciaire de la mort de mon frère que c’était l’« Histoire d’un fiasco judiciaire et d’une police intouchable ».
Comme dans l’affaire d’Adama Traoré où un procureur ira mentir devant les médias, le procureur Pierre Sennes ira dans notre affaire fièrement affirmer que mon frère était sous l’emprise d’un cocktail de drogues et qu’il en est mort, devant la presse qui le relayera aveuglément.
Lorsque l’on est allé demander l’avis des plus grands scientifiques en toxicologie du monde sur le sujet, ils étaient catégoriques, c’est impossible scientifiquement. Wissam était en effet en dessous de la limite de mortalité, en dessous de la limite de toxicité, il n’avait plus de principes actifs dans le sang, mon frère n’aurait même pas été positif à un contrôle routier s’il avait été contrôlé au moment de son arrestation.
Nous avons apporté les éléments scientifiques à la justice, mais la version d’une mort par overdose était arrangeante et la vérité dérangeante. On cherche à scénariser le doux rêve que beaucoup ont choisi de croire.
On cherche à marteler le mensonge comme si un mensonge répété devenait une vérité. Aujourd’hui lorsque vous tapez le nom de mon frère sur internet, vous trouvez la version erronée du procureur.
À l’injustice de la mort, à l’injustice de ne pas faire la vérité, à l’injustice de ne pas rendre justice, il y a l’injustice de se faire injustement déshonorer par l’institution judiciaire.
Au début comme toutes les personnes qui sont passées par là, je pensais que la justice s’était égarée et je passais mon temps à lui montrer qu’elle se trompait, cherchant à l’amener de manière innocente à la raison.
Aujourd’hui, je constate que l’instruction n’a été ouverte dans l’affaire de mon frère que pour détruire tout doute insupportable pour des esprits suprémacistes quant à la culpabilité de ses bourreaux.
Ce n’était pas une enquête, c’est une inquisition faite par des enquêteurs dont je m’apercevrai rapidement d’affaire en affaire, qu’ils sont habitués à mentir et à s’arranger avec la vérité quotidiennement pour satisfaire ce qui les anime et qu’est-ce qui les anime ? Classer des affaires.
L’exécutif sait avant le juge la réalité des faits sur les questions de violences policières.
Lorsqu’il y a une volonté politique de rendre publique la vérité, on donne les moyens aux enquêteurs de le faire.
Lorsqu’il y a une volonté politique de ne pas rendre publique la vérité, on ne donne pas de moyens au juge d’instruction. On l’a rendu en réalité volontairement impuissant.
On l’a relégué à être un entérineur.
Le juge n’est que l’architecte dans une enquête, le maitre d’ouvrage. On lui a confisqué ses moyens propres. Désormais, il dit ce qu’il faut faire, ce qu’il faut voir et l’exécutif lui apporte ce qu’il veut. Et parfois même, l’exécutif le lui apporte sans qu’il n’ait rien demandé.
Le juge même lorsqu’il est honnête, il n’a pas d’autre choix que d’accorder une confiance aveugle à des gens qui n’ont pas de scrupules à mentir.
Et parmi ces maitres d’œuvre, il y a la police des polices.
Les enquêtes internes sont faites par la police des polices, les enquêtes judiciaires par le juge d’instruction qui demande à la police des polices et celui du défenseur des droits par le défenseur des droits qui demande à la juge de demander à la police des polices des éléments.
C’est important de le rappeler à l’heure où l’on nous parle de police la plus contrôlée au monde.
Lorsqu’il s’agit de violences policières, la police des polices n’a pas intérêt à reconnaitre la vérité.
Elle a intérêt à reconnaitre la vérité lorsqu’elle est à l’origine de la révélation publique.
Et si de temps en temps elle lâche du lest sur une affaire dont elle n’est pas la source de la révélation publique, c’est pour mieux en enterrer 100 autres moins acceptables pour l’image de l’institution dont elle s’estime garante.
Chaque année la directrice de l’IGPN fait un rapport annuel où tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout va bien puisque l’on nous dit que le nombre de mauvais traitements doit être rapporté au nombre d’arrestations beaucoup plus important et donc c’est acceptable.
C’est comme si EDF nous disait, si une centrale nucléaire explosait, que c’est acceptable rapporté au nombre de centrales nucléaires qui fonctionnent normalement.
C’est comme si Airbus nous disait qu’un modèle d’avion explose quelques fois, mais ça serait acceptable au nombre de modèles similaires qui fonctionnent normalement.
C’est minable n’est-ce pas ? Et pourtant ça passe.
On laisse entendre que ça serait pire ailleurs, pire avant, pire autrement donc ça serait ici plus acceptable.
On est gouverné par le pire plutôt que par le meilleur.
Cette pensée est majoritaire dans la société. Le système ne serait pas parfait, mais il serait acceptable.
C’est une autre forme de chantage.
C’est vicieux.
C’est cette notion de seuil qui maintient des injustices structurelles ici et maintenant au lieu de les supprimer définitivement. C’est elle qui nous donne l’injonction de rester à notre injuste place : invisible, impuissant, sans défense.
C’est cette tactique qui épuise notre stratégie de libération.
Une injustice perdurera tant que l’on s’entendra sur une notion de seuil.
Plutôt que de penser en termes de seuils, nous devons plutôt réfléchir en termes de mécanique. Faire l’effort de penser en termes de qualitatif plutôt que de quantitatif.
Et se poser la question : qu’est-ce qui est automatique et immanent, qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Quand une personne est victime de violences policières et d’une injustice en général, est-ce que de façon automatique nos droits sont respectés ?
Aujourd’hui, nos droits ne sont pas automatiques et des droits qui ne s’exercent pas de façon automatique sont des droits qui au fond n’existent pas.
Je ne peux pas vous parler des violences policières et de la farce judiciaire sans vous parler de la question des expertises et des figures d’autorité.
Sénèque rappelait qu’il est facile de débattre lorsqu’on a une autorité à ses côtés que tout le monde respecte. Aujourd’hui, on respecte naïvement les experts en tous genres sur les plateaux de télé et jusque devant les tribunaux. On les pense objectifs, sincères et sérieux. Certains le sont et font honneur à leurs métiers, mais d’autres ne le sont pas et sont hypocrites, vicieux, gouvernés par leurs intérêts.
La question des experts est un joker, que l’on nous sort quand on ne sait plus comment forcer une injustice propagandiste, ce réflexe me fait le même effet aujourd’hui qu’un tour de magie dont je connais les ficelles. Maintenant, vous les connaissez vous aussi.
En 2018, il n’existe pas de conseils des sages qui valident et vérifient la véracité scientifique des expertises.
L’expert peut être tenté de s’autocensurer, plus il ira dans le sens pour lequel il sera missionné plus on l’appellera, mieux il pourra financer ses investissements et plus il côtoiera et partagera le paradigme de nos bourreaux.
Ce paradigme qui leur dit qu’il est juste d’être injuste avec nous et que l’on peut s’accommoder avec la réalité.
Dans notre affaire, l’expert cardiologue missionné par la justice n’exerçait pas en cardiologie, mais en gériatrie et selon un vrai expert cardiologue qui exerçait en tant que chef de cardiologie, le charlatan ne savait pas lire un électrocardiogramme.
En 2018, il existe des standards pour allumer la lumière, pour changer un meuble, mais il n’existe pas de standards pour faire une expertise.
Un expert peut écrire ce qu’il veut de la manière qu’il veut avec les moyens qu’il veut.
L’expert est nommé par des magistrats incompétents dans le domaine d’expertise, il peut les enfumer si le magistrat est honnête, ou les accompagner dans leur malhonnêteté si les magistrats sont malhonnêtes, lâches ou carriéristes.
Mais ce n’est pas étonnant puisque l’important pour la justice en réalité c’est la conclusion qui est écrite en amont du développement de l’enquête.
À l’ère de la bfmtisation de l’information où l’on n’a plus le temps de suivre un raisonnement, l’important c’est la conclusion. On s’est laissé déposséder.
L’important c’est la conclusion parce que les gens ne liront pas l’expertise de toute façon, ils n’ont plus le temps, ils sont habitués à n’entendre qu’une phrase qui résume un sujet complexe, ils goberont seulement dans les médias que « selon une expertise » ou sa variante « selon des experts » que la version officielle est validée.
Et lorsque vous vous apercevrez de cette entourloupe comme pour l’histoire de la drogue pour mon frère, ça sera trop tard, le mal sera fait.
La criminalisation, la diffamation ont opéré, on a maintenu les gens dans l’opium du doux rêve et on ne se solidarisera pas avec les caricatures qu’ils ont faites de nous, vous êtes désormais indéfendables, vus comme des capricieux, des ingrats, lorsque vous oserez hausser la voix.
Dans l’affaire Théo, la justice via le procureur a cherché à réfuter le mot viol, qui était offensant pour l’image de la police, en affirmant qu’il ne s’agissait pas d’un viol parce que c’était involontaire.
Involontaire ou pas, il s’est fait vite rappeler qu’une pénétration non consentie est un viol au sens légal alors on nous a sorti des experts travaillant avec le ministère de l’Intérieur, comme c’est l’accoutumé quand la police des polices a décidé de couvrir, qui ont certifié que les gestes étaient réglementaires et qu’il faut supprimer le mot viol parce que la pénétration n’est pas assez profonde.
À l’heure où je vous parle, Théo vit toujours avec une poche externe.
À l’heure où je vous parle, Geoffrey Tidjani qui a reçu une munition de Flash-Ball dans le visage il y a plusieurs années de cela, a sa vie sociale détruite, handicapé par des douleurs journalières à la tête.
La police ne peut pas arrêter, la justice ne peut pas prononcer un châtiment si ces institutions font preuve d’empathie. On ne développe pas l’empathie dans ces groupes, on apprend à la taire, à la détester comme une faiblesse. Faire preuve d’empathie est incompatible avec les fonctions coercitives.
Il s’agit plutôt de se sentir puissant, et se sentir puissant c’est dominer ceux qui ne se laissent pas dominer et regarder des vies détruites comme un tableau de chasse.
Il s’agit pour les forces coercitives de dominer sa propre sensibilité, de ne pas perdre la face.
Il s’agit de valoir quelque chose individuellement par le groupe ou valoir quelque chose parce que l’autre, le barbare, ne vaut rien.
Alors il s’agit de défendre l’orgueil des institutions et je parle bien d’orgueil et pas d’honneur, l’orgueil reposant sur le mensonge, l’honneur sur la vérité. En cherchant à défendre l’orgueil des institutions qu’elles appellent honneur, les institutions se déshonorent en réalité aux yeux de l’histoire. Mais l’illusion du pouvoir enivre cette réalité. C’est comme si on nous disait « on a le pouvoir et on vous emmerde ».
Nous sommes les seuls à vouloir défendre l’honneur de la justice face à elle-même, contre elle-même et à voir dans l’idée de Justice une notion plus élevée que ce dont une institution a décidé de s’accaparer le nom.
Parce que nous sommes les seuls à faire notre devoir, parce que nous sommes les seuls à être dans la vérité objective et dans une vision inclusive.
Le processus que je décris n’a pas de boucles de retour, il est donc forcément normalement chaotique et mènera tôt ou tard, s’il ne se réforme pas, comme tout système chaotique, à son autodestruction.
Comme disait Césaire,
« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »
La question est donc la suivante : est-ce que le système est capable de se réformer ?
Un policier est condamné pour une balle dans le dos dans l’affaire Amine Bentounsi, ok on profite du terrorisme et de la peur pour imposer une loi qui rend légal de tuer sans être en état de légitime défense.
On entend déjà parler de procès-verbal anonyme dans les affaires de violences policières. La question n’est pas si cette loi passera, mais quel événement la fera passer.
Demain, parce qu’un enquêteur sera victime de vengeance, on rendra les procès-verbaux des policiers anonymes, et il sera impossible de prouver un mensonge parce que la source sera inconnue. On nous dira que la source à la manière des experts est fiable, c’est ainsi et il faut l’accepter.
Là, on parle de donner une confiance absolue à des groupes d’individus habitués à mentir sous serment, à avoir un comportement amoral.
En plus d’être sans défense, on veut nous supprimer nos voix, nos écrits, comme on s’est habitué depuis l’arrivée de Manuel Valls au pouvoir à des interdictions de manifestations. Le préfet Jacques Billant nous a interdit récemment la liberté de réunion pour la plantation d’un arbre parce que des policiers ont menacé de faire une contre-manifestation violente.
On demande la caméra pour filmer les policiers, pour être témoin des violences policières ok, mais elle est actionnée par le policier quand il l’entend pour mieux les justifier.
On critique des techniques d’immobilisation mortelles, mais qui ne sont pas interdites…
OK, elles sont utilisées comme alibi pour dissimuler des actes de tortures.
Voici où on en est les amis. Voici ce qu’ils ont fait du pays des droits de l’homme.
Le système se réforme dans le mauvais sens, on apprend des condamnations pour mieux éviter de condamner la prochaine fois, au lieu d’apprendre des injustices pour éviter de mieux les reproduire.
On assiste malheureusement à une tendance à rendre l’illégitime légal au lieu de rendre l’illégitime illégal ou le légitime légal comme ça devrait être le cas dans une société idéale.
Mais ce n’est pas une raison pour ne pas continuer à chercher à l’améliorer.
La réalité est aussi sensible, nous ne sommes pas des machines, si on peut éviter des drames et permettre à des personnes de cicatriser des blessures de l’âme, il faut aussi agir dans ce sens.
Comme il nous faut pousser le système jusqu’à ses derniers retranchements afin que l’invisible devienne visible, que les gens voient que les garde-fous sont dévoyés et que les solutions simplistes, linéaires, que nos gouvernants apportent sont en réalité les problèmes circulaires des problèmes linéaires que l’on nous présente et qu’en ce sens ils manquent de hauteur et ne sont pas dignes de notre confiance et de leurs responsabilités.
Farid El Yamni