Retour de Sainte Soline : éviter la confrontation directe

La mobilisation contre les bassines du 25 Mars s’est soldée par un échec cuisant. D’abord parce que nous n’avons pas réussi à atteindre la bassine, ce qui semblait être l’objectif principal, et surtout parce que de nombreux∙ses camarades ont été blessé∙e∙s, certain∙e∙s avec des conséquences irrémédiables. Il s’agit d’une défaite collective, dû notamment à la stratégie de confrontation directe contre un dispositif policier dans des conditions défavorables. Nous voulions apporter quelques pistes de réflexion pour éviter ce genre de situation à l’avenir.

Pourquoi la stratégie de la confrontation

Une des nombreuses réactions a été de dire « l’État est prêt à tuer pour défendre un trou vide, un symbole » (bien sûr, il y avait une stratégie au niveau de l’État, qui consiste à l’extension de la logique militaire dans la répression des contestations internes, et à cibler le mouvement écolo avec la rhétorique du terrorisme). Cependant, notre action a impliquée que nous étions prêt à mourir pour un trou vide, un symbole, et/ou un impact médiatique. Ce n’était pas forcément un acte délibéré, peut-être que la majorité des gens sur place n’en avaient pas conscience.
Évidemment, la faute revient à l’État et aux forces de l’ordre, mais qui peut être vraiment surpris ? La police tue, ce n’est pas nouveau, et les personnes qui étaient présentes notamment au rassemblement du 29 octobre avaient déjà pu voir le niveau de violence que les gendarmes étaient prêts à déployer (des grenades GM2L avaient été tirées). C’était déjà un miracle qu’il n’y ait pas eu davantage de blessé∙e∙s ce jour-là. Nous savions donc les risques qui nous attendaient si nous retournions sur ce chantier.

Les SDT devaient aussi avoir conscience du carnage qu’il se passerait si nous tentions de retourner sur ce chantier. Plusieurs textes ont été écrits pour critiquer la stratégie des SDT, avec lesquels nous sommes globalement d’accord ; ils auraient dû prendre en compte ce danger, être plus clair sur la communication (surtout en amont). En cherchant à radicaliser le mouvement et en mettant une place une stratégie de confrontation, nous ne pouvons pas croire qu’une telle issue leur paraissait inenvisageable.

Cependant, le but de ce texte est de se questionner sur notre responsabilité collective, en tant que groupes ou individus autonomes.

Nous ne pouvons pas parler au nom des autres groupes, qui peut-être ont eu des réflexions sur ces sujets, et étaient près à mourir pour se rendre sur le chantier. Ce n’était pas le cas de notre groupe, et peut-être que d’autres groupes / personne se reconnaîtrons. Avec le recul, il est surprenant qu’il y ait eu si peu de réflexion sur cette action, sur les risques que nous encourions, et surtout sur les enjeux. La question de l’engagement est pourtant primordiale, quels risques sommes-nous prêts à prendre, et pour quelle potentielle victoire ?

Dans le cas de Sainte-Soline, la seule victoire possible était de rentrer dans un chantier vide, sans engins, sans possibilité de sabotage. Dès lors, en voyant le dispositif policier en place, en connaissant les armes qu’ils allaient utiliser, pourquoi n’avons-nous pas décidé de ne pas rentrer en confrontation directe ? Les points suivants semblent donner des pistes d’explication :

  • Le manque de visibilité sur la stratégie de l’action : comme précisé plus haut, les SDT sont restés très flous sur la cible de l’action ainsi que sur son mode, même si nous nous attendions à des confrontations assez violentes.
  • La frustration d’abandonner après tous ces efforts : il est difficile, lorsqu’on a passé des semaines à préparer l’action, qu’on a acheté du matériel, galéré à le faire passer, de changer de stratégie, voire d’abandonner. Les personnes dans le cortège vert la dernière fois comprendront.
  • L’envie de la confrontation, de l’émeute : ce n’est pas un secret, nous détestons les flics. Beaucoup d’entre nous aiment également l’émeute, ce moment où on a le sentiment de reprendre le dessus. Donc quand on se retrouve à proximité d’un tel dispositif policier, ça devient compliqué de ne rien faire, de rester dans une manifestation pacifique.
  • Un effet catalyseur, à échelle individuelle et du groupe : être dans un bloc avec des centaines de personnes crée un sentiment galvanisant, on se sent plus fort∙e, ça donne plus de courage. La même logique s’applique entre les différents groupes sur place. Quand on voit un premier groupe avancer avec sa banderole, ça donne envie de les suivre. Toutes les personnes présent∙e∙s sur place ou dans n’importe quel manifestations comprendront. Ce sentiment implique cependant qu’il est difficile pour un seul individu de faire entendre un avis opposé au mouvement général (demander une retraite quand tout le monde avance vers la bassine), de la même façon qu’il est compliqué pour un groupe d’insuffler un mouvement contraire au mouvement général (si un seul groupe décide de se retirer, les autres groupes resteront probablement devant). Nous en avons eu un parfait exemple avec le cortège bleu ; nous étions censé nous répartir le long de la bassine, sauf que la majorité des groupes ont commencé à se déplacer vers la gauche pour une confrontation au niveau du canon à eau. Même si nous avons tenté de convaincre les autres groupes de rester, nous avons dû, pour ne pas nous retrouver esseulées, rejoindre le gros du bloc (tandis-que les groupes restants essayaient de nous convaincre de rester...).
  • Le sentiment de solidarité avec les camarades : impossible de rester tout∙e seul∙e en arrière, de ne pas être avec les camarades quand iels « prennent cher ».

Nous ne cherchons pas à dépolitiser les raisons de l’action en énumérant des causes principalement individuelles et psychologiques. Nous pensons toutefois qu’une fois sur place, au cœur de l’action, il devient compliqué d’agir de façon "rationnelle" et coordonnée, et qu’il est important d’en avoir conscience. Nous devons essayer de ne pas laisser ces émotions dicter seules nos actions. Nous devons être capable de discernement, d’intelligence collective, d’une certaine rationalité.

Le ratio risque/enjeux, envisager la retraite

Le but du propos ici n’est pas de prôner un arrêt de toute action risquée, mais d’évaluer le risque par rapport aux enjeux. Cramer des camions de gendarme fait toujours plaisir, mais ça ne doit pas se faire au prix de vies humaines (de notre côté).
Bien évidemment, et pour les raisons évoquées ci-dessus, il est compliqué de prendre une décision sur le moment. C’est pourquoi il semble important, avant chaque action, de comprendre quels sont les enjeux, les risques, d’établir des scénarios, notamment des scénarios de retraites, et de décider collectivement des conditions d’une retraite / abandon de l’action. Dans le cas de l’action de Sainte-Soline, nous aurions dû nous mettre d’accord sur le fait qu’à partir du moment où on se prenait des grenades, on reculait, ou bien qu’à partir du moment où on avait des blessé∙e∙s sérieus∙e∙s, on arrêtait. Ce sont d’ailleurs les médics qui ont dû convaincre les manifestant∙e∙s de ne pas tenter une deuxième confrontation avec le dispositif policier, car iels n’avaient plus les moyens de prendre en charge d’autres blessé∙e∙s.
Si une stratégie de retraite avait été mise en place, de nombreux∙ses blessé∙e∙s auraient pu être évité∙e∙s.
À l’échelle de notre groupe nous avions eu des discussions et un accord collectif sur le niveau de violence que nous étions prêts à employer pendant l’action, mais nous n’avons pas discuté du niveau de violence que nous étions prêts à recevoir.

Cela reste compliqué à faire pour des actions spontanées qui peuvent avoir lieu, par exemple en manif, mais si nous nous exerçons suffisamment à ce genre de réflexion, nous serons capables de prendre de meilleures décisions sur le moment, de manière individuelle et collective.

Éviter la confrontation directe, se préserver et se renouveler

Il semble clair que dans le cas de confrontation dans la même configuration que celle de Sainte-Soline avec les forces de l’ordre, nous serons toujours perdants. Nous ne prônons pas non plus un arrêt de toutes confrontations ; certaines configurations, lors de manifestations, sur des terrains urbains, dans des forêts (comme à NDDL)... permettent d’être offensif et de rentrer en confrontation avec les FDO avec des "risques acceptables". Mais la configuration des bassines, où le terrain n’offrait aucune protection, avec des gendarmes en hauteur, ne permettait pas une confrontation sans "risques acceptables".
Si nous décidons de mieux nous équiper, il en résultera une augmentation symétrique de la violence policière, qui pourrait atteindre des stades dramatiques.

Ne tombons pas dans un fatalisme morbide, qui serait de dire « dans tous les cas, il y aura des blessés et des morts dans la lutte ». Cette vision fait horriblement penser à l’expression « on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs », C’est une vision militaire, autoritaire, qui efface complètement l’individu, à l’opposé des valeurs anarchistes. Comment pouvons-nous lutter pour la vie, si nous ne sommes pas capables de prendre soin de celle des nôtres ?

Nous devons nous renouveler, ne pas rester figé dans les mêmes stratégies militantes, faire preuve d’inventivité. Les premières actions des soulèvements de la Terre ont fonctionné car l’État ne nous connaissait pas, ne savait pas comment nous gérer. Lors du 2e acte contre les bassines en novembre 2021, il était également question de se rendre sur un chantier. Sauf que les policiers étaient présents, avec en prime des agriculteurs de la FNSEA. Il avait été décidé de se rendre sur une bassine dans un département limitrophe (nous étions proche de la frontière), qui a été débâchée, et dont la pompe a été démontée. Les gendarmes ne s’attendaient pas à ce mouvement, et ont été complètement dépassés. D’autres facteurs peuvent expliquer cela, notamment le fait qu’ils ne nous connaissaient pas, un certain laissé-faire pour tenter de comprendre notre stratégie, ou bien même pour pouvoir légitimer par la suite une forte répression.

L’efficacité

Si nous avions décidé de ne pas rentrer en confrontation avec le dispositif de gendarmerie, mais de marcher tranquillement, quel aurait été l’impact ? La lutte s’en serait-elle moins bien portée ? L’impact médiatique aurait-il été moins important ? Dans ce cas, sommes-nous prêts à avoir des morts uniquement pour un impact médiatique ?
Sans vouloir tomber dans une vision utilitariste de la lutte, il faut néanmoins se poser la question de l’efficacité, surtout quand on voit les risques. Avoir des blessés pour une action symbolique (rentrer dans un trou vide était purement symbolique) semble beaucoup moins défendable que pour une action qui va réellement avoir un impact.
À moins que nous nous laissions guider par nos émotions, notamment sur l’émeute/confrontation. Doit-elle viser un but stratégique, ou cherchons-nous l’émeute/confrontation pour le plaisir de l’émeute/confrontation ? Quand il y a un tel danger physique, l’émeute doit rester une stratégie, il n’y a aucun plaisir à prendre dans une confrontation où des camarades sont gravement blessé∙e∙s par des grenades.
Le sabotage permet de mettre à l’arrêt les machines mortifères des industries, sans pour autant prendre de risque énorme. Les exemples sont nombreux : plusieurs bassines ont été démantelés l’année dernière [1], un site de Lafarge a été mis à l’arrêt près de Marseille en Décembre [2], plus récemment des centrales à béton ont été sabotés en région parisienne [3]...

Nous appelons donc à une réflexion sur nos actions, sur le niveau de risque que nous sommes prêts à assumer collectivement. Nous devons prendre soins les un∙e∙s des autres, et privilégier des actions impactantes avec le moindre de risque possible. Faisons en sorte de nous renouveler, de changer constamment de forme, pour que l’État n’arrive pas à nous contrôler.
Soutien à tou∙te∙s les blessé∙e∙s de Sainte Soline et aux victimes de la répression Étatique !

Note

Image de la vignette : @jeann_actu

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