Qui parle ?
Nous sommes des étudiant.e.s né.e.s français.e.s ou immigré.e.s, habitant.e.s de Barbès, issus de milieux populaires. Nous sommes ce que l’on pourrait appeler des racisé.e.s, ou “parmi les premier.ère.s concerné.e.s.”
Nous sommes à cheval entre un monde où ceux qui militent ne vivent même pas une fraction de ce qui les pousse à l’action, et un autre où l’on vit constamment ce contre quoi on ne parvient à agir que de façon fragmentée ou diffuse.
Pour autant, il existe bon nombre de structures associatives et militantes dans notre quartier : d’interruption de violence (comme les médiateurs de rue de l’Association pour le Dialogue et l’Orientation Scolaire), d’éducation populaire (comme les ateliers culturels et historiques de la bibliothèque de la Goutte d’Or), d’accès au monde du travail (comme l’Association des Travailleurs Maghrébins de France), d’accès au logement (comme le collectif des Mal-LogéEs Sans Frontières du 18e) et à la nourriture (comme les distributions quotidiennes de repas chauds sous le pont du métro), et d’autogestion populaire (comme les collectifs de “sans-papiers” et de soutien aux migrant.e.s) etc. La question n’est pas de dire qu’un de ces deux groupes milite plus ou mieux. L’enjeu est de comprendre que chacun.e milite sur son terrain. À lire ce qu’il se dit sur les réseaux sociaux, les quartiers populaires abriteraient une diversité de fausses consciences qu’il s’agirait aujourd’hui de rallier à l’ethos du cortège de tête [1].
Mais frère… Nous, ça fait des générations qu’on se bat. Nos arrières-grands-parents ont vu les vôtres arriver chez nous, changer les noms de nos villes, de nos familles. Nos grands-parents ont vu les centres de torture, comme celui du 23 rue de la Goutte d’Or, s’ouvrir des deux côtés de la Méditerranée. Nos parents ont vu leurs cousins en taule ou abattus par les flics et ont marché de Marseille à Paris pour que leur parents soient naturalisés.
On ne vous a pas attendu pour lutter. On a même dû faire sans.
Que faire ?
La première tâche est de vous informer sur ce qui existe déjà dans les quartiers dont vous parlez tant. Et quand on dit s’informer, ça veut dire aller sur le terrain, pas se contenter de lire lundi.am ; ça veut dire rencontrer des gens et comprendre ce qu’il se passe sur le terrain, comprendre qui agit, où et selon quelles modalités ; ça veut dire travailler avec des gens avec lesquels vous ne serez sans doute pas d’accord mais de qui vous avez le devoir d’apprendre.
La question n’est pas de savoir si vous vous retrouvez ou pas dans les revendications et positions présentes sur le terrain : vous avez l’obligation, si vous voulez agir chez nous, de a minima nous connaître. Aulnay, c’est une ville différente de Pantin, qui change grave de Barbès, qui n’a que très peu de choses en commun avec la Banane. Si vous n’êtes pas au courant des enjeux divers et variés des lieux que vous comptez défoncer à coups de tags et que vous ne vous êtes pas engagé.e.s à mettre au courant, votre parole n’a aucune valeur, vos initiatives non plus, et vous ne ferez que balancer des bières vides sur des flics qui arrêteront vos contreparties noires et arabes.
La deuxième tâche, c’est de rester dans le quartier après la manifestation. Les personnes qui sont sur place sont là après les mobilisations et la répression de ces dernières : peut-être faudrait-il les accompagner et soutenir dans le nettoyage du quartier, dans les débats qui suivent l’action, dans l’émotion qui suit une grosse descente de flics, et dans le suivi juridique des personnes inculpées. On a pourtant vu des propos condescendants sur les réseaux sociaux concernants celles et ceux, habitant.e.s de quartier, qui tâchent de faire ce travail-là : “citoyennistes”, “apolitiques”, “savent pas comment faire”, “sont aliénés”. Et vous, vous voulez vivre dans un quartier meurtri, où ça pue le brûlé et l’humiliation ? Nous, non. Même si nous aimerions être sincèrement anti-citoyennistes, c’est méconnaître les quartiers et les immigré.e.s que de balayer d’un revers de main celles et ceux qui s’engagent pour le respect de leur pleine citoyenneté.
Même délire quand il s’agit des appels au calme. Les enjeux ne sont pas les mêmes pour vous et pour nous. Un exemple. Chez nous, on respecte nos daronnes : on se sent mal quand on crame sa caisse, celle qu’elle a mis des années à se payer. On s’excuse quand on lui fout la frousse, parce qu’elle est fatiguée et qu’on veut pas en rajouter. On veut lui montrer qu’on est droit.e.s et justes, parce qu’elle a le coeur brisé de voir son cadet se faire courser par les keufs. Un autre exemple. Je veux bien qu’on soit réjoui.e.s que la lutte finale s’esquisse de l’autre côté du périph. Entre temps : vous pouvez vous imaginer, vous, votre petite cousine de 11-12 ans qui remplit une bonbonne de gaz dans votre cave ? Vous pouvez vous imaginer, vous, être son grand frère qui court dans les lacrymos pour la chercher, la petite ? Vous pouvez vous imaginer c’que ça peut faire de pas réussir à la retrouver ? Tant que ce n’est pas le cas, calmez votre joie, et retournez votre langue sept fois dans votre bouche avant de chier sur le type qui n’est qu’à moitié chaud quand c’est “le feu” dans sa cité.
Chez nous, on ne fait pas l’émeute, il y a émeute. Les pavés qu’on enlève, ça leur met des années, au service hygiène, pour les remettre. Les frères qu’ils foutent en taule aussi, ça leur met des années pour sortir. Alors ouais : grosse déter’ pour faire l’émeute ensemble, mais à condition qu’on se connaisse, ce qui demande un “travail en amont”, ou de faire connaissance, tout simplement. Venez dans le quartier pour autre chose que pour nous présenter vos condoléances, on a des morts quotidiens, vous êtes à la bourre. Venez dans le quartier pour autre chose que pour casser du flic : on est capables de discuter, aussi. C’est lorsqu’il se passe d’autres choses que le soulèvement est possible, c’est aussi parce qu’il se passe autre chose que c’est un manque de respect de venir que dans les moments de haute tension. Nous on se connaît entre nous, on connaît les flics, on connaît les associations, on connaît nos rues… Vous, on vous connaît pas, par contre.
Donc, si vous avez du mal à visualiser ce qu’on vous dit, c’est normal, pas de panique. La prochaine fois que vous organisez une manifestation dans un quartier populaire : allez tracter les jours de marché, contactez les collectifs et les associations du quartier, parlez aux mamans à la sortie de l’école, parlez aux petit.e.s commerçant.e.s pour qu’il.elles soient au courant… Bref, appliquez les principes d’autogestion et d’autonomie politiques.
Si vous en avez quelque chose à faire, alors faites quelque chose. L’action directe n’a de sens que si on lui en donne un ; si vous ne lui donnez que le vôtre, il n’y aura ni convergence ni ponts d’entente, nous resterons côte à côte face aux flics mais étrangers dans la rue.