Par Cory Austin Knudson
D’abord publié en anglais sur Full-stop, nous traduisons ici l’article avec l’autorisation de l’auteur.
Dans un contexte politique où des essentialismes se développent au sein de certains féminismes francophones, il nous semblait important de publier une réponse critique au dernier livre de Silvia Federici sortie récemment (dont on s’étonnerait presque qu’il soit traduit si vite en français) afin de ne pas laisser sans réponse les idées qu’il contribue à véhiculer.
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Note de traduction : Nous ne possédons pas les traductions françaises des ouvrages cités dans l’article original, nous avons donc traduit nous-mêmes ces citations.
Nous avons laissé les références aux pages qui se réfèrent donc ici aux éditions en anglais.
Lorsque nos traductions diffèrent de l’anglais nous avons annoté entre crochets la version originale.
Toutes les notes sont des traducteur.rice.s.
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Par-delà les frontières du corps de Silvia Federici est une oeuvre déconcertante qui glisse de l’académiquement indéfendable à l’éthiquement douteux avec une facilité remarquable.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais préciser que je ne m’attendais pas à cela, et que je n’ai pas apprécié la lecture. S’il est vrai que certaines personnes apprécient vraiment écrire des critiques acerbes, ce n’est pas mon cas (en tous cas, je ne l’ai vraiment fait qu’une fois).
En effet, j’avais initialement demandé d’en faire un compte rendu en partie pour avoir l’occasion de relire une des œuvres précédentes de l’autrice, Caliban et la Sorcière, car j’avais pu comprendre que Par-delà les frontières du corps était un addendum aux thèmes explorés dans cette œuvre révolutionnaire. Caliban et la Sorcière est une histoire de la mécanisation du corps sous le capitalisme, et plus spécifiquement une analyse féministe et matérialiste du lien inextricable qui relie les origines de l’accumulation capitaliste et de la subjugation des femmes.
Du trafic sexuel de femmes prolétaires effectué avec l’assentiment de l’État en réponse à l’explosion des salaires suite à la Peste noire, à l’expropriation par la force des industries et des sphères de savoirs des femmes durant le mouvement des enclosures, en passant par les mesures brutales d’accroissement démographique des premiers États capitalistes, qui avaient pour but de casser le contrôle que les femmes avaient sur leur propre reproduction, Federici montre avec de minutieux détails le processus à travers lequel « dans le nouveau régime capitaliste les femmes elles-mêmes devenaient les communaux, dès lors que leur travail était défini comme une ressource naturelle, en dehors de la sphère des rapports marchands. » (p.97)
Le livre montre comment ces luttes politiques pour le corps des femmes, incorporées dans le début de l’histoire de la production capitaliste, seront à leur tour hypostasiées dans la religion et la culture, devenant ainsi proprement idéologique de manière qu’elles influencent encore les modalités des débats contemporains sur la naturalisation et la dévaluation du travail des femmes et sur l’autonomie reproductive.
Caliban et la Sorcière est un chef-d’œuvre. C’est un livre audacieux, rigoureux, et vraiment convaincant dans sa démolition implacable de ce que l’on a été conditionné à penser comme étant « naturel », plus particulièrement en ce qui concerne les femmes et leurs politiques du corps.
De bien des façons, Par-delà les frontières du corps représente un revirement des positions critiques de Caliban et la Sorcière. Dès le début, Federici indique clairement que le féminisme contemporain est allé trop loin dans sa dénaturalisation du concept, des corps et des pratiques associées au concept, de « femmes ».
Sous couvert d’attaquer les théories postmodernes qui ont supposément supplanté la critique politique et historique. Le titre, Par-delà les frontières du corps, est quelque peu contre-intuitif, car en substance il s’agit d’une réarticulation de ce que l’autrice a, au préalable, construit comme étant des formes stables de délimitations de ce qu’est le genre féminin, le corps féminin en général, et la maternité.
Ces forces terribles qui troublent les limites du féminin se regroupe, selon Federici, en deux points : premièrement « les théories poststructuralistes qui postulent que les corps et les sexes sont le produit de pratiques discursives et de performances »(p.2) et deuxièmement, le mouvement de « modification du corps » [body-remake] qu’elle dit aller de « la chirurgie plastique à la maternité de substitution et de réassignation de genre » et qui, affirme-t-elle, trahit une « dépendance à l’égard [de l’institution médicale] qui a une longue histoire de coopération avec le capital et l’État »(p.4). Pour éviter d’écrire une critique aussi longue que Par-delà les frontières du corps, je me contenterai ici de présenter les parties du livre qui contiennent le cœur de son intervention critique dans les débats du féminisme contemporain : c’est-à-dire, la seconde partie composée de trois chapitres titrés « Sur le corps, le genre, et la performance » [On the Body, Gender, and Performance], « Refaire nos corps, refaire le monde ? » [Remaking Our Bodies, Remaking the World ?] et « Maternité pour autrui : un don de vie ou une maternité déniée » [Surrogate Motherhood : A Gift of Life or Maternity Denied ?].
Le point central du premier de ces trois chapitres, et le premier des deux épouvantails infernaux de Federici, est ce qu’elle nomme « théorie de la performance ». Tout en admettant que ce concept de la « performance nous aide à dénaturaliser la ’’féminité’’ »(p.47), Federici affirme qu’il situe l’identité « femme » au mieux dans un acte de consentement, au pire dans le produit de caprices individuels, au lieu d’une « identité qui est collective et adoptée au travers d’un processus de lutte », une définition que Federici associe au féminisme des années 70 (p.48).
En bref, le vieux thème selon lequel l’identité « femme » a dernièrement été vidé de son contenu historique, de même que de sa force unificatrice, une ligne d’attaque vue et revue pour les critiques du féminisme contemporain (et, accessoirement, une critique qui, en général, a formellement la même forme que l’antiféminisme de droite).
Cependant, lae lecteur.rice qui voudrait comprendre ce que Federici entend exactement par « théorie de la performance », ou qui sont les personnes qui la défendent qui, selon l’autrice, demandent que l’on oublie toute discussion ou reconnaissance de « l’aspect matériel/physiologique de nos corps » (p.50), sera régulièrement frustré.e.
Alors que la condamnation de la notion du genre comme « production d’une performance » imprègne le chapitre, et même le livre, « la théorie de la performance » n’est jamais vraiment expliquée et aucune tentative n’est faite pour engager le dialogue avec les partisan.e.s de cette théorie — en fait, rien ni personne n’est cité sur le sujet. De façon assez troublante, cela est en fait assez courant chez les universitaires superstars en fin de carrière (à ce propos, voir mon compte-rendu de Sacrifice Radical [Radical Sacrifice] de Terry Eagleton, aussi sur Full Stop), l’ennemi est partout et nulle part : « ma référence », dit elle-même Federici, « n’est pas tant la théorie de la performance telle qu’articulée, par exemple, par Judith Butler, du moins dans ses derniers ouvrages, mais plutôt la version popularisée de celle-ci qui circule parmi les féministes » (p.49).
En lisant ce chapitre, j’en suis venu à penser que si je devais le noter comme un devoir d’étudiant.e de premier cycle, je me serais senti obligé d’écrire « homme de paille » dans la marge et de demander à son auteur.rice d’inclure au moins quelques citations qui renvoient à de vrais textes. Assez souvent, les auteur.rice.s qui argumentent de cette façon ne citent rien car iels n’ont pas lu les textes nécessaires. Iels pensent qu’iels en savent déjà assez sur le sujet pour ne pas avoir à lire, ou alors il n’y a en fait personne qui défende vraiment les choses qu’iels critiquent virulemment.
De fait, il n’y a qu’une seule personne, hormis Michel Foucault, que Par-delà les frontières du corps cite comme source de ce postmodernisme pernicieux contre lequel on devrait lutter, c’est Judith Butler. Ce n’est pas par hasard, je pense, que ce genre d’homme de paille est sinistrement courant chez les plus implacables critiques de Butler ; tellement courant, que Butler a écrit un livre entier, nommé de manière révélatrice Ces corps qui comptent [Bodies that Matter dans la version originale], pour répondre aux mauvaises interprétation (ou les « non-lectures ») de Trouble dans le Genre, et plus spécifiquement de son articulation de la performance du genre et de la matérialité des corps. Federici aurait pu se rendre compte qu’elle partage beaucoup plus avec Butler que ce qu’elle veut bien admettre, si seulement elle avait été plus loin que son explication vague de la « théorie de la performance ».
En effet, dans Ces corps qui comptent, Butler explique qu’elle n’avait jamais cherché à dire que « la matérialité des corps est simplement ou seulement un effet linguistique qui serait réductible à un ensemble de signifiants », en partie parce que « une telle distinction néglige la matérialité du signifiant lui-même » (p.6). Dans la préface de Ces corps qui comptent, Butler présage ce style d’argument que Federici déploie contre les nébuleux « théoricien.ne.s de la performance » qui hantent les marges de Par-delà les frontières du corps :
Peut-être quelqu’un.e a oublié de m’apprendre « les faits de la vie » ? Me suis-je perdue dans mes rêveries pendant que cette discussion indispensable avait lieu ? Et si j’insistais sur cette idée que les corps étaient d’une certaine façon construits, peut-être croyais-je que seuls les mots avaient le pouvoir de modeler les corps depuis leurs substances linguistiques ?
Ne pourrait-on pas simplement me prendre à part pour m’expliquer la chose ?
La notion de performativité du genre introduit dans Trouble dans le Genre a aggravé les choses, les a rendues plus distantes. Car, si je disais que les genres sont performatifs, alors cela voudrait dire que je pense que l’on peut se réveiller un matin, parcourir notre placard, ou un espace plus ouvert pour le genre de notre choix, revêtir ce genre pour la journée, puis remettre l’habit à sa place la nuit. (ix)
Plus intéressant encore, et un petit peu moins drôle, Butler présente un contre-argument simple à l’homme de paille qui est souvent fait de son ouvrage :
Un tel sujet volontaire et instrumental [Such a willful and instrumental subject], qui décide de son genre, n’est manifestement pas de ce genre dès le départ et ne se rend pas compte que son existence est déjà décidée par son genre. Il est certain qu’une telle théorie restaurerait la figure d’un sujet pouvant choisir - humaniste - au centre d’un projet dont l’accent sur la construction semble tout à fait opposé à une telle notion. (ix)
De là s’ensuit un livre entier à propos des lignes de force, politiques, historiques, culturelles qui sont incorporées dans ce que l’on entend par le genre, et spécifiquement son intime relation (bien qu’excessivement complexe et souvent pas tout à fait symétrique) avec « l’aspect matériel/physiologique de nos corps » dont Federici dit qu’il manque cruellement au courant butlerien du féminisme contemporain. Ce manque d’engagement avec les idées contre lesquelles milite son dernier ouvrage révèle le vrai sens du dernier paragraphe du chapitre « Sur le corps, le genre et la performance », où Federici écrit ce qui suit :
Paradoxalement, un témoignage de l’importance de la différence dans notre expérience de notre constitution physique vient d’une grande partie du mouvement trans qui a fortement investi dans une vision constructiviste des identités de genre, alors que beaucoup subissent des chirurgies coûteuses et dangereuses, ainsi que des traitements médicaux afin de transitionner vers un genre différent. (p.50)
Cette stupéfiant entourloupe, bien peu convaincante, est dirigée vers une « grande partie » du « mouvement trans » et commence à révéler le combat que Federici est venue mener. C’est à ce moment que lae lecteur.rice commence à se rendre compte que Par-delà les frontières du corps ne cherche pas à critiquer les systèmes d’oppression patriarcaux, mais plutôt à attaquer les personnes que l’autrice semble voir comme complices de ces systèmes à travers l’érosion de la définition de « femmes » telle qu’elle était entendue par le féminisme des années 70.
Plus précisément, il s’agit très largement de personnes ne se conformant pas aux normes de genre [gender non-conforming people], les personnes trans, et les personnes entreprenant des maternités de substitution.
Le chapitre suivant, donc, cible les « modifications corporelles » [body remakes], une définition recouvrant des pratiques aussi diverses que le tatouage et le bodybuilding, ou encore la chirurgie plastique et les chirurgies d’affirmation de genre. Tout d’abord, en associant l’actuel « engouement pour les changements » (p.55) avec « l’acceptation d’une discipline esthétique qui était rejetée dans les années 70 », Federici regarde avec nostalgie un passé où « nous nous voyions comme belles car nous étions réfractaires, car en nous libérant des prescriptions d’une société misogyne nous avons exploré des nouvelles façons d’être, de rire, de s’étreindre, de se coiffer, de croiser nos jambes, de nouvelles façons d’être ensemble et de faire l’amour » (p.56).
Le chapitre continue en associant encore les « modifications corporelles » non seulement à l’asservissement à des idéaux esthétiques oppressifs, mais aussi à une acceptation irréfléchie de « la profession médicale comme créateur quasi-divin de nos corps » (p.59). Il est vrai que toute référence directe aux personnes transgenres est écartée — peut-être grâce au judicieux travail de l’éditeur.rice, qui se serait rendu compte que l’affirmation de Federici selon laquelle « le rêve du docteur Frankenstein est de retour » (p.59) rebuterait très certainement beaucoup de lecteur.rice.s trans ou allié.e.s.
Il est difficile de savoir par où commencer avec ce chapitre — le fait, par exemple, que l’objet central de la critique dans les études trans soit l’assignation immuable et binaire que l’on donne à la naissance, par les médecins, devrait contredire la notion selon laquelle les personnes trans en général pensent que les médecins sont « des créateurs quasi divins de nos corps ».
De plus Federici semble ne pas vouloir considérer ce fait historique assez fondamental, que les luttes des personnes trans ont souvent été dirigées très précisément contre ces institutions médicales qui voudraient, et dans beaucoup de cas le font toujours, leur renier la validité de l’incarnation de leur genre [their very embodiement]. Ces institutions incluent par exemple l’Association Américaine de Psychiatrie [1] qui a catégorisé les transidentités comme une maladie mentale jusqu’en 2017, après plusieurs dizaines d’années de pression de la part de militant.e.s trans et de travail des intellectuel.le.s trans qui ont mené à une plus grande acceptation et une compréhension plus nuancée des identités et expériences trans.
Au lieu de plonger plus loin dans le sophisme de ce texte incontestablement fainéant et d’essayer de le discuter sérieusement, je voudrais plutôt encourager lae lecteur.rice à jeter un œil au travail de la militante et intellectuelle trans Susan Stryker, et plus particulièrement son essai, « Mes Mots à Victor Frankenstein au-dessus du village de Chamonix : performer la rage transgenre » [My Words to Victor Frankenstein Above the Village of Chamounix : Performing Transgender Rage, non traduit en français], qui se confronte directement à l’insulte « Frankenstein » qui est souvent jetée aux personnes trans.
J’encouragerais aussi lae lecteur.rice — et si je pouvais l’autrice de Par-delà les frontières du corps — d’aussi lire l’ouvrage monumental de Stryker, L’Histoire Transgenre [Transgender History, non traduit], et plus particulièrement le chapitre nommé « La décennie difficile » [The Difficult Decades], qui retrace l’histoire de la tendance du féminisme trans-exclusionaire [trans-exclusionary feminism] en pleine expansion lors des années 70 que Federici évoque avec tant de mélancolie.
Si ces deux chapitres n’étaient pas suffisants pour épuiser les lecteur.rice.s un tant soit peu critiques, « Maternité pour autrui : un don de vie ou une maternité déniée » offre encore une autre course aux obstacles de raisonnements douteux et de sous-entendus réactionnaires.
Ce chapitre commence (commence) avec le double postulat que la « GPA représente la gestation comme un processus purement mécanique… dans lequel la femme ne doit avoir aucune implication émotionnelle » et qui représente en outre « la marchandisation de la vie humaine, car c’est l’organisation et la légitimation du marché aux enfants, et la définition de l’enfant en tant que propriété qui peut être transférée, achetée et vendue » (p.63). Au lieu d’expliquer comment « l’implication émotionnelle » d’une personne enceinte peut être régulée mécaniquement, la définition de la GPA selon Federici — tout comme ses définitions de la « théorie de la performance » et des « modifications corporelles » — nécessite désespérément des explications et des sources pour la soutenir. Ici encore, ses vagues déclarations prophétiques sont simplement présentées comme des faits, et utilisées ensuite comme axiomes.
Par conséquent, ne donnant aucune preuve et de ne démontrant aucun type de raisonnement que l’on pourrait suivre, Federici est capable d’annoncer qu’il y a des « preuves » (qui ne sont jamais données) « que les enfants de mères porteuses sont acheminés sur le marché des organes, car lorsque la transaction a eu lieu aucune institution ne surveille ce qui arrive aux enfants mis en vente de cette manière qui, dans la plupart des cas, sont emmenés dans d’autres régions, à des milliers de kilomètres de leur lieu de naissance » (p.66). Un paragraphe plus loin, elle déclare aussi que « voir sa propre mère remettre son nouveau né à des étrangers peut aussi avoir un effet traumatique sur ses autres enfants, qui craignent de subir le même sort » (p.66), une idée absurde et profondément offensante qui est autant une condamnation de l’adoption et même du babysitting que de la maternité de substitution. Federici continue à désigner les enfants qui ne sont pas élevés par leurs mères biologiques comme manquant de quelque chose ou comme étant brisés, et compare les mères de substitutions à des esclaves (p.67) et aussi, de façon déroutante, à des marchandes d’esclaves (p.69). En mobilisant les travaux d’intellectuelles noires, critiques de l’histoire raciste et classiste de la maternité de substitution forcée, Federici finalement affirme qu’un « profond racisme [est] inhérent aux pratiques de GPA » en général et déclare que la « GPA est une incarnation de la conception capitaliste des relations sociales » (p.67), en tokénisant les familles noires comme étant des contrepoints idylliques à cette vision dystopique, car « iels » (référant ici aux personnes noires en général) « ont une conception différente de la parentalité, développée au travers d’une longue histoire d’asservissement et d’oppression, une conception selon laquelle la communauté est responsable de ses enfants et que tou.te.s sont soeurs et frères. » (p.67–8)
Comme précédemment, j’ai du mal à savoir par où commencer. D’un côté, opposer et démanteler les structures oppressives façonnant l’institution contemporaine de la maternité de substitution est un procédé bien différent que de tout simplement la condamner dans sa totalité et associer quiconque qui y prendrait part à des collecteur.rices d’organes et des marchand.e.s d’esclaves (mais aussi des esclaves, mais aussi pas des esclaves…).
Il est en effet important de reconnaître que les structures de valeurs racistes et capitalistes sont faites de sortes à ce que l’institution de la GPA soit essentiellement disponible pour de riches Blanc.he.s, mais on attendrait d’une penseuse marxiste de prendre ça comme un point de départ pour décoloniser et démocratiser l’institution, tout en défendant une approche plus collective, déprivatisée de la gestation et de l’éducation des enfants. Cet argument fonde le coeur du dernier livre de Sophie Lewis, GPA totale maintenant ! : le féminisme contre la famille [Full Surrogacy Now ! : Feminism Against Family, non traduit en français [2]], dans lequel l’autrice montre qu’« alors qu’il n’y a pas de solution technologique à la situation embarrassante dans laquelle se trouvent les humains gestateurs,… fondamentalement, le monde entier mérite de récolter les bénéfices des technologies déjà disponibles et monopolisées par les élites capitalistes ». Lewis invite les lecteur.rice.s à imaginer un monde où « une autre GPA serait possible », contrairement à l’approche des valeurs familiales de Federici, qui en son cœur demande un retour aux formes traditionnelles de la maternité. « Reprendre possession du Corps dans le capitalisme contemporain » [3], n’est-il pas.
Je pourrais m’attarder, mais franchement ce livre est fatigant. Pour un livre aussi fin, il est vraiment rempli de bizarreries — je n’ai même pas mentionné, par exemple, la préoccupation de Federici pour les implants cérébraux, l’apparition soudaine des « esprits animaux », les multiples déclarations que les humains ont évolué sur « des milliards d’années », la résurrection du « mythe de l’orgasme vaginal », et de nombreuses autres notions qui semblent plus adaptées à être publiées sur Facebook par un membre farfelu de notre famille que dans un réel travail intellectuel.
En effet, je voulais finir ce compte-rendu avec au moins quelques mentions de ce que le livre arrive, malgré lui, à bien faire : en faisant le plus possible abstraction de son contenu, Par-delà les frontières du corps encourage au moins son lectorat à examiner minutieusement ce qui pourrait rester incontesté ou même considéré comme acquis dans les débats féministes contemporains autour du genre, du corps et de la maternité. Cependant, lorsque le livre évoque ce que sont ces suppositions, ou lorsqu’il essaie d’intervenir dans ces débats, il ne loupe pas seulement complètement le coche, au mieux il fait la sourde oreille sur les sujets abordés, au pire il est éthiquement scandaleux. Et il est très souvent à son pire. Plutôt que de continuer ce pénible compte-rendu polémique, je vais simplement réitérer la liste de lecture que j’aurais proposée à l’autrice de Par-delà les frontières du corps de lire avant d’écrire ce livre, et que lae lecteur-rice de ce compte-rendu devrait lire avant (ou peut-être au lieu) d’acheter ce livre :
Judith Butler Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du « sexe » publié en 2018 aux Éditions Amsterdam.
Susan Stryker « My Words to Victor Frankenstein Above the Village of Chamounix : Performing Transgender Rage » publié en 1994 dans GLQ.
Susan Stryker, la second édition révisée de Transgender History : The Roots of Today’s Revolution publié en 2017 chez Hachette.
Sophie Lewis Full Surrogacy Now ! : Feminism Against Family publié en 2019 chez Verso
Cory Austin Knudson est étudiant de troisième cycle en littérature comparative et théorie littéraire de l’Université de Pennsylvanie. Pour lui, cela implique principalement d’écrire sur le porno, Nietzsche, et le changement climatique, mais aussi de démontrer à quel point ces trois choses sont liées.