Réflexions à propos de l’article « Une analyse anarchiste de la Théorie du Privilège » publié ici :
Je voudrais apporter une remise en question de cette partie de l’analyse :
Une prolétaire lesbienne, handicapée et noire n’aura pas forcément une vie plus difficile qu’un prolétaire blanc, valide, hétéro et cisgenre, mais elle comprendra bien mieux les intersections entre classe, race, handicap, genre et sexualité. L’idée n’est pas qu’étant la personne la plus opprimée de la salle elle devrait mener la discussion, mais que son expérience lui donne une perspicacité qu’il n’aura pas sur certains aspects de la lutte les plus pertinents, sur les exigences les plus efficaces, les patrons les plus problématiques, les meilleurs endroits et moments pour tenir un meeting, savoir comment formuler un appel à un meeting de masse pour qu’il touche un large éventail de personnes, ou les moyen de traiter les problèmes que ne connaîtront pas des personnes subissant moins d’oppressions. Il devrait l’écouter, non pas parce qu’elle est plus opprimée que lui (même si elle l’est sans doute) mais parce que c’est vital pour la lutte qu’elle soit entendue, et parce que les préjugés dans lesquels la société nous a conditionnés, et qui affectent même les plus socialement conscient.es d’entre nous, continuent à rendre plus difficile le fait qu’elle soit entendue.
Cette partie laisse entendre qu’une personne concernée directement par une oppression spécifique serait plus efficace et comprendrait mieux cette oppression, et donc devrait avoir une voix prépondérante dans une lutte contre cette oppression.
Cette partie de l’analyse semble comporter un biais en ne tenant pas compte de plusieurs aspects de nos conditions d’animaux sociaux :
- les mécanismes de déni. Le déni est une réponse du cerveau (jusqu’à la dissociation) permettant à un individu de survivre dans des conditions d’oppression et de souffrance psychologique ou physique. Le déni agit ainsi comme filtre déformant de la réalité et donc des situations réellement vécues. Le déni est par exemple très puissant chez les salarié-e-s qui ne perçoivent pas leur situation d’exploité-e-s (donc le temps de réel esclavage que ça implique)
- la capacité d’empathie inhérente à tout individu (à part certain-e-s atteint-e-s de psychopathologies) et qui entre en jeu dans notre communication et rapport à l’autre. L’empathie est une faculté naturelle dont l’origine sont des réseaux de neurones spécifiques appelés « neurones miroirs ». Il existe deux sortes d’empathie, l’empathie cognitive, ou compréhension intellectuelle de la situation d’autrui, et l’empathie émotionnelle qui permet de partager les émotions d’autrui. Ces deux aspects de l’empathie permettent une compréhension et par mimétisme émotionnel une certaine expérience partagée de l’expérience d’autrui.
On retrouve par exemple ce mécanisme simple et courant quand notre corps réagit à la douleur d’autrui quand il se fait mal, ou dans une joie partagée à l’annonce d’une bonne nouvelle pour un-e proche.
Les deux formes d’empathie nous donnent accès intellectuellement et sensiblement, à l’expérience d’autrui, expérience qui devient notre, puisque traversant nos psychés et nos corps.
Les neurones miroirs semblent ainsi, aussi, entrer en jeu dans les phénomènes de contagions émotionnelles.
Atteint moi-même d’une affection lourde et socialement « impactante », je ne vois pas en quoi, ma voix, mon témoignage, seraient plus intéressants ou plus à-même de résoudre mon problème que celle d’une personne, non affectée, ayant étudiée la question et détenant des outils intellectuels et techniques que je n’ai pas. (voilà, ça c’était pour la digression autocentrée ^^). Je ne dénie pas à cette personne la capacité à comprendre sensiblement ma situation. Ses neurones miroirs étant à l’œuvre, elle a accès, non verbalement aussi, à travers moi à cette situation. (et souvent ça se voit)
Il ne s’agit pas de remettre son sort entre les mains de spécialistes qui ne vivraient pas une oppression spécifique, mais plutôt de conjuguer, d’égaux à égaux, faisant l’expérience d’une oppression ou non, les savoirs intellectuels et sensibles des un-e-s et le vécu des autres.
Il ne s’agit pas non plus de faire appel à des dogmes religieux de béni-oui-oui, pitié, charité, compassion (qui d’ailleurs sont peut-être des détournements des facultés empathiques) ou à du paternalisme « bien-veillant », mais de prendre en compte une caractéristique physiologique de l’animal social qu’est l’humain-e.
À l’instar de la citation de Bakounine « la liberté d’autrui étend la mienne à l’infini », l’oppression d’autrui m’enferme et m’affecte, jusqu’à temps que nous en venions à bout.
Dépasser et sortir de l’identitarisme, national ou de chapelle, passe aussi peut-être par la reconnaissance de nos caractéristiques d’animaux sociaux. La solidarité et l’égalité ne sont-elles pas à ces conditions ?