But et définitions
Qu’entendons-nous – et que rejetons-nous avec cette notion de « privilège » ? Le privilège implique que quelque soit l’endroit où il existe un système d’oppression (tel que le capitalisme, le patriarcat, la suprématie blanche, l’hétéronormativité) il y a un groupe opprimé, mais aussi un groupe privilégié qui bénéficie de l’oppression que le système met en place [1]. Le groupe privilégié n’a pas besoin de soutenir activement le système d’oppression, ni même d’en être conscient pour en bénéficier. Les privilégiés tirent profit du fait d’être perçus comme la norme et subvenir à leurs besoins est considéré comme naturel, alors que le groupe opprimé est considéré comme « les autres », et leurs besoins seulement à « prendre en compte ». Parfois le groupe privilégié bénéficie du système de manière évidente, matérielle, comme quand on attend des femmes qu’elles fassent la plupart ou toutes les tâches ménagères, et que leurs partenaires masculins tirent un avantage de ce travail non rémunéré. En d’autres occasions, les bénéfices sont plus subtils et invisibles, et impliquent qu’on se focalise moins sur le groupe privilégié; par exemple, les jeunes noirs ou asiatiques ont 28% plus de chance d’être arrêtés et fouillés par la police que les jeunes blancs [2]. Il ne s’agit pas ici de dire que les jeunes blancs ne sont jamais inquiétés par le harcèlement policier ou qu’être un prolétaire ou un européen blanc immigré ne suffit pas pour être davantage harcelé par la police. Cependant, le fait est qu’un nombre disproportionné de noirs et d’Asiatiques sont ciblés par rapport aux blancs, ce qui signifie concrètement que si on a de la drogue sur soi et qu’on est blanc, on a beaucoup plus de chances de s’en tirer que si on était noir. Au Royaume-Uni les blancs sont aussi ceux qui risquent le moins d’être arrêtés, envoyés en prison, ou d’être victimes de crimes [3]. Les Noirs font face à un taux de chômage encore plus important au Royaume-Uni qu’aux États-Unis [4]. Nous ne citons pas ces chiffres pour défendre l’idée que les personnes de toutes origines et de toutes ethnies devraient subir les mêmes injustices – mais parce que nous voulons créer une société au sein de laquelle personne n’aie à en souffrir. Mais pour arriver à cela il faut déjà comprendre comment les systèmes d’oppression fonctionnent, ce qui passe par reconnaître que, si les noirs et les minorités ethniques ont plus de chance de pâtir de ces désavantages alors logiquement les blancs ont moins de risque d’y être confrontés. Cela signifie qu’ils ont un avantage, un privilège, qui comprend également celui de ne pas avoir besoin d’être conscients de l’étendue du problème.
Un groupe privilégié peut aussi, d’une certaine façon, être opprimé par les attentes du système qui le privilégie ; par exemple, le patriarcat attend des hommes qu’ils ne montrent pas leurs faiblesses ou leurs émotions et on ne les croit pas capables de prendre soin de quelqu’un. Cependant, les hommes ne sont pas opprimés par le patriarcat parce qu’ils sont des hommes, mais parce que cette oppression est nécessaire pour maintenir celle des femmes. Pour que les femmes se voient comme des êtres fragiles, irrationnels et faits uniquement pour prendre soin des autres, elles doivent croire que les hommes sont forts, moins sensibles et incapables de s’occuper de ceux qui en ont besoin. Pour cela, les hommes qui montrent leurs faiblesses, leurs émotions et leur capacité à prendre soin des autres sont punis par le patriarcat pour avoir trahi leur camp et laissé l’opportunité aux femmes de remettre en cause leur oppression.
Il semble évident que lorsqu’il y a un groupe opprimé, il existe aussi un groupe privilégié, car un système d’oppression ne durerait pas longtemps si personne n’en tirait un avantage. Il est crucial de comprendre que les membres d’un des groupes privilégiés peuvent aussi être opprimés par d’autres systèmes d’oppression; c’est ce qui divise les luttes et met à mal l’activité révolutionnaire. Nous sommes divisés, socialement et politiquement, par un manque de conscience de nos privilèges, et de la façon dont ils sont utilisés pour dresser nos intérêts contre ceux des autres afin de briser notre solidarité.
Le terme « privilège » entretient une relation complexe avec la lutte des classes. Pour comprendre pourquoi, nous devons clarifier quelques unes des différences et confusions entre classes économiques et sociales. La classe sociale décrit les identités culturelles du prolétariat, de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie. Ces identités, tout comme le genre ou l’origine ethnique, sont des constructions sociales, fondées sur les préjugés et les attentes de la société vis à vis des membres de ces catégories. La classe économique est différente. Elle concerne les notions de prolétariat et de bourgeoisie du point de vue économique tels que Marx a pu les définir. Ces catégories s’articulent autour du capitalisme et sont centrées sur la question de la possession des moyens de productions, sans prendre en compte l’identité personnelle ou le statut social. C’est pourquoi un capitaliste riche et anobli comme Alan Sugar peut se décrire comme « un prolétaire qui s’en est bien tiré ». Il n’est clairement pas un prolétaire du point de vue économique mais il s’accroche à cette identité dans l’espoir que cela atténue, ou excuse, l’exploitation au sein de son empire entreprenarial. Il confond volontairement la classe sociale et la classe économique pour s’identifier à un groupe opprimé (la classe sociale ouvrière, ou prolétariat) et ainsi se dédouaner de son indéniable privilège (en tant qu’individu appartenant à la classe économique dirigeante). Faire partie de la classe dirigeante capitaliste rend impossible le soutien aux luttes contre ce système. Il en est ainsi car, à la différence de tous les autres groupes privilégiés, la classe dirigeante est directement responsable de toutes les exploitations dont ils se revendiqueraient les opposants.
Cela ne fait pas de la classe économique une oppression « première », ou des autres des oppressions « secondaires » mais cela signifie que la résistance au sein de la classe économique a des buts légèrement différents de ceux des luttes centrées sur l’identité culturelle. Par exemple, nous avons pour but de mettre fin au capitalisme au moyen d’une révolution au sein de laquelle le prolétariat s’emparerait des moyens de production de la bourgeoisie, et créerait une société communiste-anarchiste au sein de laquelle il n’y aurait pas de classe dominante. Pour les autres luttes mentionnées cela ne marche pas tout à fait de la même manière – nous ne pouvons pas forcer les hommes à se défaire de leur masculinité, ou les blancs à se défaire de leur couleur de peau, ou tous les envoyer à la guillotine et récupérer leurs pouvoirs et privilèges comme si c’était une ressource qu’ils amassaient. Au lieu de cela, nous devons analyser et comprendre les systèmes qui ont pour but de concentrer le pouvoir et les ressources dans les mains des personnes culturellement privilégiées et remettre en question les concepts de genre, de sexualité, de couleur de peau etc. qui sont utilisés pour construire les identités qui nous divisent.
Une grande partie de l’indignation liée au terme « privilège » au sein des mouvements de lutte des classes vient du fait d’essayer de faire une comparaison directe avec les privilèges de la classe dirigeante, alors que cela ne fonctionne pas vraiment. Quelqu’un né dans une famille propriétaire d’une chaîne de supermarchés ou d’une usine peut, quand il en hérite, oublier cela. Il peut collectiviser cet empire et le donner aux ouvriers, aller y travailler lui-même en partageant équitablement les bénéfices avec tous les autres travailleurs. Les capitalistes peuvent, s’ils le choisissent, se défaire de leurs privilèges. Si ils choisissent de ne pas le faire, cela suffit pour les considérer comme des ennemis et se saisir de leurs privilèges par la force dans une situation révolutionnaire. Les hommes, les blancs, les hétérosexuels, les personnes cisgenres etc, ne peuvent pas se défaire de leurs privilèges – peu importe à quel point ils en ont envie. Ces privilèges leurs sont imposés par un système dont ils ne peuvent ni sortir ni choisir d’arrêter de bénéficier. Cette comparaison avec les privilèges de la classe dirigeante amène beaucoup de personnes à avoir le sentiment qu’ils sont accusés de garder précieusement quelque chose qui ne leur appartient pas, qu’ils sont réprimandés pour cela ou qu’on leur demande de se sentir coupable ou de s’auto-flageller pour absoudre leurs privilèges. Ce n’est pas le cas. La culpabilité ne sert à rien ; avoir conscience de ses privilèges et agir de façon cohérente, en revanche, si. Si vous ne retirez rien d’autre de ce texte, au moins retenez ceci : vous n’êtes pas responsables du système qui fait de vous un privilégié, seulement de la façon dont vous y réagissez. Les privilégiés (autres que la classe dirigeante) ont un rôle crucial à jouer dans la lutte contre le système qui les privilégie – seulement ce n’est pas un rôle de leader.
Répondre aux objections à la théorie du privilège
Alors s’ils ne l’ont pas choisi et qu’il n’y a rien à faire contre cela, pourquoi décrire ces gens comme des « privilégiés » ? N’est-ce pas suffisant de parler de racisme, de sexisme, d’homophobie etc. sans offenser les blancs, les hommes et les hétérosexuels ? Si c’est le terme qui est désapprouvé, il faut savoir que les activistes noirs radicaux, les féministes et les activistes queers ou handicapés utilisent fréquemment le terme privilège. Les groupes opprimés doivent mener les luttes contre leurs oppressions, ce qui signifie que ces groupes opprimés ont la légitimité pour définir ces luttes et les termes que nous utilisons pour en parler. Ce n’est pas aux groupes de lutte de classe, formés majoritairement d’hommes blancs, de décider pour les gens de couleur et les femmes, quels mots sont utiles dans le combat contre la suprématie blanche et le patriarcat. Si on n’aime pas le terme mais qu’on est d’accord avec la lutte, alors faire preuve de solidarité concrète implique de laisser son malaise personnel en dehors des discussions, d’accepter que la terminologie a été choisie et se mettre à utiliser le même terme que ceux qui sont en première ligne de ces combats.
Une autre objection courante au concept de privilège est que cela crée un statut culturel par le simple fait de ne pas subir une oppression. On peut considérer que ne pas subir de discrimination systémique liée à sa couleur de peau n’est pas un privilège, mais seulement la façon dont les choses devraient être pour tout le monde. Être confronté au racisme est une aberration. Ne pas y être confronté devrait être l’expérience par défaut. Le problème est que si ne pas être confronté à l’oppression est l’expérience par défaut, alors en être le sujet nous place en dehors de l’expérience par défaut, dans une catégorie spéciale, qui en retour rend une grande partie des oppressions invisibles. Parler de privilège révèle ce qui est considéré comme normal par ceux qui ne subissent pas l’oppression, mais qui ne va pas de soi pour les autres. Ainsi parler d’homophobie révèle l’existence de préjugés, de stéréotypes sur la façon dont les hommes gay et les femmes lesbiennes se comportent, ou la violence frappant ces personnes à cause de leur sexualité. Il est inhabituel de trouver un anarchiste qui ne condamne pas cela. Mais parler de privilège hétérosexuel, montre un autre aspect du système, le côté invisible : quel comportement est considéré comme « typique » des hétérosexuels ? Il n’y en a pas – l’hétérosexualité n’est pas considérée comme une catégorie sexuelle, juste comme une absence d’homosexualité. On n’a pas besoin de se faire du souci sur le fait d’être considéré comme « trop hétéro » quand on va à un entretien d’embauche, vos amis ne vont pas penser que vous rejetez votre hétérosexualité si vous ne vous habillez pas, ou que vous ne parlez pas d’une manière « assez hétérosexuelle », vos amis homosexuels ne vont pas se sentir mal à l’aise si vous les emmenez dans un bar hétéro, ou se demander si ils vous mettent mal à l’aise en disant quelque chose d’ignorant à propos du fait de se faire draguer par quelqu’un du sexe opposé. Cette analyse va au-delà des préoccupations quant aux préjugés, ou à la discrimination, pour aller jusqu’au cœur même de ce que nous considérons comme étant normal et neutre, ce que nous considérons être différent et autre, ce qui doit être expliqué, ce qui est considéré comme évident – les préjugés en faveur de l’hétérosexualité ne sont pas reconnaissables comme préjugés, parce qu’ils sont intégrés dans nos perceptions comme ce qui est la manière d’être par défaut.
Il est utile de s’en rendre compte, parce qu’en on observant les oppressions de façon isolée, on a tendance a les attribuer a un préjugé personnel ou sociétal, une loi homophobe qui peut être abrogée, une discrimination raciale contre laquelle on peut légiférer. Hors de leur contexte, des termes comme « racisme », « sexisme », « handiphobie », ne décrivent pas la manière dont l’oppression est tissée dans le tissu de la société, et mènent à les considérer comme un élément normal de la vie, ou comme une tache facilement isolée qui peut être enlevée sans laisser de trace, laissant le tissus intact [5].
La théorie du privilège est méthodique. Elle explique que mettre fin aux préjugés et discriminations n’est pas suffisant pour mettre fin a l’oppression. Elle montre pourquoi la société doit être organisée différemment. Quand les gens disent qu’ils sont « aveugles » à la couleur de peau, ils pensent dire par là qu’ils ne sont pas racistes, mais en réalité cela signifie souvent qu’ils jugent plus prudent d’ignorer les différences de contexte et d’expérience de vie dues à l’origine ethnique, et qu’ils s’attendent a ce que les priorités et les visions du monde de chacun soient les mêmes que ceux des blancs, qu’ils considèrent comme « normaux ». Cela signifie qu’ils pensent qu’ils n’ont pas besoin d’écouter les gens qui essaient de leur expliquer pourquoi leur situation est différente de la leur. Ils veulent mettre fin aux différences pour que tous soient égaux, mais en essayant d’ignorer ces différences ils les renforcent. Reconnaître les privilèges signifie admettre que des différences d’expérience dont nous n’avons pas conscience existent.
Cela signifie être disposé à écouter quand les gens nous expliquent à quel point leur expérience diffère de la nôtre. Cela signifie qu’il faut concevoir une nouvelle « normalité » qui pourra advenir dans une société structurée différemment, au lieu de gommer les expériences qui ne rentrent pas dans notre concept privilégié de « normalité ».
Intersectionnalité et kyriarchie
La kyriarchie est un concept désignant les systèmes d’oppression combinés, l’idée que le capitalisme, le patriarcat, la suprématie blanche, l’hétéronormativité, la cisnormativité, la théocratie et d’autres systèmes auxquels nous n’avons pas forcément donné de noms, sont tous connectés, s’influençant et se soutenant réciproquement. Le mot « kyriarchie » est aussi un raccourci verbal pratique qui permet d’éviter d’avoir à lister tous les systèmes d’oppression chaque fois qu’on veut expliquer ce concept. Cela signifie que tous ceux qui luttent contre l’oppression, de quelque manière que ce soit, ont le même combat, et que nous luttons simplement sur une myriade de fronts différents.
L’intersectionnalité implique l’idée que nous sommes privilégiés par certains de ces systèmes, opprimés par d’autres et que, parce que ces systèmes s’influencent, nos privilèges et nos oppressions s’entrecroisent. Cela signifie que chacun d’entre nous a sa propre expérience de l’oppression en fonction de sa combinaison particulière de classe, de genre, de race, de sexualité, de handicap, d’âge etc. [6] [7].
L’analyse de lutte des classes a tendance à séparer le capitalisme des autres systèmes dans la kyriarchie. Comme nous l’avons déjà expliqué, le capitalisme agit différemment des autres systèmes d’oppression basés sur l’identité et la culture, mais il serait trop simpliste de renvoyer ces oppressions a des aspects principaux ou secondaires du capitalisme. Le patriarcat, en particulier, a existé bien avant le capitalisme industriel moderne et, il y a des preuves a cela, avant même l’invention de la monnaie [8], et il n’est pas difficile d’imaginer une société post-capitaliste au sein de laquelle les oppressions et rôles liés au genre soient toujours valables [9]. Les anarchistes étant opposés a tous les systèmes d’oppression, nous reconnaissons que ne combattre que le capitalisme n’est pas suffisant, et que les autres oppressions ne disparaîtront pas d’elles-même « après la révolution ». Si nous voulons une société post-révolutionnaire libérée de toutes les oppressions, il faut que tous les opprimés aient un rôle égal dans sa création, et cela signifie qu’il faut écouter les expériences d’oppression que nous ne partageons pas et essayer de comprendre comment chaque système opère : de manière isolée, en relation avec le capitalisme et d’autres systèmes d’oppression, et en tant que partie de la kyriarchie [10].
Nous avons pour habitude de parler du sexisme ou du racisme comme étant des instruments de division de la classe ouvrière. La kyriarchie nous permet de sortir de la primauté de classe tout en gardant cette analyse présente à chaque instant. Tout comme le sexisme et le racisme servent à diviser au sein de la lutte des classes, le capitalisme et le racisme divisent au sein des luttes de genre, et le sexisme et le capitalisme divisent les luttes antiracistes. Tous les systèmes d’oppression divisent les combats contre tous les autres systèmes avec lesquels ils s’entrecroisent. Ainsi nous expérimentons des contradictions personnelles dans la combinaison particulière de nos privilèges et de nos oppressions et nous privilégions les luttes qui nous semblent prioritaires au détriments des autres, ce qui nuit au final à la solidarité. C’est pourquoi le troisième article des “Buts et Principes” [11] de la FA (du Royaume-Uni) met en garde contre les alliances inter-classistes, mais nous devrions également interdire les campagnes qui avancent la cause d’un groupe opprimé contre les intérêts d’un autre, pas juste contre une classe. Cela ne signifie pas que chaque campagne doit mettre en avant la cause de chaque lutte de manière égale, mais que nous devons être conscients de la façon dont nos privilèges peuvent nous rendre aveugles à d’autres oppressions au sein de notre action. Nous devons considérer un ensemble beaucoup plus large que la lutte des classes quand il nous faut analyser si une campagne fait progresser ou régresser le mouvement anarchiste. Être capable d’analyser et de montrer la façon dont les systèmes d’oppression s’entrecroisent est vital, de même qu’être capables de les attaquer à leurs intersections afin d’unir les luttes est certainement la meilleure façon de construire la solidarités entre divers fronts idéologiques.
Quelques exemples :
Au début du XIXe siècle, il y a eu différentes grèves de travailleurs masculins dans le textile contre les femmes employées dans leurs usines parce que leurs salaires, moins élevés, tiraient celui des hommes vers le bas [12]. L’intersection du capitalisme et du patriarcat signifiait alors que les femmes étaient opprimées par les capitalistes en tant que travailleuses et en tant que femmes (elles étaient exploitées pour un salaire moins élevé que les hommes), et par les hommes en tant que femmes et travailleuses (maintenues dans la sphère domestique, effectuant un travail encore moins bien payé). Quand les conditions ont changées avec la mécanisation, il a été plus difficile de restreindre les femmes à une répartition des tâches traditionnelle, les syndicats ont finalement entendu la voix de la raison et ont lancé des campagnes aux intersections des systèmes, autorisant les femmes à rejoindre les syndicats et menant des luttes pour que leurs salaires soient revus à la hausse.
Des années 70 à aujourd’hui, certains courants du féminisme radical ont refusé d’accepter la légitimité des luttes trans*, refusant la présence de femmes transgenres dans les espaces féministes non-mixtes (voir les controverses à propos de Radfem 2012 et certain des ateliers à « Women Up North 2012 » à propos de leurs politiques de « femmes nées femmes »). Le résultat est tel que nous l’avons décrit : au final, les plus opprimés prennent des coups des deux côtés (ici du fait de la cisnormativité et du patriarcat) dans le cadre du féminisme, ce mouvement qui est censé être en première ligne de la lutte contre l’oppression qui affecte ces deux acteurs (le patriarcat), échouant à l’une de ses intersections les plus évidente. Ceci a aussi mené à la scission du mouvement féministe et à la stagnation de la réflexion suite à l’échec de la communication avec les activistes trans*, dont les priorités et les luttes recoupent presque parfaitement celles du féminisme. Un élément plus positif parmi ces exemples récents est l’alliance de groupes de militantes féministes et trans* pour contester la politique d’admission de Radfem 2012. Ceci favorisant la communication, une plus grande solidarité et la possibilité d’actions communes entre ces groupes.
Les exemples précédemment cités montrent que penser à nos privilèges et oppressions est essentiel pour s’organiser, pour reconnaître les points sur lesquels les autres luttes se connectent avec les nôtres et quel peut être notre rôle dans ces situations, où nos expériences vont être utiles et où elles vont être problématiques, où nous devons écouter avec attention et où nous pouvons apporter une contribution constructive. Reconnaître qu’un privilège existe signifie également admettre qu’il n’est pas seulement de la responsabilité du groupe opprimé de défier le système qui l’opprime, mais qu’il en est de la responsabilité de tous, parce que faire partie d’un groupe privilégié ne signifie pas être neutre mais bénéficier d’un avantage. Ce qui signifie que lorsque nous rejoignons une lutte contre nos propres privilèges nous devons avoir à l’esprit qu’il n’est pas question de devoir ou de culpabilité ni même d’altruisme, car toutes nos luttes sont connectées. Plus nous pouvons faire d’alliances en dépassant ces oppressions qui nous divisent, plus nous pouvons nous unir contre les forces qui nous exploitent. Aucun d’entre nous ne peut le faire seul.
Le mythe des « Olympiades de l’oppression »
Les parallèles qui sont tirées entre les mouvements noirs et de femmes peuvent toujours se transformer en un Bac mention : “qui est le plus opprimé ?”. Notre objet ici n’est pas d’établir un parallèle. Nous cherchons à décrire cette imbrication complexe de forces qu’est le prolétariat ; nous cherchons à briser les relations de pouvoir parmi nous, sur lesquelles se fondent la règle hiérarchique du capital international. Aucun homme ne peut nous représenter en tant que femmes, pas plus que des blancs ne peuvent parler de l’oppression vis à vis des Noirs ou y mettre fin eux-mêmes.
Nous ne cherchons pas non plus à convaincre les hommes de l’intérêt du féminisme. En fin de compte ils seront « convaincus » par notre force. Nous leur offrons ce que nous offrons aux femmes les plus privilégiées : le pouvoir sur leurs ennemis. La contrepartie est la fin de leur oppression sur nous [13].
Dire que quelqu’un a le privilège d’être blanc ne signifie pas qu’il ne peut pas subir d’autres oppressions. Dire qu’une personne souffre du patriarcat ne signifie pas qu’elle n’a pas bien d’autres privilèges. Il n’existe pas de système de compte pour déterminer à quel niveau on est privilégié ou opprimé dans notre relation à quelqu’un d’autre et ce serait inutile de chercher à en créer un. Le seul élément faisant qu’un privilège ou une oppression rende votre participation plus ou moins importante dans une lutte est l’expérience personnelle que vous avez de ce combat.
Une prolétaire lesbienne, handicapée et noire n’aura pas forcément une vie plus difficile qu’un prolétaire blanc, valide, hétéro et cisgenre, mais elle comprendra bien mieux les intersections entre classe, race, handicap, genre et sexualité. L’idée n’est pas qu’étant la personne la plus opprimée de la salle elle devrait mener la discussion, mais que son expérience lui donne une perspicacité qu’il n’aura pas sur certains aspects de la lutte les plus pertinents, sur les exigences les plus efficaces, les patrons les plus problématiques, les meilleurs endroits et moments pour tenir un meeting, savoir comment formuler un appel à un meeting de masse pour qu’il touche un large éventail de personnes, ou les moyen de traiter les problèmes que ne connaîtront pas des personnes subissant moins d’oppressions. Il devrait l’écouter, non pas parce qu’elle est plus opprimée que lui (même si elle l’est sans doute) mais parce que c’est vital pour la lutte qu’elle soit entendue, et parce que les préjugés dans lesquels la société nous a conditionnés, et qui affectent même les plus socialement conscient.es d’entre nous, continuent à rendre plus difficile le fait qu’elle soit entendue.
Certains soutiendront que les gouvernements, les organismes publics ou les entreprises sont connus pour utiliser des arguments similaires afin de mettre en avant ou promouvoir des personnes en particulier dans des positions de pouvoir ou de responsabilité, soit dans une tentative bien intentionnée de faire en sorte que les groupes opprimés soient représentés, soit dans un exercice symbolique cynique pour améliorer leur image publique. Ceci servant l’État et le capital, en encourageant les gens à croire qu’ils sont représentés et que leurs opportunités les plus efficaces de changement sont de soutenir ou de saisir ces représentants. C’est ce que nous dénonçons comme alliance inter-classiste dans le troisième point des “Buts et Principes” de la FA, et évidemment nous nous opposons à l’idée que, par exemple, une femme Premier Ministre sera susceptible de faire quelque chose de plus pour les femmes prolétaires que ce qu’un Premier Ministre homme ferait pour les prolétaires masculins. Il faut se souvenir que la théorie du privilège n’est pas un mouvement en soi mais une grille d’ analyse utilisée par un éventail de différents mouvement, progressistes et radicaux, réformistes et révolutionnaires. De la même façon, la rhétorique de la solidarité et de l’unité de classe est utilisée par des gauchistes pour gagner du pouvoir pour eux-mêmes, alors que nous utilisons ces concepts pour lutter contre les structures de pouvoir qu’ils utilisent. Le fait que certaines personnes se servent de la notion de privilège pour s’auto-promouvoir comme leaders d’une communauté et candidats réformiste aux élections ne signifie pas que ceci soit le cœur du raisonnement ou le résultat inévitable de la théorie du privilège. Pour nous, en tant qu’anarchistes de lutte de classes, les identités qui nous sont imposées par la kyriarchie et les hommes politiques qui vont avec, devraient servir à nous unir dans la lutte contre toutes les oppressions, pas à enraciner les constructions sociales, pas à nous auto-congratuler pour notre clarté de vue, pas à réclamer des droits particuliers en fonction de notre milieu ou notre biologie, et certainement pas à créer une hiérarchie des plus opprimés pour les mettre en avant de manière purement symbolique dans les positions de pouvoir.
A la FA, nous admettons déjà dans nos Buts et Principes la nécessité d’une lutte autonome pour les gens appartenant à des groupes opprimés ; mais au lieu d’analyser cette nécessité, nous mettons seulement en garde contre les alliances inter-classistes au sein des luttes. Les raisons non dites qui nécessitent pour elles et eux de s’organiser indépendamment est la question du privilège. Quelle que soit raison à laquelle vous puissiez penser qui rende cela nécessaire celle-ci découle du privilège : la possible présence d’agresseurs, le potentiel d’expériences d’oppression incomprises, dont on se méfie, qui peuvent être rejetées ou qui requièrent une grande quantité d’explications avant d’être acceptées et de pouvoir agir sur la question etc. Des sentiments intériorisés d’infériorité sont même déclenchés par le fait que nous ayons conscience de la présence de membres du groupe privilégié. Cela a beau ne pas être de leur faute ceci est néanmoins dû à l’existence de systèmes les privilégiant. La raison pour laquelle nous devons nous organiser de manière autonome est que nous avons besoin d’être libéré.es de la présence de privilèges pour pouvoir parler librement. Après avoir parlé librement, nous pouvons nous identifier et travailler à changer les conditions qui nous empêchaient de le faire avant – mettre à mal l’influence de ces systèmes sur nous-même et diminuer le privilège des autres dans leurs relations avec nous – mais la libre parole doit venir premièrement.
Assimiler le fait de parler de « privilège » avec le libéralisme, l’éléctoralisme et les luttes inter-classistes, c’est refuser aux groupes opprimés l’espace et la parole pour identifier leurs expériences d’oppression et s’organiser contre le système qui les opprime. Si nous admettons que ces espaces sont nécessaires, et que c’est possible qu’ils fonctionnent sans être récupérés par le libéralisme et les luttes inter-classistes, alors on doit admettre que la théorie du privilège ne mène pas nécessairement au libéralisme et aux luttes inter-classistes. Cela a beau être le cas lorsque cette approche est employée par les libéraux et les réformistes, ce n’est pas ce qui se passe lorsqu’il s’agit d’anarchistes révolutionnaires s’inscrivent dans la lutte de classe. La théorie du privilège n’est pas pas plus dépendante du libéralisme que l’idée de lutte des classes n’est dépendante du léninisme.
L’analyse de lutte des classes du privilège
Tout cela peut, de prime abord, sembler faire de la lutte des classes une lutte parmi tant d’autres, mais la façon d’agir de la classe dominante est si particulière qu’elle place sous sa coupe tous les autres systèmes d’oppression. Alors que chaque système peut être utilisé comme un « contexte » pour les autres, selon les intersections auxquelles on s’attache, le capitalisme est particulièrement important parce que ses privilégiés ont un contrôle explicite sur les ressources et moyens de production plutôt qu’un simple statut culturel de normalité par défaut. Ces oppresseurs sont forcément actifs, ils ne peuvent bénéficier passivement ou involontairement de l’oppression des autres. La bourgeoisie et le prolétariat ont des intérêts antagoniques alors que les privilégiés et les opprimés d’autres groupes ou d’autres systèmes ont seulement des intérêts qui diffèrent, et qui diffèrent de moins en moins à mesure que l’influence de ces systèmes est réduite.
Ceci ne fait pas de la classe économique l’oppression principale, ou des autres questions des oppressions secondaires, car nos oppressions et privilèges s’entrecroisent. Si la question des femmes était considérée comme secondaire à la question de classe, ceci impliquerait que les problèmes des hommes prolétaires seraient plus importants que ceux des femmes prolétaires. La classe économique n’est pas tant la lutte principale que la lutte qui englobe l’ensemble. Les problèmes qui touchent uniquement les personnes queer de la classe dirigeante (comme par exemple les membres de familles aristocratiques qui ne peuvent faire leur coming out et doivent se marier pour le bien de la lignée familiale) ne sont pas hors de nos préoccupations mais sont complètement hors de propos car ils font partie des problèmes qui vont complètement disparaître après la révolution, quand il n’y aura plus de classe dirigeante pour causer ces problèmes à elle-même. Nous pouvons condamner le racisme, le sexisme, l’homophobie et le snobisme général de la classe dirigeante envers elle-même, mais nous n’avons pas les mêmes intérêts que leurs victimes, y compris pour ceux avec qui nous partageons une identité culturelle, parce qu’ils restent nos oppresseurs directs et actifs.
Quand nous essayons d’appliquer cela à d’autres intersections que la classe économique, nous ne pensons pas que les préoccupations soient toujours spécifiques au groupe privilégié, mais nous trouvons que la perspective de militants privilégié reste toujours trop étroite pour nos campagnes. Par exemple, une écrasante majorité d’organisations féministes blanches de la petite bourgeoisie des années 60 et 70 ont été critiquées par les femmes de couleur et handicapées, car elles se focalisaient uniquement sur le droit à l’avortement alors que les femmes portoricaines et handicapées faisaient face à des campagnes de stérilisation forcée, et que beaucoup n’avaient pas accès aux minimum vital durant la grossesse et l’accouchement. Bien que l’accès à l’avortement n’était certainement pas sans rapport avec ces femmes, les campagnes se sont centrées sur l’accès à l’avortement, et ont complètement oubliées le problèmes de celles à qui on refusait le droit d’avoir un enfant. Beaucoup de mouvements féministes parlent maintenant de « droits reproductifs » plutôt que de « droit à l’avortement », et demandent des services de plannings familiaux gratuits ou abordables qui incluent l’avortement, la contraception, les dépistages, les soins prénatals et postnatals, qui sont des demandes pertinentes pour les femmes de tous milieux.
Nous devons nous forcer à faire attention aux campagnes qui, à cause du privilège de ceux ou celles qui les ont mises en places, font preuve de manque d’analyse sur la façon dont un problème diffère selon les intersections. Nous devons élargir nos campagnes pour inclure les perspectives de ceux qui sont touchés par les problèmes que nous couvrons. Ceci nous permettra de rassembler plus de luttes, mettre en place une plus grande solidarité, lutter contre plus d’oppressions et construire un mouvement qui défiera la kyriarchie entière, ce qui est le seul moyen de mettre fin à chacune de ces oppressions, capitalisme inclus.
Traduction : Groupe Regard Noir de la Fédération Anarchiste
Texte original : http://www.afed.org.uk/blog/state/327-a-class-struggle-anarchist-analysis-of-privilege-theory–from-the-womens-caucus-.html