« Notre non-sco expliquée à un journaliste »

Sorte de FAQ de la non-scolarisation et des apprentissages informels et autogérés, dans un témoignage complet qui va bien au-delà d’une critique de l’école ou des méthodes d’apprentissage : Claudia Renau, « animatrice » du réseau non-sco IDF (entre autres), explique pourquoi et comment elle et son compagnon ont décidé de ne pas envoyer leurs enfants à l’école.

Habitant à Paris, nous sommes régulièrement sollicités par les journalistes. Voici donc leurs questions fréquemment posées et nos réponses. Comme c’est un peu long, j’ajoute au début un petit paragraphe avec l’essentiel.

(Version très courte)

Pourquoi ne scolarisez-vous pas vos enfants ?

Claudia - Il y a plusieurs raisons bien sûr. La plus importante est que nous voulons respecter leur rythme de vie, le temps des jeux de l’enfance qui nourrit l’imaginaire et la confiance en soi (quand on a eu du temps pour se connaître, pour explorer à son rythme).

Ce temps agréable et tranquille qui fondera leur appétit de vivre et de découvrir est permis par la grande efficacité de l’apprentissage à « l’école de la vie » ; -), et c’est notre deuxième raison : on apprend bien mieux lorsqu’on est prêt pour un apprentissage et qui mieux que l’enfant peut le savoir ? Quand l’enfant pose une question, il a besoin d’une pierre pour l’édifice qu’il construit jour après jour en observant le monde, et la réponse qu’on va lui donner s’insèrera directement dans son édifice. Il n’aura pas eu à passer 6 heures par jour à rabâcher un savoir qui ne fait pas forcément sens pour lui.

Enfin, nous privilégions des valeurs de coopération, d’empathie, d’échange qu’on trouve peu dans les écoles qui servent in fine à sélectionner une future élite persuadée, au fil des années scolaires, de sa légitimité à décider pour les autres. Nous souhaitons préserver chez nos enfants le sens de leur autonomie et de la débrouillardise.

(Version longue)

COMMENT TOUT A COMMENCÉ

Comment en êtes-vous venus à faire l’école à la maison ?
Claudia - Je n’aime pas cette expression : je ne veux faire ni école ni à la maison. Il n’y a pas de temps ni de lieu particulier pour apprendre puisque nous souhaitons suivre les demandes de nos enfants.

Fredy - Apprendre est une affaire intime comme respirer, activité que personne ne nous apprend, que personne ne peut faire à notre place. Cela concerne son propre corps, sa propre vie, l’image qu’on se fait du monde.

Claudia - Même IEF (instruction en famille) qui est devenu le vocable le plus communément employé ne nous convient pas entièrement : « instruction » définit une catégorie d’apprentissages (en général abstraits, formels, promus par une intention parentale ou sociale) au détriment des innombrables autres informations et qualités que les enfants absorbent en vivant : est-ce qu’être capable d’empathie relève de l’instruction ?
Et puis cette absorption ne se limite pas à la famille.
J’utilise souvent non-sco, mais il est perçu comme se définissant en négatif (ainsi que unschooling). Certains promeuvent vivre ensemble que j’ai longtemps apprécié... Mais une amie, dernièrement, a frémi, parce que son père mettait trop de pression sur le fait de bien vivre ensemble, bien communiquer et qu’on n’a pas nécessairement envie d’être tout le temps ensemble. Alors : Vivre ?! Ca va être pratique !
Le récent « livre bleu » de Led’a semblait trouver un terme acceptable. Il est intitulé : « Apprentissage auto-géré et instruction à la maison ».

Fredy - On gère son argent, sa carrière, pas ses envies ni ses connaissances. Effectivement il est difficile de trouver un mot pour des apprentissages de fait omniprésents dans la vie des enfants, qui ne se limitent pas à un espace, un temps et une forme particulière.

Claudia - Alors : apprentissage autonome ?

Fredy - Mais l’apprentissage ne peut qu’être autonome (sinon c’est du dressage). Je précise que nous ne sommes pas contre les maîtres ni la maîtrise. Mais c’est à celui qui est en train d’apprendre de décider qui et quoi imiter –puisque apprendre c’est d’abord imiter.

Donc, comment en êtes-vous arrivés à ne pas scolariser vos enfants ?
Claudia - Chez nous c’est le papa qui a pensé à la non-scolarisation dans les jours qui ont suivi la naissance de notre ainée Auriane. En réfléchissant à tout ce que son arrivée impliquait, Fredy en est arrivé à penser à l’école. Et là il a cherché (et toujours pas trouvé) de bonnes raisons de l’envoyer à l’école.

Et pourtant j’en ai cherché ! Car malgré le fait que j’avais rencontré l’idée de la non-scolarisation sur le forum MagicMaman lorsque Auriane avait un an (avec des mères non-scolarisantes qui avaient des arguments ô combien convaincants par rapport à leurs détracteuses hostiles), je n’étais pas complètement d’accord.

Quelles étaient vos réticences à vous ?
Claudia - Mes réticences étaient de trois ordres : d’abord j’avais l’impression que j’allais priver mes enfants des merveilleux bricolages que les maitresses si inventives organisent pour les enfants de maternelle. D’autant plus que, dans le cadre de mon travail de l’iufm, je visitais alors de temps en temps des stagiaires dans des écoles maternelles dont les murs étaient tapissés de belles créations. N’ayant pas l’âme bricoleuse, je ne m’y suis guère mise. Mais petit à petit, sans rien faire de particulier (à part mettre à leur disposition un peu de matériel), j’ai découvert que les enfants inventaient beaucoup elles-mêmes. Chaque jour elles créent quelque chose, des constructions avec des matériaux de récupération, des coloriages découpés, plein de petites choses, peut-être pas aussi esthétiquement abouties que ce que j’avais vu dans les écoles, mais c’est leur œuvre à elles.
Et puis dans le réseau des mamans non-sco francilien, certaines ont plein d’idées, nous allons chez elles pour bénéficier de leur inventivité dans un esprit d’échanges.

Ma seconde réticence : je ne voulais pas priver mes enfants des plaisirs de la récréation. Certes il est facile d’inviter un ou deux enfants pour jouer, mais comment avoir ces 10-15 enfants qui permettent d’autres types de relations, d’autres jeux, d’autres émulations ? Ça a été ma principale motivation pour organiser des sorties autour d’ateliers, avec de plus en plus d’enfants. Les ateliers et animations que je réserve sont secondaires pour moi, je les considère comme des spectacles plaisants que je propose à mes enfants (sans attente de résultats). Ce qui compte c’est ce qui se passe après, quand ils courent tous ensemble dans le parc.

Fredy - Le fait d’aller à l’école, de ne pas être maître de ses connaissances et de la façon dont on les organise, est un prix trop fort payé pour avoir deux fois 20 minutes de récréation. J’ai dit à Claudia que si elle voulait des récréations, elle pouvait les organiser. Néanmoins je pense qu’on a besoin d’être recréé uniquement si on a été défait, démoli…

Claudia - D’accord : je cherchais en fait moins des occasions de récréation que simplement de jeux entre enfants. En réfléchissant j’ai d’ailleurs réalisé que mes bons souvenirs de jeux d’extérieur étaient bien moins liés à l’école qu’au petit lotissement où j’habitais et aux séjours avec mes nombreux cousins.

Enfin je savais que la non-sco allait nous priver de l’insertion dans le quartier que facilite l’école. Finalement notre insertion se fait à l’échelle de Paris ; d’autre part on peut habiter près d’un centre d’animation/MJC ou d’un square qui constituent des lieux de sociabilité de quartier.

Justement, et la socialisation ?!
Claudia - C’est étonnant à quel point c’est l’une des premières réactions de tout le monde. Cela peut signifier que c’est une réponse récitée plutôt que réfléchie.
A mon sens, l’école est peu utile pour la transmission des savoirs car les enfants acquièrent spontanément l’essentiel en vivant. Pour les savoirs académiques, l’école ne fait que confirmer ce que certains enfants ont acquis grâce à leur culture familiale (Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron l’ont décrit en 1964 dans Les héritiers et en 1970 dans La reproduction).
L’école réussit très bien en revanche pour la transmission des valeurs implicites de la société comme la nécessaire hiérarchie, la compétition (aggravée par le côtoiement avec 30 enfants du même âge, situation artificielle), l’acceptation des jugements du chef voire de l’humiliation*, les relations basées sur les rapports de force, le fait de devoir supporter une situation désagréable qu’on n’a pas choisie, les phénomènes de groupe (moquerie, rejet), le recours à un spécialiste plutôt que la confiance faite à soi-même, le travail solitaire (on est puni si on copie), le travail laborieux. Voilà ce que je nomme socialisation.
Ces comportements-là existant dans la société, nos filles vont les découvrir aussi, mais avec un dosage qui sera fonction de leur perception du monde. Cela m’attriste néanmoins que la grande majorité des personnes qu’elles côtoieront auront eu à absorber cette socialisation qui semble aller de soi dans la vision du monde de beaucoup d’adultes : « Il faut s’habituer tôt aux contraintes », « On ne fait pas toujours ce qu’on veut ».

Fredy - Je prétends pour ma part que l’on fait ce qu’on veut ! Soit car on en a la volonté, soit car on ajuste sa volonté à ce qu’on croit possible. Dans les deux cas, c’est quelque chose que je veux transmettre à mes enfants.

Claudia - La sociabilité s’acquiert par la vie avec les autres où l’on attend son tour, on n’interrompt pas, on fait attention aux autres, on arrive à l’heure, on absorbe la gentillesse et la courtoisie de son entourage. D’ailleurs les enfants récemment déscolarisés ont besoin de quelques mois pour se poser ; pendant un temps on les voit encore facilement agressifs ou moqueurs, mettant en scène une maîtresse autoritaire ou des camarades compétitifs.

D’ailleurs, il semble que les écrits de Bourdieu aient eu un effet pervers en matière d’enseignement du français au collège. Le sociologue ayant mis en avant l’importance du contexte culturel familial dans la réussite des élèves à l’école, les nouveaux programmes des années 1990 ont développé un « enseignement scientifico-jargonneux qui a rompu avec toute notion de plaisir », notamment par « un égalitarisme mal compris, sous prétexte de ne pas sélectionner les élèves en français sur le niveau culturel de leur famille. C’est un raisonnement absurde mais qui existe encore : plus on technicise la langue, plus on rend les gens égaux. Si vous ne posez que des questions techniques, en ayant complètement morcelé un texte de Chateaubriand ou de Diderot, alors tout le monde est à égalité. Mais c’est une égalité dans la sècheresse » (Erik Orsenna dans La grammaire est une chanson douce, cité par Kristin Merlin dans Les Plumes de Laia).

Au delà de toutes les raisons de forme et de fond quant à la décision de ne pas scolariser, la raison la plus profonde est que je ne veux pas que mes enfants apprennent à obéir. J’aimerais qu’elles agissent par coopération, empathie et connaissance de soi, pas par obéissance.

* André Giordan parle de cette transmission implicite dans le Café pédagogique du 5.11.2009.

Pourquoi ne les avez-vous pas inscrites dans une « école différente » ?
Claudia - Je me suis un peu renseignée sur les écoles Montessori, qui au delà de certains avantages (âges mélangés, pas d’obligation, beaucoup d’activités manuelles) me paraissent être taillées pour des cadres dynamiques pressés qui n’ont pas le temps de vivre avec leurs enfants. En effet si on laisse faire son enfant, il va vouloir renverser le contenu d’un verre dans un autre, boutonner ses vêtements, faire ses lacets. Pas besoin à mon sens d’organiser artificiellement des plateaux de travail et une cérémonie chuchotante où les enfants n’interagissent pas. Mieux vaut écouter son enfant lorsqu’il veut absolument nous aider à couper le concombre. Et lui donner un couteau qui coupe, c’est moins dangereux ! (car il n’aura pas à forcer).

La pédagogie Steiner semble avoir des aspects sympathiques (une amie a pu rester plusieurs mois dans la classe de sa fille de 3 ans qui ne voulait pas qu’elle parte, la communauté de l’école semble chaleureuse, les bricolages basés sur les saisons ont du sens) mais cela reste une école, avec des rythmes d’école, certains dogmes rigides.

J’ai réalisé récemment que certains pensent que nous choisissons la non-sco par défaut, par manque d’école alternative respectueuse des enfants dans notre coin. Ce n’est pas notre cas, notre motivation première est de laisser nos enfants moteurs de leurs apprentissages.

Et jusqu’à quand ne seront-elles pas scolarisées ?
Fredy - Jusqu’au 12 décembre 2022 ! La question du temps (de faire des choses) ne se pose pas pour moi. Cette question du « jusqu’à quand » présuppose que l’école reste l’horizon indépassable de toute éducation –avis qu’on peut ne pas partager.

Claudia - Pendant longtemps je répondais que je les voyais bien entrer en seconde au lycée, comme je l’avais lu dans des témoignages (par exemple au lycée autogéré de Paris). Ayant connu le collège de l’intérieur, je considère que c’est une étape à éviter : nombreux enseignants souvent peu impliqués, contrôle permanent du travail et du lieu où se trouvent les enfants, âge fragile où les enfants se défendent mal face à l’agressivité. A 15-16 ans en revanche, je pensais que c’est un moment où les copains comptent davantage, en seconde les élèves forment un groupe nouveau où les amitiés sont à recréer pour tout le monde, et l’on a une idée plus précise de ce que l’on souhaite étudier.

Mais via Led’a j’ai rencontré plusieurs ados (une dizaine) qui ne voyaient pas l’intérêt de bachoter pour obtenir un diplôme sans sens à un moment où ils ont une idée assez précise de ce qu’ils veulent faire plus tard (informatique, design, animation avec les enfants) : alors les stages, une école de spécialisation (danse, théâtre) sont une voie satisfaisante pour commencer à travailler et gagner de l’argent. Donc c’est ouvert.

Vous ne voulez pas que vos enfants aient des diplômes ?
Claudia - Si le diplôme conduit à leur épanouissement, nous sommes pour le diplôme mais c’est l’épanouissement qui compte en premier. Un autre jeune de l’association souhaite devenir pilote de ligne : il est entré au lycée et bachote des maths à haute dose car cela correspond à son objectif, concret et motivant.

Fredy - Mais effectivement, philosophiquement nous avons des réserves sur les diplômes. Une société qui distribue des diplômes est fondée sur l’irrespect. Le diplôme cautionne le fait que certaines connaissances, certaines personnes, certains métiers ont plus de valeur que d’autres. Le diplôme donne le droit d’avoir l’autre comme employé, de diriger – ce sont les gens violents qui veulent diriger. Le diplôme comme invitation au salariat, fléau mondialisé, on n’en veut pas !

Claudia - Le journal Regard conscient de janvier 2007 dit page 2 : « Dans leur ensemble, les humains posent encore les diplômes et la règlementation comme étant des garanties contre des abus possibles. Pourtant diplômes et respect de l’autre sont loin d’aller de concert. Un rapport du conseil de l’Europe affirme que ’l’incidence de la violence domestique semble même augmenter avec les revenus et le niveau d’instruction (…). En France, selon les statistiques, l’agresseur est en majorité un homme bénéficiant par sa fonction professionnelle d’un certain pouvoir. On remarque une proportion très importante de cadres (67 %), de professionnels de la santé (25 %) et d’officiers de la police ou de l’armée.’ (citation d’Ignacio Ramonet, Violences mâles, Le Monde diplomatique, juillet 2004) ».

Vous empêchez vos enfants d’aller dans les grandes écoles !
Claudia - Si l’enfant a comme but un épanouissement qui passe par une grande école, l’enfant se donnera les moyens d’y accéder. La grande école serait le moyen, pas le but. Cela dit, la grande école est pour moi le symbole de la compétition et la hiérarchie à la française, où l’élite est formée à trouver normal de prendre des décisions pour les autres.
Par ailleurs, je pense que ceux qui s’en sortiront le mieux à l’avenir sont ceux qui seront autonomes et débrouillards, suffisamment créatifs pour trouver leur solution. Un article de juin 2004 des Echos mettait d’ailleurs en avant l’intérêt des universités américaines et des employeurs pour les jeunes non-scolarisés. Les universités américaines les plus prestigieuses ont ouvert un cursus d’entrée pour ces jeunes-là (exemple de Stanford, voir aussi l’article suivant).

Vos enfants ne demandent pas d’aller à l’école ?
Fredy - Non, au même titre qu’elles ne demandent pas à aller en Nouvelle-Zélande, puisque pour le moment – et peut-être toujours –, l’école ne paraît pas un moyen de satisfaire une envie. L’école n’a pas le monopole des choses agréables comme les copains ou les jeux (et d’autres « adultes référents »...) !

Claudia - Pour des enfants jamais allés à l’école comme les nôtres, il existe deux contextes de demande : des enfants qui n’ont que des copains scolarisés et qui entendent : ’Toi tu es bête/tu n’apprends rien car tu ne vas pas à l’école’ ce qui leur fait ressentir négativement leur situation. Cela n’est pas le cas chez nous.

L’autre moment est lorsque l’enfant a 9-10 ans et qu’il a envie de découvrir ce qu’est ce monde étrange de l’école dont parlent tant de livres, de films, de dessins animés (souvent créés par d’anciens cancres qui n’aimaient pas l’école !). J’ai entendu plusieurs récits où l’enfant y va quelques semaines et déclare ensuite que cela lui suffit, qu’il préfère continuer l’instruction en famille.

En fait le mouvement est plutôt dans l’autre sens : la plupart des enfants IEF ayant rejeté l’école, ils ne demandent pas à y retourner !

C’est plus facile pour vous qui êtes enseignante…
Claudia - J’ai effectivement enseigné 10 ans en lycée et collège en histoire géographie (j’ai alors découvert que la véritable spécialité des enseignants est de savoir gérer et faire travailler un groupe de 30 enfants). Puis j’ai travaillé à l’iufm de Paris pour promouvoir l’utilisation d’internet et la pédagogie de projet, à présent je n’enseigne plus et travaille pour l’édition à mi-temps. Fredy aussi a enseigné un peu de maths à Orsay avant de se consacrer entièrement à l’informatique.

La seule chose qui compte à mon sens c’est l’envie d’accompagner son enfant. D’ailleurs les enfants sont le plus souvent rétifs à un enseignement (qui présuppose des attentes de l’adulte, qui place l’adulte dans la position dominante de celui qui sait). Ce qu’ils aiment est qu’on apprenne ensemble.

D’ailleurs deux études anglo-saxonnes montrent que l’IEF est plus profitable aux enfants de milieu « modeste » qu’aux enfants d’enseignants ou de milieu aisé. Dans les familles ayant une culture familiale non-scolaire, les parents IEF sont dans une attitude d’accompagnement motivé de leurs enfants, ils apprennent ensemble, ce qui est la posture que les enfants préfèrent (ils voient comment l’adulte s’y prend pour apprendre, ils aiment comprendre le chemin, le plus important n’étant pas le résultat) ! Les enfants d’enseignants connaissent eux les attentes du système et savent s’y conformer, ils savent faire « leur métier d’élève » (c’est-à-dire deviner ce que l’enseignant attend d’eux), ce sont eux qui « profitent » le plus du système, il suffit de voir les pourcentages d’enfants d’enseignants dans les grandes écoles.
(voir le petit témoignage de Jean d’Ormesson à ce sujet...)

Néanmoins on a l’impression qu’il y a de nombreux enseignants parmi les non-scolarisants ?
Claudia - C’est probablement lié à trois phénomènes : d’abord il y a une proportion importante d’enseignants dans la population générale (un peu plus d’un million d’enseignants sur 27,5 millions d’actifs). D’autre part les enseignants connaissent l’envers du décor. Enfin, ils osent peut-être davantage se lancer dans la non-sco car ils bénéficient a priori d’une reconnaissance de l’institution scolaire, d’un « capital culturel » qui donne une certaine assurance – au détriment des autres parents qui osent moins car on leur a inculqué que l’éducation était affaire de professionnels.

L’APPRENTISSAGE DES ENFANTS

Comment se passe une journée-type ?
Claudia - La matinée est tranquille, elles jouent aux playmobils, à la poupée, aux jeux vidéos sur internet, on joue parfois à un ou deux jeux. Quand elles étaient petites je leur lisais quelques albums quand elles prenaient le petit déjeuner. Elles regardent des DVD de dessins animés, des feuilletons ou un film.
Souvent on part vers midi trente vers notre sortie, on en revient vers 18h ou 19h.
Le soir en famille après le dîner, on a à présent un rythme qu’on n’avait pas quand elles étaient petites : les soirs de week-end on regarde un film, le jeudi soir on regarde un documentaire et les autres soirs on joue à un jeu de société.

Comment pouvez-vous supporter d’être avec vos enfants toute la journée ?

Fredy - Comment pouvez-vous supporter de mettre vos enfants à l’école toute la journée ?
Votre question est hors sujet. On n’a pas voulu des enfants décoratifs, on aime passer du temps avec eux, ce qui permet de construire un ajustement fin entre nous. Nos enfants ne nous dérangent pas car nous ne les dérangeons pas.

Claudia - Il est vrai que la présence 24h/24 de ses enfants implique une disponibilité mentale, une aptitude à faire plusieurs choses en même temps tout en étant interrompu, que notre société n’encourage pas. On peut trouver difficile d’être en permanence avec ses enfants dans notre société d’isolement où le « village africain » est loin. Alors on essaie de le recréer en allant passer quelques jours chez les uns ou les autres, en se voyant régulièrement entre familles non-scolarisantes. Le temps de transport est largement compensé par le ressourcement que procurent rires et discussions avec des ami(e)s pendant que les enfants jouent ensemble.

Mais quand même n’est-ce pas une solution difficile ? Quels sont les inconvénients ?
Claudia - Ce qui est peut-être difficile c’est ce travail sur soi pour avoir le moins d’attentes possibles afin de respecter leurs rythmes d’acquisition, c’est cette confiance à faire alors que l’entourage n’est pas très favorable, ce sont les une à deux heures de transport quotidien pour rejoindre les autres enfants, c’est la distance avec les autres familles. Ce seront peut-être les difficultés pour intégrer les attentes formelles du bac lorsque ce sera le moment. Mais on ne peut pas raisonner en avantages et inconvénients, c’est juste une autre façon de vivre ensemble.

Comment faites-vous travailler vos enfants ?
Claudia - Je ne fais pas travailler les enfants, je travaille sur moi afin de ne pas avoir d’attentes vis-à-vis des enfants…

Vous ne voulez pas avoir d’attentes vis-à-vis de vos enfants ?!
Claudia - Lorsqu’on prévoit quelque chose pour les enfants (sortie, bricolage), on a des attentes qui nous rendent désagréables lorsque l’enfant ne manifeste pas de reconnaissance particulière voire qu’il entre dans une crise de fatigue en fin de journée. On est d’autant plus apte à la colère qu’on a une attente vis-à-vis de l’enfant. C’est pourquoi à mon sens il ne faut rien faire spécifiquement pour l’enfant, mais faire les choses avec lui (je pense que c’est vrai en général, c’est dangereux et malsain de faire quelque chose pour les autres).

Etant donnée notre société de mesure et d’étalonnage, il est possible que certains parents soient plus acceptants s’ils connaissent les étapes du développement psychomoteur des enfants, afin de ne pas attendre quelque chose de démesuré de leurs enfants. Mais si l’on se contente d’être dans la présence acceptante, non-jugeante, non-interventionniste, on constate spontanément les étapes de nos enfants.

A mon sens, l’acceptation inconditionnelle de ce que sont nos enfants construit leur confiance en soi et dans les autres, leur estime de soi, une grande force intérieure (je le sais intimement, c’est ainsi que mes parents ont été avec nous). Lorsqu’on a pu explorer de nombreux chemins, on se connaît, on s’apprécie et on peut aller sincèrement vers les autres.

À partir de cette attitude de base, je ne pouvais qu’accepter inconditionnellement ce qu’elles apprennent et la façon dont elles apprennent... Ca a été facile tant qu’il s’est agi de ne rien dire quant à leur façon de colorier, dessiner, découper. Mais il me faut davantage de travail sur moi (et de discussions avec Fredy) pour avoir la même acceptation vis-à-vis d’Auriane (7 ans) qui écrit très peu et seulement en majuscules. Je lui ai dit une fois qu’étant donnée la pression de l’entourage, c’était important pour moi qu’elle écrive un peu, mais ça n’a pas de résultat. Une amie me dit qu’elle se mettra à écrire (si elle en a envie) le jour où elle ne sentira plus de pression, même inconsciente. Et de fait, notre deuxième fille Loline (5 ans) va bien plus volontiers vers la lecture et l’écriture : Loline était présente, absorbant ce que je pouvais dire, mais sans être la destinataire des attentes. C’est quelque chose qu’ont observé bien des parents que je côtoie.
(ajout de septembre 2008 : à présent Auriane a presque 9 ans et se met de plus en plus à écrire en minuscules, elle pose des questions sur la façon d’écrire, elle cherche à lire mes notes manuscrites).
(ajout de janvier 2010 : Auriane s’est mise à écrire effectivement en minuscules à 9 ans et écrit désormais comme les enfants de son âge ; Loline commence seulement à lire, elle a finalement pris son temps, n’ayant pas la motivation de lire les dialogues des Sims !)

En matière d’attentes parentales, Jean Liedloff va même plus loin en expliquant dans son livre que les Yequanas d’Amazonie n’encouragent pas, ne félicitent pas, ne contrôlent pas, car ce serait présupposer qu’on s’attendait à ce que l’enfant ne fasse pas (le chemin dans la forêt, les progrès quotidiens), ce qui n’est pas un signe de confiance*… Cela m’interpelle !

En fin de compte, je pense être illégitime si je lui demande d’apprendre quelque chose. L’ajustement du quotidien et l’affirmation mutuelle des besoins m’autorise à lui demander de ne pas laisser ses chaussures au milieu du salon mais pas de lui réclamer d’écrire. Je ne peux que respecter le caractère intime de l’apprentissage.

Je suis donc opposée à toute motivation extérieure à l’enfant, au bâton/punition mais aussi à la carotte, que ce soient des encouragements exagérés ou une évaluation positive. Apprendre pour faire plaisir à quelqu’un d’autre me paraît une motivation malsaine, qui éloigne de soi et invite à la manipulation.

* cf. Jean Liedloff, Le Concept du continuum, Ambre éditions, 2006

Mais les notes permettent de travailler pour apprendre.
Claudia - Les notes ne servent qu’à reproduire la hiérarchie sociale en habituant les uns à faire partie de la future élite et en légitimant la place sociale des autres. Les notes classent les élèves en se basant sur un petit nombre de critères arbitraires et artificiels bien loin des milliers de choses qu’apprennent les enfants sans avoir besoin de note ou d’enseignement.

Fredy - Cela n’a rien à voir. Les notes constituent l’origine des inégalités et discriminations dans notre société, je ne vois pas comment on pourrait les souhaiter.

Claudia - D’ailleurs, la Finlande a été placée au premier rang en matière de performances scolaires par l’enquête de l’OCDE PISA (tableaux), alors que les enfants finlandais ne sont pas notés avant 14 ans (cf. article). Et comme le dit Philip Gammage : « On n’a jamais fait grandir quelqu’un en le mesurant ».

J’ai lu un livre d’un professeur de français chevronné exerçant en collège de banlieue qui exprime ce qu’il observe de la même façon dont je l’ai vécu : "Les enfants des classes dominées sont, aujourd’hui, légalement contraints de passer leurs années de formation dans des collèges où ils vérifient l’inadéquation de leurs références, de leurs usages, de leur langage à la culture de l’école. Leur identité en reçoit une atteinte profonde, irréparable. (…)
Et quoiqu’ils s’en défendent avec l’énergie du désespoir, ils ne peuvent faire qu’ils ne soient plus ou moins persuadés d’être moins bons, qu’ils ne consentent à se voir cantonnés, plus tard, dans des tâches d’exécution peu considérées, mal rétribuées, quand ce n’est pas au chômage« (page 78-79)*. »Le prétendu élitisme républicain n’est qu’un discours creux masquant la reproduction des rapports de domination" (page 85).
* (Pierre Bergounioux, École : mission accomplie, Les prairies ordinaires, 2006)

Autre enseignant (de mathématiques), André Antibi constate dans La constante macabre ou Comment a-t-on découragé des générations d’élèves ? (Math’Adore, 2003) : « On doit reconnaître que l’existence d’une telle constante ’macabre’ (pour beaucoup d’élèves en tous cas), traduit une certaine forme d’injustice de notre système d’évaluation qui semble destiné davantage à classer les élèves qu’à évaluer réellement leurs connaissances » (page 16). « Nous nous trouvons dans une position de sélectionneurs malgré nous » (page 71).
La constante macabre est le fait que les enseignants rechignent à mettre de bonnes notes qui éloigneraient de 10 la moyenne de la classe, faisant en sorte que l’échec est structurel (voir une lettre ouverte de André Antibi parue dans le Café pédagogique et reproduite dans Hors des murs).

Enfin, les notes habituent les élèves à la course à la performance qui est le fondement de la course à la consommation de notre société, dont le moteur se nourrit de frustrations et de prescriptions extérieures à soi (on m’a conseillé de lire John Taylor Gatto sur ce sujet).

Comment alors motivez-vous vos enfants ?
Fredy - En ne les démotivant pas !

Claudia - Je ne cherche pas à motiver les enfants, juste ne pas abîmer leur motivation intrinsèque de grandir et leur appétit d’apprendre. Je n’ai pas besoin d’outils artificiels d’ailleurs. Auriane est très motivée pour découvrir sur internet de nouveaux jeux thématiques pour les enfants : elle a appris ainsi à utiliser Google, elle réalise que l’orthographe compte (et que Google corrige), elle s’initie à quelques mots d’anglais.

Laisser nos enfants participer à notre quotidien leur permet d’aborder de nombreux apprentissages : notre monde est rempli d’écrits et de chiffres ! Les laisser peser les fruits et légumes à Naturalia, les laisser trouver le quai du train qu’on a à prendre (et ensuite la voiture et ensuite les places), les laisser faire le code de l’immeuble où on va, etc. Cela ne demande pas d’effort particulier, juste de rester ouvert aux sollicitations des enfants qui ont envie de partager et d’apprendre notre monde. Savoir prendre le temps aussi, ne pas avoir des contraintes de temps répressives.

Nous sommes dans la continuité de leur petite enfance, lorsqu’elles voulaient monter tous les escaliers rencontrés ou absolument descendre des bras pour utiliser l’escalier roulant. Les Montessoriens utilisent l’expression période sensible qui m’a d’abord laissée perplexe (car induisant la question : que faire pour ne pas la rater ?). Cela me parait être une expression pompeuse pour signifier simplement : « quand l’enfant en a très envie » car il est en train d’acquérir la maîtrise de quelque chose de nouveau.

Mais quand même il faut souffrir pour apprendre.
Fredy - Oui si ça n’est pas le bon moment.

Et si ça n’est jamais le bon moment ?
Claudia - Pour les savoirs utiles dans notre société, cela viendra nécessairement. Pour le reste, cela viendra si ça intéresse l’enfant, au moment où ça l’intéresse (y compris lorsqu’il est devenu adulte). De toutes façons on ne se souvient guère (vraiment très peu) des savoirs formels qu’on a appris à l’école.

Comment arrivez-vous à remplacer la grande quantité de savoirs et la diversité des activités qu’offre l’école ?
Claudia - Je ne cherche pas à faire beaucoup d’activités ni à aborder beaucoup de savoirs. L’école offre beaucoup mais apporte peu de façon durable : il est beaucoup plus efficace pour un enfant d’apprendre quelque chose lorsqu’il se pose une question ou en a besoin, fût-ce à 20 ou 35 ans.

Comment leur enseignez-vous ?
Claudia - Je ne souhaite pas leur enseigner, je ne souhaite pas être l’institutrice de mes enfants avec toutes les attentes qui iraient avec. Je m’estime juste l’accompagnatrice des découvertes et de la curiosité de mes enfants. Mon principal rôle est… de leur assurer une bonne connexion à internet et une carte de bibliothèque à jour ! D’ailleurs, mes enfants se braquent si je veux leur enseigner quelque chose qu’elles n’ont pas demandé et qui n’entre pas dans leur construction de la compréhension du monde.
Comme le dit Marie-Claude : « Lorsque vous posez une question à votre enfant vous êtes en train d’enseigner, lorsque c’est lui qui pose une question, il est en train d’apprendre ».
L’apprentissage passe par les nombreux échanges qu’on a chaque jour. La connaissance est pour l’instant basée sur le vocabulaire (« qu’est-ce que ça veut dire » demandent-elles lorsqu’elles ne l’ont pas déduit du contexte) et par les histoires que l’on raconte, que l’on lit, que l’on voit dans des documentaires, des films, des dessins animés.

Roland Meighan a formalisé ces types d’apprentissage dans un tableau du « Livre bleu » de Led’a*. Selon lui, le taux moyen de mémorisation est faible dans les procédures d’enseignement classiques : 5 % pour l’enseignement formel, 10 % pour la lecture, 20 % avec l’audiovisuel, 30 % avec une démonstration (chiffres qui d’après moi devraient être nuancés selon la motivation de l’apprenant : quand, adulte, on va voir une conférence sur un sujet qui nous tient à coeur, on se souvient de beaucoup de choses).
Le taux moyen de mémorisation est de 50 % dans un groupe de discussion, 75 % avec de la pratique, 90 % lorsqu’on explique à d’autres et lorsqu’on utilise immédiatement la connaissance.
Ce n’est pas notre motivation première, mais en plus, enseigner est inefficace !

Comme l’a dit André Stern, « Pour faire une métaphore on dit que la meilleure manière d’apprendre une langue c’est d’aller dans le pays, eh bien moi je suis allé dans le pays des domaines et des matières qui m’ont intéressé au moment où elles m’ont intéressé au rythme qui me convenait » (septembre 2007 sur France 3).

Fredy - Il n’y a pour moi aucun rapport entre enseigner et apprendre. Apprendre est une affaire privée et intime. Enseigner est une façon de vouloir dominer l’autre, de créer un rapport de force.

* (Apprentissage auto-géré et instruction à la maison : une perspective européenne, sous la direction de Leslie Safran Barson, 2006).

Vous utilisez des méthodes quand même !
Fredy - Non, au même titre qu’on n’a pas de méthode pour se faire des amis. Une méthode consiste en une recette qui fait abstraction des données circonstancielles, qui est indépendante du contexte. De fait, la méthode est adaptée aux productions industrielles, au dressage des chiens ou des otaries. Employer une méthode avec nos enfants serait condescendant vis-à-vis d’eux.
Une méthode réduit le champ des possibles ; or la connaissance est l’exploration des champs du possible. La vie est variée et complexe, et apprendre des outils, notamment mathématiques, restreint cette variété/complexité. C’est comme si on voulait apprendre la littérature avec des mots croisés. Donner des explications formelles réduit la richesse du réel.
D’autre part, c’est le chemin qui apprend à se connaître et je ne veux pas voler ce chemin à mes enfants ; la solution n’a pas d’intérêt en soi. Par exemple lorsqu’elle recompte les doigts de sa main pour ajouter 3 à 5 (et qu’elle prend 5 sur une main), j’ai envie de lui dire qu’elle sait bien qu’elle a 5 doigts. Mais je m’en empêche car je ne veux pas lui voler le chemin de la découverte par elle-même.

Vous allez bien leur faire apprendre les tables de multiplication ou les additions avec retenue ?!
Fredy - Non je ne vais pas le leur faire apprendre. Si elles trouvent un intérêt à être plus rapides ou plus efficaces (pour un jeu par exemple, pour rendre de la monnaie), je les encouragerai à chercher une méthode. Il y a de grandes chances pour que cette recherche de méthode soit beaucoup plus intéressante que l’application de la méthode elle-même. Là encore je ne veux pas leur voler cette potentielle réjouissance, à laquelle je participerai bien volontiers d’ailleurs.

Et comment sans méthode votre grande fille a-t-elle appris à lire ?
Claudia - Je ne souhaitais pas de méthode de lecture car je pense que les enfants apprennent par imitation, curiosité et absorption, qu’ils apprennent malgré les méthodes. La lecture est présente dans notre quotidien : on se lit des extraits de livres avec le papa, j’ai lu aux enfants de jolis albums presque chaque jour (j’ai passé beaucoup de temps dans les librairies à choisir de chouettes histoires tant je trouvais que les histoires étaient souvent insignifiantes).
Auriane a commencé à repérer les lettres en majuscules par des jeux sur ordinateur (Lapin malin maternelle 2), un puzzle, son prénom, la rue (le P des parkings). Le b-a-ba est arrivé de façon évidente, sans que je ne dise rien, lorsqu’elle avait 6 ans.
Pendant environ deux ans, de ses 5 à 7 ans, j’ai repéré dans notre environnement (métro, pub, emballages, albums) des mots simples qu’elle était capable de lire et que je lui proposais de lire (GAZ, Paris, bus, etc.). Un ou deux mots par jour, pas plus car elle n’était pas souvent demandeuse.
Puis on a repéré quelques sons complexes dans l’environnement (déjà par les prénoms, le maman), comme le -eil quand on va à Créteil, le gn quand on regarde le signal d’alarme : je lui ai montré les sons complexes en fonction de ce sur quoi elle buttait en lisant des affiches ou des titres d’album. Elle a souvent été réticente à lire quelque chose tant, je pense, cela parait complexe lorsqu’on ne sait pas lire. Alors j’ai attendu, on n’était pas pressés, et finalement deux minutes par jour ont suffi pour qu’elle finisse d’apprendre à déchiffrer les « sons complexes », au bout de 2 ans.

Comme elle n’avait appris que les majuscules, cela a limité sa lecture à un moment donné. J’ai repéré quelles minuscules (d’imprimerie) étaient différentes des majuscules (moins d’une dizaine) et je les lui ai montrées.
Enfin vers 7 ans, elle a lu quelques albums. Petit à petit elle s’est mise à déchiffrer chaque jour davantage et avec plaisir, sans que je le demande, plein de choses dans notre environnement : les titres dans les DVD, les commandes dans les jeux vidéo. Les Sims ont été facteur d’accélération, elle voulait lire les dialogues. Idem vers 9-10 ans, la lecture des sous-titres des quelques films que nous – parents – regardons en anglais a augmenté sa lecture rapide.
J’avais lu les bouquins de Doman et Boulanger*. Je crois volontiers en leur efficacité mais pour Doman j’étais allergique à sa recherche de performance (avec l’attente qui va avec) et pour Boulanger, ma fille n’a jamais demandé à apprendre à lire, elle n’était pas intéressée à 3 ans (et je crois qu’on confond parfois la demande d’un enfant : « qu’est-ce qui est écrit là » avec une demande de savoir lire ; l’enfant demande simplement à savoir ce qui est écrit là).

Au delà d’une certaine critique des méthodes syllabiques standard, mon approche était aussi une façon de témoigner qu’on peut apprendre à lire à son enfant juste en sachant lire soi-même et en ayant plaisir de partager cette découverte de la langue avec son enfant. Je crois que c’est le facteur essentiel, le plaisir de partager une découverte.

* Glenn Doman, J’apprends à lire à mon bébé, 1965
Françoise Boulanger, Le bonheur d’apprendre à lire, 2002

Néanmoins si vous aviez utilisé une méthode de lecture une heure par jour, votre fille aurait appris à lire plus tôt !
Fredy - Oui peut-être, mais forcément au détriment de quelque chose d’autre. Faire les choses tôt et vite n’est pas dépourvu d’inconvénients. Si l’on maîtrise trop bien ou trop tôt la lecture, cela peut être au détriment d’autres modalités d’exploration du monde : observation, expérimentation, écoute…

Claudia - Je valorise davantage le fait qu’elle ait construit elle-même son apprentissage (avec toute la confiance en soi que cela permet, le plaisir progressif et sincère de la lecture) que le moment où elle a appris. De fait je ne vois pas d’intérêt à avancer artificiellement l’âge d’un apprentissage : au mieux on l’oublie si on ne s’en sert pas, au pire on risque d’en être dégouté, comme en témoignent de nombreux parents à propos de la lecture apprise trop tôt et au pas de charge à l’école.

Lorsqu’on est moteur soi-même, on apprend les choses au moment où l’on est mûr pour cet apprentissage. Pas de risque de déflorer le plaisir de découvrir !
D’ailleurs il y a bien des choses qu’on apprécie plus à 30 ans qu’à 17 alors que les programmes exigent qu’on les ingurgite à 17 (l’histoire du mouvement ouvrier, « En attendant Godot », etc.). Nous ne sommes pas pressés, nos enfants ont toute une vie pour apprendre des choses qui feront sens pour eux.

Il est fort dommage d’ailleurs qu’il n’y ait aucune connaissance chez les médias ou les inspecteurs quant à la qualité de l’apprentissage lorsqu’il est tardif. Les travaux d’Alan Thomas, universitaire anglais qui étudie l’apprentissage autonome, ne sont pas assez connus, notamment son étude sur l’apprentissage tardif de la lecture. Il rapporte une anecdote qu’une mère lui a racontée. Elle avait demandé à l’inspecteur : que pensez-vous d’un enfant qui à 10 ans et demi lit Roal Dahl et Jules Verne (« très bien, très bien, bon succès de l’IEF »). Mais que dites-vous d’un enfant non-sco qui à 10 ans ne sait pas lire ? (« oh là là »). Eh bien monsieur, c’est le même enfant ! Son dernier livre, How Children Learn at Home, avec Harriet Pattison, porte sur les modalités d’acquisition des connaissances lorsqu’elles sont acquises de façon autonome par l’enfant, en interaction avec son entourage.

Vous avez l’air de critiquer les méthodes de lecture actuelles.
Claudia - Beaucoup de méthodes présentent au même moment les différentes façons d’écrire un son (ai, ei, et, est) et cela me parait nocif pour l’apprentissage ultérieur de l’orthographe. J’y ai été sensibilisée par une amie orthophoniste, Marlène Martin*, qui m’a recommandé de ne pas montrer à Auriane le cahier de sons complexes que j’avais commencé à faire avec nos récoltes de sons (et selon une structuration d’adulte a posteriori). Sinon, l’enfant devrait ensuite faire des exercices fastidieux pour savoir si ça s’écrit ’et’ ou ’est’ alors que si l’on n’a pas mis l’accent là-dessus, l’orthographe pourrait s’apprendre tranquillement avec le sens et la lecture. Une mère de Lyon qui vient de déscolariser m’a elle aussi raconté comment son fils savait écrire sans faute a et à avant de l’apprendre en classe et comment les exercices avaient ensuite perturbé son orthographe spontanée.

L’apprentissage « spontané » correspond en fait à la prise en compte par l’enfant de centaines d’indices implicites, qui sont bien plus riches et adaptés que LA règle qu’il faut réciter (et que la recherche en cognition a bien du mal à établir, et tant mieux !) (cf. Britt Mari Bart)

* Marlène Martin, Apprendre à lire en famille, 2009 (www.editions-instant-present.com/ALF)

Les enfants qui ne sont pas allés en maternelle ne maîtrisent pas l’alphabet, les phonèmes, la graphie comme ceux qui y sont allés.
Fredy - Pas d’accord, je connais plein de gens qui n’ont pas fréquenté la maternelle et qui maîtrisent la lecture et l’écriture.

Oui, mais pas à 6 ans !
Fredy - Ne pas maîtriser quelque chose à un âge donné n’implique pas qu’on ne le maîtrisera pas plus tard, non ?! Voire, maîtriser les choses en fonction de ses propres choix du moment peut conduire à un meilleur apprentissage car on en a eu envie. Il n’y a que 24 heures par jour et chacun les utilise à sa façon. Les enfants qui sont « à la maison » ne font pas moins, il font autre chose et il est malvenu de les comparer à l’échelle et au rythme de l’école. De plus, vous n’avez aucune idée de ce que les enfants ont perdu en maternelle, de l’ordre de l’autonomie, la créativité, la confiance en soi, l’empathie, etc.

Et comment allez-vous faire pour l’écriture ?
Fredy - Cela viendra en fonction de sa motivation et des avantages que savoir écrire procure.

Claudia - Auriane n’a jamais fait d’exercices de graphisme comme à la maternelle – à part jouer aux playmobils et faire quelques imitations d’écriture... Elle me demande à présent (à 7 ans) comment s’écrivent certains mots lors de listes de mots qu’elle rédige (en majuscules, c’est ce qui lui est venu spontanément). Elle tape souvent quelques mots sur l’ordinateur, à commencer par son mot de passe qu’elle a réclamé voilà deux ou trois ans. Elle aime jouer au jeu du pendu, ce qui lui permet de s’imprégner des lettres les plus fréquentes, de la différence entre voyelle et consonne, de l’orthographe des mots. On joue aussi désormais au cadavre exquis, ce jeu des surréalistes consistant à écrire un sujet puis un verbe puis un complément puis un complément de lieu en cachant à chaque fois le mot que l’on vient d’écrire et en passant la feuille à son voisin. Fous rires garantis.
(ajout de mai 2009 : nous avons affiné le jeu en disant à quel temps doit être le complément de temps du début -futur présent ou passé-, éventuellement en choisissant un adjectif -au masculin, féminin, singulier, pluriel- puis un nom propre -accordé à l’adjectif).

Lorsqu’Auriane était plus jeune, vers 5 ans, j’ai de temps en temps incité l’écriture de cartes postales ou d’anniversaire (avec ma surprise qu’elle ne savait pas relire ce qu’elle venait d’écrire). Elles écriront toutes seules lorsqu’elles seront motivées. La difficulté d’écrire en minuscules se résorbera par l’envie d’écrire en minuscules.
(ajout de mai 2009 : c’est le cas désormais pour Auriane qui écrit désormais en minuscules attachées -je penchais plutôt pour des minuscules en script d’ailleurs mais elle a voulu écrire en attaché).

Et si cela n’arrive pas ?
Fredy - Je suis confiant que cela va arriver. L’écriture est un atout majeur et un outil pratique dans la société où nous vivons, au même titre que la marche ou la parole. Il me paraît bizarre de vouloir imposer par la force quelque chose de si important : cela signifie t’il que l’on n’y croit pas ?

Claudia - En tous cas on ne peut que remarquer la difficulté de la grammaire française. Que font les enfants italiens ou arméniens de tout le temps libéré par leur langue phonétique ? J’ai lu que les hiéroglyphes égyptiens étaient restés compliqués pour permettre aux scribes de conserver leur pouvoir... Et si l’on analysait ainsi la difficulté du français, langue dont la maîtrise permet la distinction (pour reprendre le terme de Bourdieu), voire la discrimination, dans un pays très hiérarchisé ? Et si l’on étendait la réflexion aux langues de pays au passé colonialiste/impérialiste : elles sont souvent complexes, contrairement aux langues phonétiques de pays dominés ou tardivement unifiés (cela marche pour les langues que je côtoie, persan/arménien, français/italien).

Comment allez-vous procéder pour les autres savoirs formels ?
Claudia - D’abord, précisons que nous ne sommes pas opposés aux savoirs formels* en soi, nous sommes opposés au fait de les imposer à un enfant (nous serions tout autant opposés à l’obligation de regarder deux heures par jour des dessins animés !). Nous avons croisé plusieurs enfants de Led’a qui prenaient un grand plaisir à faire des calculs, des jeux mathématiques, des jeux de grammaire, nos enfants apprécient beaucoup les exposés du Palais de la découverte ou certains livres-documentaires.
Je propose désormais les savoirs formels des programmes deux ans après le moment où les enfants scolarisés les apprennent en classe, via des cahiers d’activités. En effet, soit nos filles les ont acquis par apprentissage spontané, soit elles sont suffisamment mûres pour les acquérir facilement à ce moment-là, d’autant qu’il est alors simple d’acquérir une notion théorique basée sur des exemples abordés par l’enfant au quotidien, dans des contextes qui faisaient sens pour lui. Il me paraît intéressant de voir les notions officielles, pour le vocabulaire spécifique qui permet de communiquer avec les personnes moulées dans le savoir scolaire que mes enfants ne manqueront pas de côtoyer.

Nous avons démarré avec Auriane lorsqu’elle avait 9 ans avec un cahier de CE1. Lorsque j’avais feuilleté le cahier de CP à la librairie, je n’avais pas eu envie de le prendre : les exercices étaient soit principalement scolaires (destinés à occuper les enfants), soit nocifs à mon sens (les exercices pour apprendre toutes les façons de faire le son é ou le son s). J’avais seulement relevé quelques bonnes idées en maths : placer les mesures dans les courbes du carnet de santé quand on mesure et pèse l’enfant, jouer à la bataille navale, jouer avec deux dés plutôt qu’un pour additionner, mesurer avec un mètre de couturière ou une règle pour un bricolage, peser quand on fait de la cuisine, reproduire un dessin grâce à un quadrillage. Bref, des activités qu’on est amené à faire en vivant…

Concernant l’histoire et la géographie qui me sont plus familières, l’exploration du monde et de la société peut se faire longtemps grâce aux découvertes et observations de la vie quotidienne : le plan de la ville lorsqu’on va quelque part, une carte routière sur laquelle on se repère, des épisodes d’histoire prenant place dans les histoires racontées dans des livres, BD, films, dessins animés, le vocabulaire initié par la vie de tous les jours.
J’ai seulement affiché une carte de France et de l’Ile-de-France avec des mini-photos des enfants en visite, et une carte du monde sur laquelle j’ai collé des vignettes des personnages vus dans les films et dessins animés (Kiki la Japonaise, Mowgli l’Indien, Laura l’Américaine des grandes plaines, Kirikou le Sénégalais etc.), qui permettent d’initier un lien entre cartographie, modes de vie et images du paysage.

Je vais reprendre ces vignettes (et d’autres personnages que nous avons rencontrés) sur une ligne du temps, mais je ne ferai pas de frise chronologique complexe. En effet, la frise est une structuration abstraite faite par un adulte pour organiser la masse de connaissances datées qu’il possède. Il faut d’abord engranger ces connaissances. A un moment donné l’enfant devenu grand aura envie et besoin de faire sa propre frise chronologique qui fera alors sens pour lui.

*(structurés par une intention et des objectifs a priori).

Utilisez-vous d’autres pédagogies ?
Claudia - J’ai beaucoup aimé lire Libres enfants de Summerhill, d’Alexander Neill. Ce livre faisait même partie des idées avec lesquelles le futur papa de mes enfants aurait à être en accord. Fredy a été d’accord sur le fond mais a trouvé la démarche de Neill trop timide ou trop thérapeutique. D’autre part il s’agit d’un internat, ce qui ne laisse ne me surprendre concernant la motivation des parents.

Même si je le connais mal, j’aime beaucoup Célestin Freinet, par exemple le texte sur la grammaire rédigé en 1937 (où il met en avant que la grammaire s’apprend en écrivant quand ça a du sens) ou ses invariants. J’aime bien les valeurs mise en avant par les enseignants Freinet : âges différents qui permettent au grands d’expliquer aux petits, aux plus jeunes d’avoir des explications données par un enfant proche d’eux ; utilisation des occasions de la vie de tous les jours pour écrire, travail par projet à l’initiative des enfants…

Mais justement ce sont des conditions que l’on retrouve idéalement dans la vie quotidienne en dehors de l’école ! Même concernant le journal que nous avons créé entre les enfants : les enfants écrivent à leurs copains et pas à une vague classe correspondante.
Je suis du coup étonnée de la réticence de certains vis à vis de l’IEF (Sylvain Connac de l’émission « Ecole en France » de France 2, certains intervenants de la liste Freinet). Cela donne fortement l’impression que l’école s’est construite contre les parents en France.
Au total, je suis frappée de voir que les recherches que font les pédagogues passés et présents (Roger Cousinet, Philippe Perrenoud, Bernard Collot dont j’ai beaucoup apprécié Une école du 3e type ou La pédagogie de la Mouche* et son blog, Philippe Meirieu, Daniel Favre) tendent vers des solutions que propose l’apprentissage autonome à la maison : importance du choix par l’enfant, interaction avec des enfants d’âges variés, utilisation des occasions de la vie de tous les jours.

* L’Harmattan, 2002

LE GROUPE PARISIEN

Revenons aux sorties dans Paris.
Claudia - Je suis devenue relais Paris de Led’a en août 2005. J’ai proposé de poursuivre l’organisation précédente, soit un dimanche par mois chez une famille, mais personne ne s’est proposé. Dans le même temps, mon beau-frère Kamil avait proposé de nous faire une visite guidée du Palais de la découverte (où il travaille), qu’il pouvait rendre accessible à des enfants très jeunes.

En janvier 2006 il y a eu 60 personnes au Palais : on pouvait proposer une rencontre par semaine. J’ai fait alors quantité de réservations de lieux que j’avais envie de découvrir (Louvre, ateliers du parc de la Villette, Kapla, etc.), en procédant comme si on était une école. Comme certaines trouvaient que cela fait partie de notre mission informative de nous présenter tels que nous sommes, à savoir « parents instruisant leurs enfants en famille » – cela passe mieux que non-scolarisants – je l’ai parfois annoncé, rencontrant souvent de l’incompréhension.

Puis, grâce à une amie, on a monté un programme avec deux cycles de 10 séances pour l’automne et l’hiver 2006-2007 (cité de la musique, Petits débrouillards), et j’ai ajouté des visites ponctuelles, ce qui faisait le plus souvent deux rencontres par semaine. Au début les enfants ne se connaissaient pas bien, le groupe était un peu timide et réservé. Puis il y a eu de nombreuses invitations des uns chez les autres, les enfants ont appris à se connaitre et à présent c’est un groupe sympathique qui s’entend bien (et qui accueille sans préjugés et sans jugement les « nouveaux »). C’est ce qui me fait le plus plaisir.

Pour la saison 2010-2011, 4 après-midi d’ateliers et de jeux sont proposés par semaine, souvent à plusieurs endroits en région parisienne, de plus en plus de parents proposent de partager leurs passions/compétences avec les enfants, dans un esprit d’échanges, ce sont des séances passionnantes. Les échanges passent désormais par une liste de discussion et un site collaboratif.

Vous n’avez pas l’impression d’enfermer vos enfants dans un milieu que vous avez choisi ?
Fredy - Pas plus que les parents qui ont choisi d’enfermer leur enfant à l’école. C’est une mauvaise question qui ne peut qu’inviter à des mauvaises réponses. Puisque choix il y a et choix on fait, que ce soit en matière de lieu de vie, mode de vie, façon de parler, sujets à connaître, comportements à avoir, etc., on « s’enferme » dans le lieu de vie, le mode de vie, le comportement qu’on choisit.
Est-ce que l’école garantit une ouverture tous azimuts aux choix possibles ? Force est de constater que c’est plutôt l’inverse puisque l’école favorise la discrimination, à l’échelle des classes par les notes, à l’échelle des quartiers où la réputation des établissements scolaires est corrélée aux prix immobiliers, à l’échelle des disciplines choisies où les maths sont mieux considérées que la psychologie.
Cela étant dit, si l’on considère le spectre des revenus et la variété des métiers des parents, le milieu non-sco présente un spectre de revenus et de métiers beaucoup plus large que celui d’une classe dans une école.

Claudia - En effet nous ne choisissons pas les familles qui viennent aux rencontres et leur milieu social est plus varié que les métiers des parents de l’école en face de chez moi !
Mais personnellement je revendique la notion de choix : je trouve précieux de transmettre aux enfants l’idée que l’on peut choisir ce qui nous correspond le mieux dans la vie. En ce sens, les convergences des familles non-sco, notamment l’écoute des enfants, me conviennent bien.

Pouvez-vous préciser ?
Claudia - Depuis 10 ans j’ai parlé avec de très nombreuses familles non-scolarisantes chez lesquelles je constate souvent des convergences fondées sur l’écoute de l’enfant. Que ce soit dans une situation de déscolarisation (la plus fréquente) ou une démarche de non-scolarisation initiale, la plupart des parents rencontrés ont à cœur d’écouter leurs enfants, de les prendre au sérieux.
Et l’on remarque, avec chaque nouvelle famille, que les enfants qui osent exprimer leur mal-être à l’école en demandant de ne plus y aller, ont des parents qui pouvaient entendre et accepter cette demande : qui n’ont pas laissé pleurer leur bébé, qui ont allaité longtemps, qui ont eu tendance à vouloir éviter les objets que la société de consommation place entre l’enfant et le parent, qui réfléchissent pour éviter la violence éducative ordinaire.

Il y a d’autres convergences socio-économiques : une assez grande proportion de parents travaillent à leur compte ou dans une petite structure, nombre sont artistes/artisans, intellectuels ou autodidactes.
Beaucoup font confiance à « la vie ». Pour moi c’est toute une confiance de base que je fais à mon enfant lorsque je ne fais pas descendre sa température en cas de fièvre, lorsque je laisse mon enfant de 18 mois grignoter une amande ou grimper sur une chaise. Je peux partager ces réflexions avec les autres parents.

Vous êtes quand même leur seule référence d’adulte, c’est dommageable pour elles de ne pas se frotter à d’autres façons d’être et de voir les choses que les vôtres.
Claudia - C’est négliger les autres membres de la famille, les parents des copains, les personnes responsables des ateliers et activités où nous nous rendons régulièrement. Mes filles ont beaucoup d’adultes « référents » autres que moi...

Vous organisez des réunions pédagogiques entre parents ?
Claudia - Même si j’aime partager les ressources et réflexions sur les apprentissages, je suis opposée aux rencontres purement pédagogiques. J’ai participé à trois ou quatre réunions pédagogiques et ce n’est que plus tard que j’ai mis des mots sur mon malaise d’alors. On en sort perplexe en ayant l’impression d’être en dessous de tout, en ayant pris la bonne résolution d’aller acheter/photocopier/télécharger toutes ces merveilleuses méthodes ; on risque ensuite d’en vouloir à ses enfants s’ils se montrent peu intéressés par ce qu’on propose. On en arrive à voir davantage les mérites des autres enfants plus performants, au détriment des qualités des nôtres (nécessairement moins visibles puisqu’on y est habitué). En bref, le risque est de nous éloigner de l’écoute de notre enfant, de l’ajustement fin en famille.

D’ailleurs, la tentation de la comparaison existe même pour des activités non-scolaires, si son enfant découpe « mal », ne sait pas nager ou ne fait pas encore de vélo sans petites roulettes. C’est un long travail d’être sans attente et toujours du côté de son enfant. C’est important aussi de se choisir un entourage non-toxique, non-comparateur, avec lequel on va pouvoir parler en toute confiance.

LA NON-SCOLARISATION DANS L’HISTOIRE

Vous êtes très prosélyte !
Claudia - Mon prosélytisme (informer que l’école n’est pas obligatoire et qu’on n’est pas obligé de suivre le programme scolaire dans l’ordre) n’a d’égal que la propagande en faveur de l’école : manuels d’éducation civique qui affirment que l’école est obligatoire (le fait que ce soit l’instruction qui le soit est écrit en tout petit), efforts de tout le monde (famille, commerçants, magasines) en septembre pour exagérément faire miroiter toutes les choses merveilleuses que les enfants trouveront à l’école, remarques désagréables que font les ex-petits camarades des enfants déscolarisés (« toi tu es débile car tu ne vas pas à l’école ; et tu seras balayeur ») où l’on sent tout le pauvre discours social destiné à faire accepter cet enchaînement aux enfants.

Une majorité d’enfants préfèrerait ne pas aller à l’école : on le voit lorsqu’un enfant en souffrance est retiré de l’école ; le plus souvent les frères et sœurs qui a priori y étaient adaptés veulent eux aussi en sortir. Je souhaite diffuser l’information que c’est possible et légal pour toutes les familles qui pourraient être intéressées. Ma motivation première, ce sont les enfants en souffrance qui pourraient vivre mieux en n’allant pas à l’école.

Mais quand même, heureusement que l’école existe dans les pays pauvres/ a existé chez nous, sinon vous ne pourriez pas écrire tout ce que vous êtes en train d’exprimer !
Claudia - On s’adapte aux savoirs ambiants de la société. Dans une société imprégnée d’écrit et de chiffres, on apprend à lire écrire compter.

La motivation de la mise en place des lois scolaires dans les années 1880 par Jules Ferry est surtout patriotique. La création d’un service public « obligatoire » s’est accompagnée d’une redéfinition des programmes scolaires. Ont été mis en avant de nouveaux cours de géographie destinés à faire connaître aux petits Français leur beau pays qu’ils auraient à défendre pour récupérer l’Alsace-Moselle perdue en 1871, la victoire prussienne ayant été perçue comme celle des instituteurs prussiens. La géographie permettait aussi de faire connaître aux élèves le vaste monde en train d’être colonisé, où allait pouvoir s’exercer la « mission civilisatrice de l’homme blanc ». Ferry a été un colonialiste convaincu.

La motivation n’était pas seulement de permettre à tous les petits Français de savoir lire. Les Français savaient lire depuis Guizot qui avait généralisé dans les années 1820 la création d’écoles mutuelles dans chaque paroisse (cf. Anne Querrien, L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ?, 2005).

En France l’école s’est construite contre les parents perçus comme trop religieux, trop paysans, trop provinciaux : la tape de la règle sur les doigts si l’on parlait patois n’est pas une légende. Mais cela va au-delà des coups physiques, l’école a mis en place tout un conditionnement destiné à mépriser les savoirs vernaculaires. Les parents présentés comme incompétents ont fini par se désinvestir des apprentissages de leurs enfants et à s’en remettre entièrement à l’Éducation Nationale.

Dans les pays dits « pauvres » (il y aurait tout un livre à écrire sur la conception monétaire néo-colonialiste de la « richesse » et de la « pauvreté »), l’école fait partie de l’acculturation imposée à une société sommée (par la colonisation de l’imaginaire, pour reprendre le titre d’un livre de Serge Latouche) d’adopter les valeurs occidentales.

Le but a été aussi d’habituer les enfants à devenir de bons petits soldats du salariat, dans les usines à la fin du 19e siècle, dans les bureaux aujourd’hui. Comme le dit Jean-Pierre Lepri (Silence n°382, septembre 2010) : « [La] fonction [de l’école] est donc notamment d’entraîner au temps contraint et soumis à d’autres que soi, des paysans maîtres de leur temps et de la compréhension de celui-ci. »

Fredy - Il a fallu des gens sachant lire écrire compter pour qu’une école soit possible. Le savoir précède l’école, et pas l’école le savoir.

L’instruction en famille est quand même une solution de riches.
Claudia - Oui, les riches en temps libre et en temps non minuté, les riches en réflexion sur eux-mêmes pour faire confiance en leurs enfants, mais pas forcément les riches en argent ou en diplômes.

L’instruction en famille ne risque t’elle pas de devenir un « réel problème pour notre République » ?
Claudia - Je trouve que c’est faire bien peu confiance à la République, et aux parents. Les parents qui prennent en main l’accompagnement des apprentissages de leurs enfants entrent dans une dynamique de recherche personnelle, de partage avec d’autres parents. Cette dynamique retisse du lien et accroît les échanges entre les gens.
A moins que l’on considère que l’apprentissage de la soumission serve la République…

Cela dit, on ne peut pas être sûr de la bienveillance des parents qui ne scolarisent pas, heureusement qu’il existe le contrôle social.
Claudia - Sauf cas pathologique, les parents maltraitants ne garderont pas leurs enfants à la maison. Les parents maltraitants ne veulent probablement pas l’être mais leurs enfants les insupportent alors ils font en sorte qu’ils soient éloignés le plus possible d’eux-mêmes, à l’école notamment.

La présence des enfants à la maison avec lesquels il faut bien s’ajuster pour vivre agréablement met en mouvement réflexions et échanges, qui sont profitables pour tout le monde. Comment peut-on parvenir à des relations épanouissantes, ressourçantes en famille si l’on en est éloigné 9 heures par jour et qu’on a besoin de temps pour soi le week-end ?
Il faut du temps et de la réflexion sur soi pour tisser des liens avec son entourage.

D’ailleurs, les visites à caractère social effectuées par une assistante sociale de la mairie, obligatoire tous les deux ans, ont permis de lever la suspicion qui a pu (artificiellement) peser en 1998 sur les familles non-scolarisantes. En se basant sur les nombreux contrôles qui ont eu lieu depuis 1999, les récents rapports de la Miviludes répètent : « Il faut se garder de considérer que les parents qui éduquent leurs enfants à domicile ou les établissements privés hors contrat relèvent de la sphère des activités de nature sectaire. »

Dans presque tous les témoignages lus et entendus, la visite sociale se passe bien. Personnellement je vois ces visites comme faisant partie de la nécessaire information que nous nous devons de faire passer aux assistantes sociales, qui ainsi mieux informées pourront répandre la nouvelle de la non-obligation scolaire à des enfants en souffrance à l’école... ;-)

Cela étant dit, cette visite sociale est humiliante dans son principe. Elle suppose a priori que les familles non-scolarisantes pourraient être maltraitantes, alors que c’est justement dans ce milieu que j’ai rencontré tant de parents en réflexion pour bientraiter leurs enfants, y compris pour éviter la violence ordinaire admise par presque tout le monde (cf. OVEO, Alice Miller, TCS).

Fredy - J’aimerais savoir au nom de quoi les uns surveillent les autres. Dans l’histoire, chaque fois qu’il y a eu surveillance, cela s’est mal terminé. La discrimination par rapport aux familles scolarisantes est fâcheuse, cette surveillance est intolérable.

Pour faire ce choix original, est-ce que votre origine étrangère a joué un rôle ?

Claudia - Je pense effectivement qu’on prend davantage de recul lorsqu’on a été en contact avec plusieurs façons de voir les choses. Fredy a fréquenté le lycée français de Téhéran où il a suivi en même temps le cursus iranien et le cursus français : il avait donc un enseignant de maths français (avec le programme français) et un iranien (avec une approche différente). Il a commencé à percevoir que le même sujet pouvait être traité très différemment puisque ce n’est pas la réponse qui compte mais le chemin pour y arriver.

D’autre part, l’école finissait à 13h et il avait tout l’après-midi de libre pour vaquer à ses explorations et expérimentations scientifiques. Il a la sensation d’avoir beaucoup appris ainsi. Ce qu’il abordait en classe était souvent une valorisation de ce qu’il avait déjà exploré tout seul. Concernant les autres matières, il a l’impression que le système d’humiliation scolaire n’a fait que retarder leur découverte, bien plus tard.

Mes origines étrangères ont eu un rôle dans le fait que les mères allemandes sont réticentes à travailler lorsqu’elles ont de jeunes enfants. En France le féminisme à la française fait croire aux femmes que leur liberté passe par l’imitation du carriérisme des hommes. Je pense que c’est au détriment de leur connexion à elles-mêmes et à leurs enfants mais ce point de vue n’est guère audible (je l’ai lu une fois dans Regard conscient sous la plume de Sylvie Vermeulen ; voir aussi ma réaction au livre d’E. Badinter). Je ne suis pas hostile au travail des femmes, je travaille moi aussi, mais il y a un temps pour tout. D’autre part, ma grande famille catalane a aussi été un creuset de plaisir de vie familiale.

Y a-t-il des livres que vous recommandez de lire ?

LES PILIERS
Ivan Illich, Deschooling Society (Une société sans école), 1971.
• Christiane Rochefort, Les enfants d’abord, entre 1975 et 1983.
• John Holt, Les apprentissages autonomes, Comment les enfants s’instruisent sans enseignement, traduction de Learning all the time, 1990, Editions l’Instant présent (2011).
John Holt, Apprendre sans l’école, des ressources pour agir et s’instruire, traduction de Instead of education 1976, Editions l’Instant Présent (2012).
• Catherine Baker, Insoumission à l’école obligatoire, 1985 (disponible sur tahin-party et sur wikisource).
• Catherine Baker, Les cahiers au feu, 1988, Barrault.
• Léandre Bergeron, Comme des invitées de marque, Altess / Trois-Pistoles, 2005.

Les livres récents
• Collectif, Apprentissage auto-géré et instruction à la maison : une perspective européenne, sous la direction de Leslie Safran Barson, 2006, diffusé par Les enfants d’abord (voir « Learning unlimited »).
• Jan Hunt, La véritable nature de l’enfant, 2008, Editions l’Instant présent.
Sylvie Martin-Rodriguez, Les 10 plus gros mensonges sur l’école à la maison, 2008, Dangles (Fnac).
• Marlène Martin, Apprendre à lire en famille, 2009, Editions l’Instant présent.
• Jean-Pierre Lepri, La fin de l’éducation ? Commencements..., Editions l’Instant présent.
• André Stern, ... Et je ne suis jamais allé à l’école, Actes Sud.
L’instruction en famille - un mode d’instruction à part entière, Brochure de présentation de l’IEF, coéd. par l’association Les enfants d’abord et les éditions l’Instant Présent.
• A venir : How children learn at home, traduction du livre de Alan Thomas et Harriet Pattison.

Des sites et études en ligne
Nicole Terrillon, « L’instruction dans la famille comme alternative à l’école, sa place entre norme juridique et norme sociale ».
http://horsdesmurs.com - Le site de Sylvie Martin
• cf. le site de Jean-Pierre Lepri : education-authentique.org

Articles
Le Monde - Article de Martine Laronche publié le 17.9.2009.
Le Point - Article de Marie-Sandrine Sgherri paru le 24.1.2008.

Claudia Renau, août 2007,
mis à jour avril 2008, septembre 2009, juillet 2010, février 2011

Voir aussi : Ces familles qui choisissent de vivre sans école.

Note

Source : http://www.parisbalades.com/nonsco/notre_non-sco.htm
A consulter aussi :
https://enfance-buissonniere.poivron.org/KiOsk
http://www.infokiosques.net/education
www.lesenfantsdabord.org/‎ (Led’a, association de familles pratiquant l’IEF)
http://laia.asso.free.fr (Libres d’Apprendre et d’Instruire Autrement, association de familles pratiquant l’IEF)
http://www.oveo.org/ (Observatoire de la violence éducative ordinaire)

Mots-clefs : enfance

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