Non au pass alimentaire. Ce que ne peut pas être une Sécurité sociale de l’Alimentation

La contre-offensive libérale s’accélère. Elle s’approprie et détourne jusqu’au sens des mots. La contre-réforme des retraites devient une « avancée sociale majeure » ; le CNR devient « Conseil national de la Refondation ». Dans ce contexte, comment ne pas se méfier de ce que l’on nous présente comme une Sécurité sociale de l’Alimentation ?

Ce texte a été écrit entre fin 2021 et début 2023, en réponse aux nombreuses limites et incohérences soulevées lors de discussions et de lectures sur la Sécurité sociale de l’Alimentation.

Le texte en format brochure

Introduction :

La Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) est un nouveau concept à la mode. Si certain-es savent précisément ce qu’iels en attendent et où iels veulent l’emmener, d’autres y adhèrent et en font la publicité sans trop se demander ce qu’il vaut.

Ce texte a été écrit suite à la lecture de l’ouvrage Reprendre la terre aux machines de l’Atelier Paysan, du dossier de la Confédération paysanne [1] ainsi que d’une bande dessinée de vulgarisation Encore des patates !? Pour une sécurité sociale de l’alimentation

Pour le situer, le collectif pro-SSA regroupe les Ami-es de la Conf’, l’Atelier Paysan, l’Ardeur, Démocratie alimentaire, la Confédération paysanne, le réseau CIVAM, Ingénieurs sans frontières, Mutuale, le réseau salariat, l’union des familles laïques.
Il existe également un site internet qui vulgarise ce concept.

Le parti politique Europe Écologie Les Verts l’a inclus à son programme politique. Opposante active à l’union de la gauche, Carole Delga préface un livre [2] de plaidoyer pour la SSA. Et Emmanuel Macron s’en inspire dans ses politiques sociales et agricoles.

Ce concept soulève de nombreuses questions :
La SSA, c’est quoi ? Comment la faire émerger ? Comment éviter une prise de contrôle étatique ? Comment donner une valeur à ce que l’on mange ? Comment la positionner vis-à-vis du mouvement social ? Quel positionnement face aux risques de pénuries agricoles ? Comment éviter les dérapages dans sa mise en œuvre ? Le conventionnement est-il consensuel ? Comment éviter l’exclusion des agris ? Quel positionnement face à la propriété des terres agricoles ? Comment penser les communs ?

0/ Présentation : La Sécurité Sociale de l’Alimentation, c’est quoi ?

La SSA déclare s’inspirer de la Sécurité sociale de 1945, et plus particulièrement de la Sécurité sociale de la santé, appliquée à un modèle alimentaire. Actuellement, elle n’a apparemment pas encore été mise en place, même si à un niveau local, des modèles solidaires se revendiquant de la SSA sont expérimentés (voir plus loin).

L’idée, portée par le collectif, est la suivante : chacun-e paye une cotisation selon ses revenus (les sans-revenus n’en paient pas) et reçoit une somme d’argent fixe, en bons d’achats, destinés à des dépenses alimentaires.

L’objectif est double.
Premièrement, au niveau des individus, il s’agit de concilier les deux aspects de la question : Côté consommateurs-ices, recevoir une somme d’argent devant être suffisante pour avoir le choix d’une alimentation de qualité. Le collectif estime le montant de cette somme d’argent à 150€ par mois et par personne. Côté producteurs-ices, avoir une rémunération correcte et des conditions de travail satisfaisantes.
Deuxièmement, d’un point de vue de politique alimentaire et écologique global, l’afflux d’argent fléché vers l’agriculture permet le retour d’une paysannerie plus nombreuse, avec une production agricole en adéquation avec les besoins alimentaires de la population.

Les caisses de la SSA gèrent de manière démocratique l’argent collecté et le redistribuent.
Ces 150€ peuvent être dépensés directement auprès des producteurs-ices, dans des supermarchés, dans certains restaurants et certaines cantines, dans des AMAP ou des services de portage à domicile [3]. À la condition que ceux-ci aient été auparavant conventionnés par les caisses, en une sorte de référencement participatif citoyen.

L’émergence effective de la SSA nécessitera peut-être des compromis bancals ou des mises en application contre-productives. Pour mieux la critiquer, partons de l’hypothèse que sa mise en place correspondra parfaitement à ce que souhaite le collectif qui la porte.

Il semble aux personnes ayant rédigé cette brochure que les propositions portées par les différentes composantes du collectif pro-SSA soient partiellement contradictoires.

Le point de départ de la réflexion est que les politiques d’aide alimentaire pour les pauvres (pensées comme provisoires à leur mise en place dans les années 1980 [4], puis pérennisées) ont de nombreux effets négatifs.

Soyons clair dès le début : la SSA est-elle préférable à l’aide alimentaire ? Oui.
Est-elle souhaitable pour autant ? Non.

Plusieurs points font débat, considérons-les un par un.

1/ Une émergence improbable

La Sécurité sociale de 1945 n’est pas arrivée seule mais est le fruit d’un contexte : une part importante de la population politisée, endurcie (et abîmée) par une guerre mondiale (parfois deux) et entraînée au maniement des armes.
Les conditions d’obtention d’une telle avancée sociale peuvent-elles être réunies de nouveau ?

De plus, il est trompeur de faire commencer l’histoire de la Sécurité sociale en 1945. Le collectif pro-SSA le vulgarise succinctement ainsi : « A l’époque, la protection sociale était essentiellement d’inspiration mutualiste, soit charitable (religieuse), soit paternaliste (patronale). »

Au contraire, la Sécurité sociale de 1945 est le résultat de décennies d’existence de réseaux de solidarité et d’entraide plus ou moins informels à l’échelle locale. Le mouvement des Maisons du Peuple [5] du tout début 20e siècle est un bon exemple qui fut documenté.

Quelques extraits :

  • « il faut insister sur une spécificité de la Maison du Peuple au regard d’autres lieux de politisation : celle-ci a aussi, via la coopérative, un impact sur la vie quotidienne de ses membres. Non seulement elle leur procure du bon temps, mais également du pain, du charbon, des médicaments, une assurance chômage et santé. » [...]
  • « Pour Anseele, les coopératives ouvrières ont pour vocation de constituer « des forteresses d’où la classe ouvrière bombardera la société capitaliste à coup de pommes de terre et de pains de 4 livres. » » [...]
  • « Loin d’être une spécificité de La Paix, toutes les coopératives socialistes, à Roubaix, telles l’Avenir du Parti ouvrier ou plus tard la Semeuse, et au-delà dans le Nord, assurent un service médical et pharmaceutique gratuit, une assurance mutuelle en cas d’accident ou de décès et une caisse de secours en cas de grève. »

L’émergence de la Sécurité sociale s’est faite progressivement et s’est appuyée sur de multiples expérimentations locales. De même, la création d’une SSA à l’échelle nationale semble, dans le meilleur des cas, très prématurée. Peut-être faudrait-il commencer par des initiatives plus locales, dans une approche issue de la base ?

2/ Un risque de contrôle étatique

Peu à peu, l’État a repris le contrôle de la Sécurité sociale de 1945. D’une Sécu sous contrôle majoritairement ouvrier, on est passé à une gestion partagée avec le patronat, avec une prise de pouvoir croissante de l’appareil d’État.

Le collectif pro-SSA rappelle d’ailleurs les étapes qui ont mené à cela [6] : augmentation des parts de représentation patronale, formatage des salarié-es des caisses, augmentation du reste à charge, suppression des cotisations remplacées par la CSG (Contribution Sociale Généralisée) et CRDS (Contribution pour le Remboursement de la Dette Sociale), …
Comment pourrait-il en être autrement pour la SSA ? Souhaitons-nous vraiment que l’État (aussi bienveillant que l’on puisse l’imaginer) contrôle encore plus notre alimentation et les terres nourricières ?

3/ Un grand flou quant à la valeur des choses

Qu’en est-il des biens d’importation ? Café, mangues ou encore riz : comment déterminer un prix rémunérateur pour des denrées produites hors des sociétés occidentales, parfois sous d’autres climats, à plusieurs milliers de kilomètres de là où elles sont consommées ?

Et plus généralement, quelle valeur relative donner aux denrées agricoles, entre elles, et relativement à d’autres biens et services ?

150€ par mois est insuffisant pour se nourrir. Comment a été fixé un tel montant ? Dans son Observatoire des prix 2021, Familles rurales nous rappelle quelques chiffres :

« Le prix moyen mensuel de notre panier « varié » pour une famille de 4 personnes s’élève à 696€ pour les premiers prix, 765€ pour les marques nationales et 1148€ pour le bio. Cette note tombe à 450€ quand on varie moins les produits tout en respectant le PNNS [Plan National Nutrition Santé] et le cycle des saisons. »

Tiens donc. Le collectif rappelle que le reste à charge [7] affaiblit la Sécu… et « en même temps » propose un prototype de SSA avec un reste à charge. Contradiction ?

Égalité n’est pas équité. Les besoins en alimentation varient selon l’âge, l’activité, la classe sociale, le corps de chacun-e et bien d’autres facteurs encore.

Le « reste à charge » du budget alimentaire varie selon les revenus du foyer. Un chèque alimentation d’un montant fixe pourrait s’avérer être un maximum symbolique pour les foyers modestes.

Côté producteurs-rices, qui fournira le plus de denrées pour 150€ ? Le risque de dumping [8] – et de concurrence de toustes contre toustes – est réel.
Côté consommateurs-ices, que se passera-t-il lorsque le crédit de 150€ aura été épuisé ? Le choix se résume pour les plus pauvres entre le risque de fin de mois difficiles pour remplir le frigo ou l’assurance d’une malbouffe durable. Ainsi, ce qui est présenté comme une Sécurité sociale s’apparente davantage à un pass alimentaire, à l’image des pass transport (comme le pass navigo), qui bippe rouge ou vert selon l’argent restant -ou pas- sur le compte, ce qui contrevient à l’objectif d’universalité d’accès à la ressource.

À l’inverse, pour les foyers aisés, un supplément budget pousserait à des achats plaisir (à l’instar du « chèque restaurant »).

Que faire alors ? Réduire les inégalités ?

A défaut, adapter le montant du chèque, ou encore le prix des denrées ? Interdire l’achat de nourriture au-delà du montant fixe du chèque ? Le collectif assume de refuser une politique alimentaire spécifique en faveur des pauvres et revendique l’universalité.

Des paradoxes émergent alors, bien résumés dans un article du journal en ligne Reporterre :

Dans un premier temps, le texte présente un exemple – parmi tant d’autres – de solidarité alimentaire [9] en zone rurale : tarification de la nourriture adaptée aux revenus et permettant à tous-tes d’accéder à une alimentation de qualité ; organisation locale et affinitaire ; forte implication des producteurs-ices dans la gestion de l’initiative… Selon l’article, début 2022, une dizaine d’initiatives du même type existaient en France.

Dans un second temps, l’article rappelle… que ce n’est pas du tout la voie à suivre : « Pour Dominique Paturel [chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae)], si les avancées locales sont bienvenues, le mouvement en faveur de la SSA doit tout de même éviter l’écueil qui consisterait à se limiter à « des initiatives citoyennes » au risque de perdre son côté systémique. »

Assumant cette contradiction, le parti politique EÉLV fait de la SSA une composante de son programme électoral pour l’élection présidentielle de 2022, en souhaitant « l’expérimenter dans les territoires volontaires ».

L’article de Reporterre réaffirme une vision de la SSA pleine de contradictions :

  • contrôle politique et bureaucratique (« des institutions reposant sur la représentation des experts ») via des subventions et en même temps « caisses primaires gérées démocratiquement au niveau local » ;
  • dumping social [10] subi par le producteur, qui « se contente d’un Smic et d’autosuffisance alimentaire pour vivre. » (soit une rémunération inférieure au SMIC horaire au vu des durées annuelles de travail des paysan-nes) et en même temps « pour les paysans aussi, ce modèle serait synonyme d’un mieux vivre. » ;
  • non-dénonciation des inégalités de revenus au sein de la population ;
  • aliénation des travailleurs-ses qui se verraient privé-es de la possession de leur outil de travail, tout en restant dans le strict cadre de l’économie capitaliste (« socialiser l’outil de travail permettra de dégager le paysan d’une partie du capital à rembourser et donc de son endettement ») ;
  • dumping alimentaire [11] avec un chèque de 150€ par mois et par personne, lorsque l’article rappelle que les dépenses actuelles sont de l’ordre de 332€ à 511€ [12] par mois et par personne ;

On pourrait relever encore bien d’autres contradictions.

La conclusion de l’article l’annonce pudiquement : « le pont avec le monde ouvrier reste, lui, à bâtir. » Et pour cause : le monde ouvrier, fort de ses expériences autogestionnaires, connaît la genèse de la Sécurité sociale et se méfie des reculs sociaux présentés comme des avancées.

Derrière l’unité de façade du collectif, le Réseau salariat fait souvent entendre une voix discordante. Là où le processus de prise de décision proposé par le collectif pro-SSA reposerait sur un combinaison de citoyen-nes et d’expert-es, il propose « Cette nouvelle « sécu » permettrait une inversion du rapport de force, en rendant la gestion [mais pas la propriété formelle, ndla] de l’outil aux premier-es concerné-es, celles et ceux qui produisent la valeur ». Exit ainsi les experts, les profs, les caissières, les médecins, les étudiants, les retraités…

Attribuer le pouvoir décisionnaire aux seul-es paysan-nes et ouvrier-es des champs, des ateliers, des usines et des chantiers (et à leurs représentant-es) serait en tout état de cause, plus proche de la réalité de l’émergence de la Sécu de 1945, telle que rappelée dans la brochure Encore des patates.

C’est là d’ailleurs un énorme aveu de faiblesse de la Confédération paysanne (favorable à la mise en place de la SSA) : les paysan-nes gèrent déjà bien souvent la production, le transport, la distribution, la gestion des stocks… Comment imaginer qu’un syndicat paysan laisse écrire que des citoyen-nes, majoritairement sans connaissance ni expérience de la chose agricole, puissent faire mieux que des pros ?

4/ Une idée à la droite du mouvement social : un concept néolibéral ?

La SSA revendique s’inspirer de la Sécurité sociale de la Santé.

Une rémunération contre des denrées... N’est-ce pas effectivement là une version agricole de la tarification à l’activité ("t2a") [13] dans le domaine de la Santé ? À cette époque, les syndicats de salarié-es s’étaient mobilisés contre cette régression sociale.

Alors bon. Une majorité de la population ne se sent pas forcément concernée par la thématique agricole. De même, dans une société validiste, les thématiques de santé sont plutôt délaissées. Pour mieux concevoir ce que donnerait la SSA, imaginons-la appliquée à l’éducation.

Chaque adulte recevrait pour les enfants dont il a la charge un chèque mensuel permettant de payer une partie de ses frais d’enseignement. Il devrait financer de sa poche le reste à charge. Selon ses moyens, il choisirait ensuite parmi des entreprises privées, sélectionnées par une caisse, laquelle correspondrait à la « qualité » souhaitée pour les enfants en questions. Ses paiements seraient fichés sur une carte qu’il faudrait présenter à chaque passage. Libre à chacun-e de se tourner plutôt vers des précepteurs-ices non validé-es par les caisses, et de les rémunérer à sa guise. Présentée ainsi, l’initiative ne donne pas du tout envie.

Ce concept de chèque alimentation invisibilise totalement un autre concept : celui de service public. Et en particulier, la gratuité d’accès pour les usagèr-es.

L’idée ici n’est pas de discuter la pertinence du concept de service public, notamment sa version française « historique », étatique et centralisée, mis en place via le salariat (la fonction publique). D’autres modèles existent ou ont existé en d’autres temps et d’autres lieux ;

L’idée n’est pas non plus de discuter si ces services publics dans leur forme historique sont une forme ultime et aboutie, ou si des évolutions/adaptations/améliorations sont possibles, que l’on pourrait appeler « service commun », « service collectif » ou autrement ;

L’idée est de souligner le danger que représente l’évolution du concept de Sécurité sociale en une succession de chèques destinés à des entités privées lucratives.

À l’instar de la santé et de l’éducation, l’alimentation (en quantité et de qualité) ne devrait qu’être gratuite. Le collectif SSA propose une piste frontalement opposée à un monde de la gratuité.

En particulier, si l’alimentation est un droit, alors la carte de Sécurité sociale est un obstacle au droit, qui exclut les sans-papiers, les plus précaires et bien d’autres. Elle permet, par conséquence, la marchandisation de ce droit.

La stratégie du chèque ?

De même qu’un « chèque carburant » ne fait pas une Sécurité sociale des transports, de même qu’un « chèque culture » ne fait pas une Sécurité sociale de la culture, un « chèque alimentation » [14] ne fait pas une Sécurité sociale de l’alimentation.

C’est même l’inverse. Il s’agit là du grand rêve libéral : un chèque santé et une rémunération des « aidant-es »6 pour finir de démanteler la Sécu ; un chèque éducation pour privatiser l’Éducation nationale.

Il s’agit là de remplacer des politiques publiques interventionnistes et planificatrices par une myriade de choix individuels de consommation [15]. Il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit : le très libéral Macron propose, lui aussi, un « chèque alimentaire ». Annoncée par la Convention citoyenne pour le climat en 2020, elle figure dans la loi Climat et résilience promulguée en 2021 mais ne figure pas dans le budget 2023.

Un autre intérêt du chèque : à l’instar de la retraite « par points » (le projet de réforme avorté en 2020), son montant peut être « gelé » pendant une période plus ou moins longue.
Il s’agit là d’une ficelle politique courante. François Fillon, ancien premier ministre de droite, le formule ainsi : « Le système par points, en réalité, ça permet une chose, qu’aucun politique n’avoue : ça permet de baisser chaque année le montant de points, la valeur des points, et donc de diminuer le niveau des pensions ».

En effet, sauf réévaluation, plus la hausse des prix est importante, plus la baisse du pouvoir d’achat est forte si la valeur nominale du chèque reste constante. C’est actuellement le cas du point d’indice de la fonction public (régulièrement « gelé ») ou de la « prime de Nöel », versée aux chômeur-euses en décembre : d’une valeur initiale de 1000 francs, elle vaut actuellement 152,45 euros. Elle n’a jamais été revalorisée.

Une fois cela dit, rien n’empêche de continuer à imaginer ce que pourrait être une réelle Sécurité Sociale de l’alimentation, conforme à l’idéal « communiste » de l’après-guerre.

5/ Un risque accru de pénuries agricoles

Cette SSA est dépendante du contexte de surproduction agricole : Qu’en serait-il si la production venait brutalement à décroître ?
(Hypothèse probable au vu de la rapidité du changement climatique, ou encore d’instabilités économiques, politiques, sanitaires, militaires, …)

Nous en reviendrions alors à ces situations, en d’autres temps et d’autres lieux [16], où les files d’attentes s’allongent, où la population a de l’argent à dépenser mais où les rayonnages restent désespérément vides.

Mais au fait, pourquoi Ambroise Croizat, qui a mis sur pied la Sécurité sociale de 1945, n’y a pas ajouté un volet agricole ? Peut-être parce qu’à cette époque, la production agricole était insuffisante pour nourrir convenablement tout le monde : le rationnement s’est prolongé plusieurs années après la fin de la guerre.

6/ De nombreux risques de dérapages

Maintenant supposons que ces caisses de SSA restent sous contrôle "démocratique" de la population locale (démocratie directe, démocratie représentative, tirage au sort ou autre, peu importe en première approche).

Forçons le trait pour illustrer les dérives potentielles.
• Imaginons un département rural du Nord-est de la France, qui a voté largement à l’extrême droite [17]. On imagine facilement les risques, vis-à-vis des agriculteurs-ices conventionné-es, de discrimination de la caisse locale « représentative » en termes de genre, de couleur de peau, de religion, d’orientation sexuelle et bien d’autres encore.

• Imaginons des quartiers urbains aisés, où des cadres dynamiques débordé-es seraient prêt-es à mettre le prix pour leur alimentation : leur choix se portera spontanément vers une alimentation "équilibrée" (pour des sédentaires) et de qualité. Cette offre sera proposée seulement par les structures les plus grosses et les plus solides, qui pourront fournir une gamme très diversifiée. Il s’agit là d’une réalité déjà documentée : combien de Biocoops se fournissent déjà, par facilité logistique, chez des grosses fermes [18] au détriment des petit-es producteur-ices qui, réuni-es, pourraient pourtant fournir les volumes demandés ?

• Imaginons un quartier très citoyen, qui se prête au jeu de fixer des règles éthiques (mais sans connaissance des réalités agricoles) : produire sans chimie, sans tracteur voire sans moteur, sans plastique, selon la lune, … Les rares agriculteur-ices assez "pur-es" pour accepter ces conditions et être conventionné-es verront leur tâche bien complexifiée, et pour le même tarif.

On pourrait rallonger cette liste.

7 / Le conventionnement : diviser pour mieux régner ?

Discriminations et copinages, mise en concurrence et nivellement par le bas, concentration capitalistique des moyens de production, absurdité bureaucratique, ... Il s’agit là bien évidemment de stéréotypes. La réalité serait plus probablement un peu plus subtile que tout cela, mais in fine seuls les plus structurés, les plus riches, les plus communicants, avec le plus de capital social, tireraient leur épingle du jeu. Via un conventionnement sélectif, la SSA pourrait être le moyen d’une nouvelle étape de concentration des terres agricoles.

En d’autre termes, ce serait un coup dur pour la petite paysannerie. Soit l’exact opposé de l’objectif affiché au départ : la SSA à la fois comme fin en soi et comme moyen pour le développement d’une paysannerie nombreuse.

Dans le dossier que la Confédération paysanne a consacré à la SSA, l’agronome Mathieu Dalmais répond à cette critique : la SSA, « c’est la moitié de l’ensemble de la consommation alimentaire : reste largement de la place pour les paysan-nes qui voudraient continuer hors de ce système. » Mais l’argument ne tient pas : revendiquer un reste à charge reviendrait à fragiliser la SSA. À qui profiterait cette agriculture à deux vitesses ? Et qui la subirait ?

Et surtout, sur quels critères sera fondé le conventionnement ? Sur le type de production ? Sur l’utilisation de chimie ? Sur le fait d’être un « gentil patron » ?

Là où la fonction publique hospitalière assure historiquement aux fonctionnaires un statut protecteur, la SSA oppose les agris conventionné-es et celleux qui ne le sont pas. Soit très exactement ce que les syndicats enseignants dénoncent : pour une même mission, des enseignant-es « au statut », sélectionné-es (par un concours) et des enseignant-es « contractuel-les », moins protégé-es, moins rémunéré-es, moins formé-es… En un mot, précaires.

Toujours dans le dossier de la Confédération paysanne, le Réseau salariat assume : un « salaire irrévocable » sera attribué aux acteurs de la SSA (notamment aux paysan-nes). À elleux uniquement ?
De même, il s’agit de « libérer les structures conventionnées du carcan du crédit, via le financement de leurs projets par des subventions accordées par la caisse. » On reconnaît là un marqueur du capitalisme interventionniste, caractérisé par des « plans de relance ». Passons sur le fait que l’agriculture (paysanne en particulier) appartient historiquement à l’économie informelle : récup’, troc, productions non marchandes, entraide, … La SSA ne peut pas faire mieux sans y consacrer des budgets bien supérieurs. Elle peut cependant déstabiliser tout le secteur et via ses subventions ciblées, aviver une concurrence déjà déloyale. Avec tous les drames sociaux qui en découlent.
Derrière les revendications d’universalité d’accès à une alimentation de qualité, comment éviter le maintien d’un précariat agricole ?

8/ Une agriculture sans agriculteur-ices ?

Dans l’imaginaire populaire, l’agriculture c’est un truc de ploucs. D’ailleurs, faire pousser des patates et des navets semble à la portée de tout le monde. Les préjugés sur l’agriculture ont la vie dure, notamment auprès du personnel politique. En conséquence, les jardins d’insertion [19] (qui n’insèrent personne ailleurs que dans les basses couches du salariat) se multiplient dans le domaine agricole. Et viennent en concurrence directe avec les paysan-nes : une partie de la clientèle traditionnelle délaisse l’agriculture paysanne au profit de l’agriculture salariée précarisée d’insertion, avec le sentiment de faire une bonne action en soutenant des pauvres et en profitant de prix plus avantageux.

Voyons comment se met en place une agriculture sans agriculteur-ices :
Les pauvres doivent tenir le discours du « bon pauvre » qui souhaite s’en sortir. Les politiques libérales imposent une contre-partie à l’obtention de l’aide sociale. Les structures d’insertion (privées) remettent les pauvres au travail en échange d’argent (public). Les caisses de la SSA valident la production. La population se félicite d’une production locale et éthique.
La boucle est bouclée et la paysannerie en est exclue.

La question est alors posée de savoir comment la SSA, dont l’objectif déclaré est la présence d’un million de paysan-nes en France, peut atteindre cet objectif.

9/ Et la terre elle est à qui ?

Le Réseau salariat propose [20] : « généraliser la propriété d’usage de la terre par celleux qui la travaillent, la propriété patrimoniale de cette dernière étant confiée à la Caisse. » Il y aurait donc à terme une coexistence de grands propriétaires publics (les caisses).

A qui doit appartenir la terre ? Vaste question. Il convient d’abord de rappeler la distinction entre propriété formelle (des propriétaires) et propriété d’usage (des exploitant-es). Bien peu d’agris sont propriétaires de toutes les parcelles qu’iels exploitent. Il est fréquent qu’iels doivent « louer » leurs terres à des propriétaires non exploitant-es (typiquement des agriculteur-ices retraité-es, ou leurs héritièr-es urbain-es, qui perçoivent ainsi un complément de revenu).

Comment les caisses peuvent-elles devenir propriétaires des terres agricoles ?
N’y a-t-il pas d’autres politiques alimentaires à mener avec tout cet argent ?
Quid des réactions des agris que l’on exproprie ?
Est-ce une bonne chose de participer à la concentration des terres agricoles ?

La réponse d’une « propriété collective » passe à côté des enjeux : propriété publique ? Les ex-zadistes de NDDL en dénoncent les travers et poussent pour un rachat vers une propriété collective privée. Propriété privée collective ? Rien de nouveau alors : une bonne partie des terres agricoles sont déjà des propriétés collectives privées (souvent familiales).

Beaucoup des paysan-nes libertaires se reconnaissent dans la phrase attribuée à Emiliano Zapata : « La tierra es de quien la trabaja » ; "La terre appartient à qui la travaille". Et donc ni aux caisses de la SSA, ni aux élu-es, ni aux citoyen-nes, ni aux bureaucrates de l’État ou de fondations privées (Terres de lien, par exemple), ni aux rentièr-es.

De plus, le transfert de la propriété formelle des terres agricoles au caisses de la SSA facilite la mise en place de grands projets d’infrastructure inutiles et imposés aux populations (GPII) via l’expropriation [21] : la lutte contre le projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff a mené à la création d’un groupement foncier agricole (GFA) [22], qui a rendu plus difficile l’expropriation des terres agricoles et a contribué à l’abandon du projet.

Plus récemment, pour permettre la construction de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, la majorité des terres agricoles a été progressivement rachetée. La résistance au projet a pu s’appuyer, en plus des occupations de terres et de bâtiments, sur les propriétaires ayant refusé de vendre leurs parcelles et leurs maisons. Le transfert de la propriété des terres agricoles aux caisses de la SSA rend impossible ce type de défense des terres agricoles.

SSA et tragédie des communs [23]

Le collectif pro-SSA l’affirme : « La terre deviendra un moyen de production mis en commun, comme l’hôpital dans le service public de santé. » Il convient de se méfier de la nouvelle rhétorique sur les « communs » ; Qu’est ce qu’un « commun » ? Vaste question.
En agriculture, on appelait « communaux » ou « sectionnaux » (et probablement de pleins d’autres noms) des parcelles collectives, le plus souvent propriété de la commune.
C’était des parcelles de propriété publique, dont on ne pouvait refuser l’usage à quiconque.

Par exemple une prairie, où les paysan-nes sans terre pouvaient venir faire pâturer une vache, ou encore une forêt, où les villageois-es pouvaient venir abattre leur bois de chauffage (droit d’affouage).

Une critique de ces communs a été formulée par les économistes libéraux sous le nom de « tragédie des communs » : Selon eux, les paysan-nes – ou certain-es d’entre elleux – auraient individuellement intérêt à faire pâturer un maximum de bétail jusqu’à sur-pâturer les prairies collectives et que plus rien n’y pousse, et abattre jusqu’au dernier arbre des forets collectives pour stocker du bois de chauffage.
La solution proposée étant : privatiser les communs et attribuer des titres de propriété privée. On a appelé ce processus le mouvement des enclosures.

Et pourtant. La tragédie des communs n’a pas eu lieu en Europe occidentale. Localement, les paysan-nes ont toujours trouvé collectivement les outils de gestion des communaux. Le contrôle social, dans des sociétés villageoises où les liens d’interdépendances sont nombreux, a dû jouer un rôle.

De nos jours, de nombreuses municipalités rurales continuent à gérer des parcelles agricoles et forestières.

Mais pour les besoins de leur cause, de nombreux acteurs du monde rural alternatif, des ex-zadistes de Notre-Dame-Des-Landes aux sociaux-démocrates de la Confédération paysanne en passant par les bureaucrates de Terres de lien et bien d’autres, ont fait évoluer le terme : d’une propriété publique et ouverte à tous-tes, le « commun » est devenu une propriété privée (certes collective le plus souvent) à l’usage d’un petit groupe affinitaire ou d’un-e individu-e.

Conclusion

Le mot de la fin revient à Nicolas Girod, porte parole de la Confédération paysanne : « Nous devons donc imposer dans le débat public la nécessité d’intervention publique, de maîtrise et de régulation des marchés » [24]. Est-ce bien suffisant de revendiquer réguler les marchés ?
Tout ça pour ça : invoquer les luttes communistes et les conquis sociaux du siècle dernier pour au final revendiquer une ligne sociale-démocrate, interventionniste, keynésienne… En d’autre termes : revendiquer rester dans une économie de marché.

Là est l’enjeu. Si la SSA ne semble pas pouvoir tenir toutes ses promesses la question demeure : comment sortir l’agriculture et l’alimentation de l’économie de marché ?

Notes

[1Campagnes Solidaires, numéro 364, septembre 2020, pages centrales

[2Manger, Entretien de Dominique Paturel réalisé par Marie-Noëlle Bertrand, Editions Arcane 17, 2020

[3Le portage à domicile désigne les livraisons à domicile de repas, notamment pour les personnes âgées ou à l’état de santé fragile.

[4La première banque alimentaire ouvre en France en 1984, l’association les Restaurants du coeur est fondée en 1985.

[5Les maisons du peuple sont également appelées bourses du travail. Avant cela, il existait déjà les prémisses de la Sécu chez les pirates.

[6Pour une Sécurité sociale de l’alimentation, 2021, p. 50

[7Le remboursement des soins par l’Assurance maladie et les complémentaires santé ne couvre pas la totalité des frais exposés. Une partie de la dépense de santé reste donc à payer directement par les ménages : c’est ce que l’on appelle le reste à charge.

[8Le dumping est une pratique commerciale qui consiste à vendre une marchandise à un prix inférieur au prix de marché, parfois au-dessous du prix de revient

[9Dans un cadre d’agriculture marchande, néanmoins.

[10Le dumping social, ou moins-disance sociale, est a mise en concurrence des travailleurs-es entre elleux, notamment en termes de revenus et de conditions de travail.

[11À l’image du dumping social, on pourrait définir le dumping alimentaire le fait de mettre en concurrence les aliments entre eux, notamment en termes de prix, de quantité et de qualité.

[12Les chiffres annoncés dans cet article diffèrent de ceux cités plus haut.

[13Cette réforme a été imposée en France par la droite (dans le « plan Hôpital 2007 », annoncé en septembre 2003). L’objectif était alors de réduire l’augmentation des dépenses de santé, en passant d’une dotation budgétaire globale à un financement proportionnel aux actes de soin effectués.

[14Emmanuel Macron, figure du capitalisme libéral, le propose d’ailleurs dans son programme électoral de 2022

[15Comme le décrypte Grégoire Chamayou dans son livre La Société ingouvernable, La fabrique, 2018

[16RDA au siècle dernier, Venezuela actuellement, par exemple.

[17Marine Le Pen obtient au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022 60 % des voix dans l’Aisne, 57 % dans les Ardennes, 57 % en Haute-Marne, 56 % dans la Meuse, 57 % dans le Pas-de-Calais...

[18Voire directement à leur centrale d’achat

[19Les jardins d’insertion se présentent comme un outil idéal contre l’exclusion, et s’adressent à des personnes en situation d’exclusion sociale ou professionnelle.

[20Campagnes solidaires, septembre 2020, p. IX

[21Les GPII peuvent désigner tant des autoroutes, des aéroports, des « méga-bassines »… Autant de constructions qui rognent sur les terres agricoles.

[22Le GFA est la manifestation des tentatives des pouvoirs publics de favoriser l’investissement dans l’agriculture ainsi que d’éviter l’émiettement des exploitations. Il permet de créer et conserver des exploitations.

[23Article ayant pour titre original The tragedy of the commons, de Garrett Hardin, présenté dans Science le 13 décembre 1968.

[24Campagnes solidaires, septembre 2020, p. X

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