Nous sommes passé·es en force. Face au défaitisme, face à un gouvernement qui mise sur le pourrissement, face à une intersyndicale qui cherche à reprendre en mains les explosions de colères qui peinent à se coordonner, le « mouvement social » a prouvé sa force, son expressivité, sa créativité ; mais il lui manque encore un nom et une image qui dépasse les vieilles représentations.
Avec 79% des ouvrier·es et une majorité de français·es souhaitant le durcissement du mouvement, il est scandaleux que nous peinions encore à nommer ce qui se passe. Le risque est grand de voir cette force s’essouffler avant de se déployer complètement. Le battage médiatique ne vise pas tant à nous discréditer qu’à donner un vocabulaire et une légitimité morale à ceux qui souhaitent rétablir l’ordre et réhabiliter le vieux cadre syndical qu’il nous a fallu dépasser. Tous les adversaires du conflit social ne se sont pas encore dévoilés.
L’intersyndicale comme la gauche parlementaire préféreront toujours le pourrissement et la défaite négociée à une victoire sauvage qui les priverait de leur rôle d’interlocuteur légaliste. C’est pour cela qu’elles sont plus pressées de parler de violences policières que de victoires émeutières, et qu’elles épuisent les voies légales contre le texte en sachant pertinemment que cette étape de la bataille est perdue depuis longtemps : il leur faut temporiser pour calmer l’émeute avant qu’elle ne se structure, que la rue se donne forme, nom et idées.
Il s’agit peut-être de notre dernière chance de construire une réelle opposition au régime et aux crises qu’il va connaître : crise climatique grave qui ne fera qu’accentuer la conflictualité sociale, menace remuante de l’extrême droite qui ne tardera pas à engager une stratégie de la tension si le pourrissement persiste, et fascisation de l’appareil d’État. Il serait naïf de croire que celui-ci peut revenir en arrière : son tournant libéral-autoritaire – par la soumission du judiciaire et du législatif à l’exécutif, par les éléments de langage de sa classe politique issue désormais du privé, par le blindage et l’autonomisation de son système répressif – l’a engagé dans une fuite en avant qu’il ne pourra désamorcer sans risquer son pouvoir.
Macron a trois semaines de retard sur le mouvement, mais il commence à prendre conscience de la gravité de la situation et de l’état d’esprit nouveau qui habite la population ; que seule la force brute écrasera ce début d’insurrection. Dans son vocabulaire, dans sa répression guerrière, il prépare le bain de sang.
Nous sommes au bord du carnage et du fascisme, et nous continuons de parler comme s’il s’agissait de manifestations pacifistes, de parcours bien réglés entre Bastille et République, d’opposition institutionnelle et de président arrogant. Nous n’en sommes plus là. Le vrai sujet, c’est : soit un modèle de société libre, soit l’autocratisme. Toute discussion qui ne se place pas à ce degré de sérieux nous fait perdre un temps précieux.
Pour cela, il nous paraît souhaitable de persévérer dans l’émeute, mais pas sans la lier à d’autres formes plus durables de la contestation. Notamment à la grève, qui reste le souffle du mouvement, sa respiration constante et son pivot logistique et médiatique.
Une des forces du mouvement, sinon sa principale, est d’avoir dépassé les clivages artificiels du « mouvement social ». Adieu le purisme anarchisant, l’ouvriérisme borné, les polémiques ridicules autour de la violence. Tout le monde partage un goût de l’action coup de poing, qui paraît être devenue la seule solution, le recours ultime d’une colère trop longtemps contenue. Et sur tous les lieux de mobilisation, la fraternité et la sincérité sont immédiates.
Mais cette coordination des colères n’est pas une unité entre composantes politiques. Les étiquettes et les catégories n’ont pas été abolies : nous les avons dépassées temporairement. Nommer ce qui se passe, trouver des lieux pour le prolonger dans l’action et le dialogue, c’est assurer que cette situation explosive devienne force sociale. C’est assurer que nous ne reviendrons pas à des clivages inutiles, et que les prochains prendront tout le sens d’une situation pré-révolutionnaire.
Nous proposons quatre axes que chacun·e peut adopter individuellement, en incluant ses ami·es et connaissances, qui peuvent se transformer en mots d’ordre ou plus simplement inspirer chacun·e dans sa vision :
TRANSFÉRER. Susciter plus de rencontres et de lieux collectifs. Échanger les techniques, les idées et les moyens. Que les émeutier·es aillent sur les piquets, les syndicalistes dans les émeutes, et tout le monde sur les rondspoints. Chacun·e arrive désormais à se parler sans préjugé : l’échange ne peut qu’ajouter en endurance, en solidarité et en radicalité à nos forces. L’apport réciproque ancrera dans le futur une solidarité de guerre sociale.
DÉBORDER. Déborder le vieux syndicalisme jusque dans les euphémismes. Ce n’est pas une mobilisation, c’est une révolte. Ce n’est pas une manifestation, c’est une émeute. Il n’y a ni maintien de l’ordre ni violences policières, mais du terrorisme d’État. Ce n’est pas un mouvement d’opposition à une réforme injuste, c’est une nouvelle étape de la guerre sociale. Déborder signifie aussi décentraliser : l’initiative et l’inventivité n’appartiennent pas à Paris mais aux nombreuses villes et petites villes de « province » qui ont été les plus déterminantes pour signifier l’importance du conflit. Le rôle moteur doit échoir à ces villes, et Paris les imiter et le dire, pour larguer d’autant plus les médias centrés sur la capitale.
FORMALISER. Donner un nom aux événements, dépasser le simple enjeu des retraites pour poser celui des conditions de vie. Formuler nos propres mots d’ordre et slogans, diffuser la colère et la présenter non pas comme un éclat temporaire mais comme la base de tout ce qui va suivre. Construire des lieux symboliques et physiques, exprimer de nouvelles idées politiques et incarner une autre vision de la société : voilà ce qui a fait la force des Gilets Jaunes.
SOLIDIFIER. Ancrer cela dans la durée signifie passer d’un débordement à une reprise en main. Assumer le rôle directeur des lieux de grève et d’occupation, des différents centres d’où la masse se voit obligée d’inventer ses propres modes d’actions pour faire vivre la conflictualité nécessaire à la victoire. Pour continuer à diversifier les méthodes par du symbolique, du sabotage, du blocage, du débrayage, bref ces actions coup de poing qui sont le succès du mouvement, il faut donner prépondérance aux différents comités de grève et de coordination qui ont pris l’initiative de durcir la lutte.
Aucun de ces quatre points ne s’accomplira sans débordement formel hors du cadre syndical traditionnel : il faut l’abolir officiellement, assumer que les lieux où se décident aujourd’hui les actions sont amenés à être seuls décisionnaires, plénipotentiaires, et aptes à se coordonner par leurs propres moyens si nécessaire.