Nous sommes nombreu-x-ses à ne pas vouloir se séparer maintenant. À ne pas vouloir que tant d’énergies aient été dépensées pour retomber dans l’oubli des annales militantes. Pour que ces deux semaines (et toutes celles, de préparation, qui les ont précédées) ne soient pas justement des semaines militantes, il ne faut pas nous quitter maintenant que l’Événement est terminé. Avec la préparation de l’AntiCOP21, beaucoup de visages nouveaux sont apparus, parce que c’était un enjeu qui fédérait davantage que certains autres auxquels nous sommes habitués. Ce serait maintenant stupide de tou-s-tes nous séparer pour nous donner rendez-vous à la prochaine auto-célébration que le système organise.
Ne nous le cachons pas, beaucoup sont sorti-es épuisé-es de ces semaines intenses, à la fois parce qu’on a commencé très tardivement à s’y investir, à la fois parce que certain-es ont tendance à se reposer sur quelques-un-es censé-es « savoir ». C’est aussi pour cela qu’il nous faut étaler nos rencontres dans le temps plus long. Nous avons besoin de nous revoir, pas seulement en AG ou pour une manif’, mais aussi dans d’innombrables moments de lutte où la rue ou les squats seront autant d’occasions de simplement danser, manger, faire l’amour, chanter, jouer. Il y en a peut-être encore qui pensent que c’est « futile », ou que c’est de l’ordre du « privé ». Illes n’ont rien compris. Nous sommes fort-es parce que nous nous connaissons, parce que nous savons partager, presque intimement, des langages, des manières d’être ou de s’organiser. Notre organisation n’est pas celle des partis et des syndicats, précisément parce qu’elle s’appuie sur des liens affinitaires, et au moins d’interconnaissance. En théorie, puisqu’en pratique on se retrouve souvent à agir avec des inconnu-es avec lesquels on finit par se sentir des… militant-es.
Je vois au moins deux enjeux sur lesquels nous pouvons construire à présent. Se battre contre l’état d’urgence qui n’est que l’étape suivante au resserrement progressif, infini, de l’étau. Etau de la loi, étau de la police administrative (perquisitions, assignations à résidence), étau de la surveillance (électronique ou physique) qui s’ajoutent aux étaux du travail et de la précarité. Cet étau est un poison qui veut nous rendre épuisé-es et impuissant-es : résigné-es. Il nous faut contre lui une infinité de contrepoisons. « Se battre contre », ça veut sans doute dire manifester et autres actions classiques, mais ça veut aussi et surtout dire : desserrer cet étau. Or moins nous serons seul-es, isolé-es, plus nous serons imprévisibles, organisé-es, et moins nous sentirons cet étau qui veut enfermer nos corps.
Jeudi prochain (17 décembre) s’organise à la Bourse du travail un meeting pour la levée de l’état d’urgence et contre l’état d’exception permanent. Il y a énormément d’orga pour y prendre part (CNT, FA, CGA, AL, CGT, POI, DAL, TCR, Ensemble/PG, Syndicat national de la Magistrature, LDH, etc.). Certain-es découvrent les violences policières quand leurs militant-es sont inquiété-es, mais n’osent toujours pas parler de « racisme d’État » pour continuer de parler aux grands médias et aux politiciens. Nous devons y faire entendre nos voix dissonantes. Ce qui ne veut pas dire qu’il est absolument indispensable de renouer des alliances. Et d’apprendre à tenir des engagmeents, pour rendre (à nouveau) possible la confiance. Encore une fois, pour ne pas s’isoler.
Ensuite il y a bien sûr la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (et les autres) qui est une (grande) poche de résistance, un immense espoir, une charge explosive d’intensités révolutionnaires, l’expérience de nos forces et de nos limites, et bien d’autres choses encore. La ZAD est pourtant bien trop peu connue, et nous pourrions être, en région parisienne, comme l’un de ses relais. Nous ne cherchons à rien imiter, mais à créer ici d’autres lieux d’auto-organisation, d’autres moments de création collective qui mettent en lumière la guerre de territoire, violente et subreptice, qui se joue dans la métropolisation. Chaque nouvelle cantine populaire, chaque nouvelle fête, chaque nouveau jardin collectif, spectacle de rue, série de tags, infokioske, action d’occupation… peuvent devenir autant d’échos des luttes territoriales où les résistant-es se réapproprient concrètement leurs (espaces de) vie(s). Mais cet écho peut être palpable, matériel, et compréhensible par tou-te-s. Plus que jamais nous avons à inventer des formes nouvelles, à trouver des repères, des complicités nouvelles. La créativité n’est pas un arc-en-ciel de couleurs pacificatrices, mais ce par quoi nous cherchons à nous rendre méconnaissables, imprévisibles, et surtout, ce par quoi nous voulons éviter l’isolement.
Il y avait quelque chose d’affreusement joyeux dans la manif’ sauvage de samedi dernier à Belleville. La nuit est vite tombée quand le cortège s’est élancé, comme s’il fallait annoncer un léger changement dans l’espace-temps. Quelques minutes après, j’ai vu un copain convaincre un habitant du quartier que cette lutte le concernait aussi et il est venu tenir la banderole. Et si je ne me trompe pas, cet habitant a lui-même convaincu un pote de venir. S’il y avait cette atmosphère si joyeuse, c’est aussi parce qu’il y avait un tas d’internationaux qui ne sont pas forcément habitués aux manifs sauvages mais qui sont quand même venus. Et puis il y avait la merveilleuse batukada. Nous avons (presque) réussi à rester compacts et très mobiles. Il y avait dans nos slogans étouffés par la fatigue, dans nos souffles entrecoupés par la course, quelque chose de magique, d’éprouvant et de drôle à la fois. Si nous arrivions à réunir des personnes différentes, à habiter réellement un quartier populaire pour n’y être ni un ovni ni un touriste. Si nous arrivions à multiplier les moments par lesquels une réelle confiance se tisse, confiance dont seule peuvent naître les complicités. Si nous parvenions à cela, nous serions infiniment moins isolé-es, et l’étau se desserrerait. L’état d’urgence, les classes populaires (et plus encore racialisées) en sont les premières victimes. La guerre de territoire est avant tout livrée aux pauvres (et plus encore racialisées) qui sont contraintes d’habiter dans les métropoles capitalistes. Et je n’étonnerai personne en disant qu’on ne les voit pas beaucoup dans pas mal des luttes auxquelles on participe. C’est évidemment à nous qu’il faut faire ce reproche.
En termes plus stratégiques, habiter un quartier c’est le connaître, c’est y avoir des cachettes, des recoins, des passages, des lieux sûrs. Habiter son quartier, c’est aussi se rendre capable d’y improviser. Or la police ne déteste rien de plus qu’une organisation improvisée. C’est là son point faible. Etablir des liens de confiance, c’est aussi être capable de donner un sens à la « »violence« » que certain-es continuent de voir. Demandons-nous pourquoi tant de gens continuent de croire que nous « profitons » des manifs (que parfois nous avons-nous mêmes organisées !) pour « casser ». Pourquoi nous prennent-ils pour des étrangers (quand ce n’est pas pour des infiltrés…) ? Pour certains de nos détracteurs, c’est parce que ce sont eux les étrangers. Mais c’est aussi parce que l’on ne se connaît pas. Le système qui broie nos vies nous force à l’indifférence, aux relations pauvres et fonctionnelles. Lorsqu’illes voient « apparaître » des Black Blocs, illes se disent : d’où viennent-ils ?! Ce n’est que lorsqu’il aura partagé le matin même un café avec celui dont ille reconnaîtra la voix sous le masque, ce n’est qu’en ayant vécu une même douleur, combattu ensemble, qu’ille comprendra que « derrière le masque », il y a… n’importe qui. Et un-e ami-e à venir. Mais même lorsque l’on se connaît, certain-es ne comprennent pas l’avantage stratégique de l’action directe en manif’. Selon moi, il faut commencer par trouver un consensus sur une exigence absolue de solidarité mais dans certaines limites décidées clairement ensemble. Commencer par une forme de défensif qui est acceptable pour la plupart (comme devant le gymnase occupé par les migrants l’été dernier, ou sur les ZAD). Ce n’est qu’un début, évidemment, puisqu’à terme il faudra que tou-s-tes acceptent les modes d’action des autres et surtout que l’on parvienne à se coordonner ensemble, pour que, par exemple, ce que fait tel groupe ne mette pas en danger tel autre sans qu’il ait été préparé.
Bon, je livre des réflexions qui peuvent paraître un peu désordonnées. En résumé : ne pas attendre un rendez-vous imposé pour se retrouver. Se retrouver au contraire régulièrement, pour échanger bien plus encore que ce que nous échangeons déjà. La joie de la lutte s’écrit sur les murs et entre deux gorgées de soupe, entre deux pas de danse et deux pierres lancées.
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- À toutes les vies qui résistent, et à celles qui plient, à bientôt.