Mon vendredi soir, ou comment faire le plein de rage pour la rentrée en quelques heures.

Où on a trouvé le corps d’un homme mort à la rue et les flics se sont montré.e.s à la hauteur de leur réputation mais aussi toujours un peu plus près de la crise de nerfs.
Petit piqûre de rappel pour refaire le plein de seum avant la rentrée, pour laquelle ils/elles sont clairement pas aussi bien préparé.e.s que nous.

Vendredi soir, j’étais avec des ami.e.s, plutôt blanc.he.s, plutôt bourgeois.es, dans un square où on était venu.es échapper à la chaleur des 15m2 d’un d’entre nous. Il y avait près de nous un autre groupe d’amis, eux plutôt arabes et noirs. Et puis, sur un banc, un peu plus loin dans un recoin du square, il y avait une silhouette. Celle d’un clochard, un clodo, un sdf.

Quand mes ami.e.s et moi avons quitté le square, nous sommes passé.e.s devant cette silhouette, nous avons respiré son odeur et toute sa puanteur. Une odeur de pisse, une odeur de merde, une odeur de clodo. Et puis j’ai remarqué que quand même, sa silhouette prenait une forme bizarre. C’était comme si le haut de son corps était tombé à sa droite alors qu’il était assis. Sa tête pendait dans le vide à l’extrémité du banc. On s’est souvenu de la chaleur qu’il faisait. On s’est demandé s’il fallait vérifier s’il était vivant. On a même hésité. Après tout, c’était juste un sdf, un clochard, un clodo qui pue, pas vraiment un homme, non ? Ou si ? On a dû se rappeler que c’était vraiment un homme, parce qu’on a fait demi-tour pour aller voir s’il respirait.

Ça puait. Sa tête était coincée dans le vide, entre le banc et son caddie auquel il était agrippé. Il faisait sombre. On a glissé une main entre le banc et le caddie pour mettre une feuille devant son visage. On ne voyait pas le souffle de sa respiration sur la feuille. Alors on s’est penché plus près, pour écouter. On n’entendait rien. On est allé voir l’autre groupe de jeunes, les moins blancs, moins bourgeois que nous. « On dirait qu’il respire pas. Il est souvent là ? On va appeler le samu. » Un d’eux nous a rejoint près de l’homme sur le banc. J’ai appelé le Samu mais le Samu répondait pas. Lui a appelé les pompiers. Les pompiers lui ont demandé si la cage thoracique bougeait mais elle bougeait pas. Il lui ont demandé de le toucher et il était froid. Lui et deux autres l’ont soulevé pour le mettre sur le dos, et celui qui téléphonait aux pompiers leur a dit "j’ai une formation d’ambulancier" et il a commencé un massage cardiaque. On a entendu un gros crac.

C’est à ce moment là qu’une voiture de flics est arrivée. Pourtant on s’était bien gardé de les appeler, eux. D’ailleurs ils étaient pas venus pour ça. C’est à dire que le clodo qui passe ses journées sur le banc du square, même par 36°C, pourquoi est-ce qu’ils/elles s’emmerderaient à venir le voir lui alors qu’il y a une dizaine d’hommes jeunes, noirs et arabes juste à côté ? Avec eux au moins on peut jouer à la course. C’est ce qu’il nous a bien expliqué, celui qui a fait le massage cardiaque.

Un flic a voulu prendre la relève pour le massage cardiaque. Il savait pas le faire, mais il a quand même envoyé chier le mec avec sa formation d’ambulancier qui a essayé de le corriger. À lui et à moi l’OPJ a demandé de faire une déposition. Donc c’est avec lui que je suis allée faire une déposition au commissariat qu’il connaît par cœur, à une heure du matin. Quant les pompiers et le Samu ont eu fini d’essayer de ranimer le corps squelettique et déjà froid de cet homme. Entouré par les keufs, leurs fusils et leurs flingues. L’autre mec, il m’a demandé si ça allait et il comprenait pas que je sois autant affectée par la mort de cet homme, seul, dans sa propre merde, sur un banc public en plein Paris. Par le mépris insupportable des flics. « C’est sûrement parce qu’on n’a pas le même vécu », il m’a dit. Ouais. C’est sûrement qu’on n’a pas le même vécu.

Pour détendre l’atmosphère et rigoler un peu, il a mis sa main devant la caméra quand on a sonné à l’interphone du comico. « Enlevez votre main de la caméra s’il vous plaît ». Une fois à l’intérieur, il est allé dans le bureau à droite, et moi dans le bureau à gauche. Dans le bureau à gauche, ça sentait la mort. J’ai tourné la tête, et derrière moi il y avait un caddie. « C’est les affaires du monsieur ? Qu’est-ce que vous allez en faire ? » « Ça va être à moi de regarder si on peut trouver quelque chose pour l’identifier ou trouver quelque chose qui peut laisser penser à un meurtre. »

Il a allumé son ordinateur et puis on a commencé la déposition. En deux phrases, le flic avait déjà réussi à tellement reformuler tout ce que je disais que ça devenait factuellement faux. Il était 1h30, j’étais choquée et fatiguée et j’avais envie d’en finir alors j’ai rien dit.
Et puis il a écrit « J’ai vu un homme qui m’a semblé être un sans domicile fixe » en lisant à voix haute pour que j’approuve sa déposition qu’il écrivait en mon nom. Et quand il l’a prononcé, j’ai entendu toute la laideur de cet euphémisme, « un sans domicile fixe ».
« Est-ce que pouvez remplacer ‘un sans domicile fixe’ par ‘une personne sans abri’ ? » Là le flic a levé la tête pour me regarder droit dans les yeux et demander : « Vous êtes sérieuse ? » J’ai dit que oui.
Il a rien répondu, il s’est mis debout et il est allé voir son collègue dans le bureau d’à côté pour lui demander s’il pouvait prendre ma déposition à sa place parce que là il en pouvait vraiment plus, « j’en peux plus elle me gave j’vais craquer ».
A travers la porte ouverte, l’autre mec qui déposait, celui qui avait fait le massage cardiaque, il a essayé de me dire quelque chose, genre de ne pas m’énerver, que ça servait à rien.
Je m’étais pas encore énervée, mais j’avais pas oublié que moi, je suis blanche. J’ai répété au moins trois fois que c’était pour montrer au moins un peu de respect à l’homme qui venait de mourir. A la quatrième fois le keuf m’a entendu, et entre temps son collègue était venu le rejoindre dans le bureau. J’étais assise sur la chaise et ils se penchaient tous les deux sur moi. On m’a expliqué que j’étais pas là pour faire de la sémantique. Le collègue est reparti. Le flic ne voulait pas changer, il continuait à s’énerver.

Je sais plus s’il a commencé par l’intimidation ou la culpabilisation. Ça devait être la culpabilisation, quand il m’a expliqué que si je ne déposais pas, ils allaient devoir ouvrir le corps pour faire des analyses et est-ce que ça c’est le respecter ? Et puis le jeune homme qui déposait dans le bureau d’à côté, le keuf a continué, il faisait preuve d’une conduite EXEMPLAIRE, lui. « Il a effectué un massage cardiaque alors que la plupart des gens ne se seraient même pas arrêtés ! » Il a dû se souvenir que j’étais là justement parce que je m’étais arrêtée et moi aussi j’ai eu le droit à un bon point, puisque « Vous aussi d’ailleurs, vous vous êtes arrêtée alors que la plupart des gens ne l’auraient pas fait ». Là son ton paternaliste commençait à me gaver sérieusement alors je lui ai dit que j’avais pas besoin d’être flattée. C’est à ce moment là que le keuf est passé de « en colère » à « complètement rageux ». En y repensant, je souris presque. Je suis plutôt fière, en fait, d’avoir mis le flic tellement hors de lui qu’il a peut-être même honte (est-ce que les flics ressentent la honte ?) quand il y repense. Sur le coup, par contre, je rigolais pas du tout parce que j’ai juste pas compris ce qui s’est passé. Il s’est mis à hurler tout d’un coup, tout seul, dans son bureau avec moi, le caddie puant, et des bandeaux jaunes « POLICE DO NOT CROSS » accrochés au mur au dessus de la carte de Paris. « Mais je vous flatte pas ! VOUS ME FAITES CHIER ! VOUS CROYEZ QUE JE LE VOIS PAS, VOTREGOÛT DE LA POLICE ?! VOUS ME FAITES CHIER ! »

Ça devait être à ce moment là qu’il a essayé de m’intimider, de me dire qu’il aurait très bien pu aller voir si j’avais un dossier et des antécédents. Ensuite il s’est mis debout et il a repris le refrain deux ou trois fois : « VOUS ME FAITES CHIER ! ».
Moi j’étais toujours assise sur la chaise et je prenais des respirations bien profondes pour supporter son flot de merde. Il a appelé la sécurité du commissariat mais je sais toujours pas très bien si c’était pour lui ou pour moi.
Comme je le faisais chier, je suis sortie du bureau, et là, il y avait mon copain qui avait entendu le flic brailler et était sorti de la salle d’attente pour voir ce qui avait bien pu mettre le poulet dans cet état-là.
Je sais pas ce qui a laissé pensé au flic qu’il avait pu trouver un allié mais il lui a demandé d’un ton excédé « Tu peux me rendre un service ? Tu peux la sortir d’ici s’il te plaît ? »
Pas de bol, il avait pas vraiment envie de me sortir et puis surtout, moi j’avais pas vraiment envie qu’on me sorte parce qu’uniforme ou pas j’obéis pas aux ordres d’un homme alors je lui ai demandé son matricule. Là le flic est passé au niveau supérieur d’égosillement et ses quatre collègues sont arrivé.e.s pour faire un concours de décibels avec lui. ils/.elles se sont mis autour de moi et mon mètre 57 et y’en a un qu’a collé sa sale face à 2 cm de la mienne pour me postillonner dessus. Il a beuglé que je l’aurais pas son matricule, qu’il n’avait pas à me le donner, qu’aucune règle ne l’y obligeait et puis que je pouvais toujours porter plainte hein ?
Hein ?
Hein ?
Ya des mains gantées qu’ont commencé à m’attraper le bras, j’ai crié de pas me toucher, qu’ils me dégoûtaient, et je suis partie en courant.
Mais je peux toujours porter plainte, hein ?

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