« L’attroupement ne constitue pas l’exercice d’une liberté publique. On ne lui reconnaît pas de finalité politique. »
Thomas Andrieu, directeur des « libertés publiques » et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur
Le mouvement social en cours, en passe d’être inégalé sous la Ve République si l’on en juge par sa durée et son ampleur cumulées est, ère du smartphone oblige, également particulièrement fécond en images. Parmi celles qui ont amplement circulé dans les médias officiels comme à travers les réseaux sociaux, il y a celle d’un homme, totalement nu, faisant face à une rangée de policiers en tenue anti-émeute. L’intérêt que cette image suscite est aisément compréhensible, tant le contraste qu’elle recèle semble mettre en exergue la déshumanisation des policiers. D’un côté, l’homme nu s’expose aux yeux de tous, dans toute sa fragilité, semblant par ce geste revendiquer la plénitude de son humanité. De l’autre côté, face à lui, des policiers suréquipés, aux visages difficilement distinguables derrière les visières de plexiglas, illustrant quant à eux toute la brutalité du monde contemporain et ayant renoncé à leur individualité en acceptant de s’effacer derrière l’institution détestée qu’ils incarnent.
Rationalisation : évincer l’Armée
Étrangement pourtant, cette déshumanisation ne semble pas être universellement perçue, puisque, folklore de la répression, il se trouve encore des individus pour tenter d’offrir des fleurs aux policiers et espérer que ceux-ci désertent pour rejoindre leurs rangs. Ces réactions, aussi louables que puissent être les motivations qui les sous-tendent, sont probablement alimentées par quelques images venant du passé, évoquant des épisodes de fraternisation entre les troupes de la répression et celles de la révolution. Bien que ces retournements de situation aient été une réalité historique, par ailleurs cruciale dans l’histoire des révolutions, il apparaît cependant nécessaire de rappeler ici que les forces de police aujourd’hui chargées du maintien de l’ordre n’ont plus grand chose à voir avec ces troupes qui, en leur temps, choisirent de rejoindre les émeutiers. Effectivement déshumanisées, elles ne sont que le produit du mouvement rationalisation du maintien de l’ordre qui a caractérisé le XXe siècle et conduit à retirer à « la troupe », à une armée régulière jusqu’il y a peu largement composée d’appelés du contingent, la conduite de telles opérations.
Ce processus fut le fruit de la prise de conscience par le pouvoir de tous les risques qu’il pouvait y avoir à confier à l’Armée le maintien de l’ordre. Et il ne s’agissait bien évidemment pas là du signe d’une prévenance quelconque à l’égard des grévistes et autres émeutiers : confier son destin à l’institution militaire, c’était pour le pouvoir courir en premier lieu le risque se voir détrôner par elle, comme l’avait montré le coup d’État du 18 brumaire et comme devait le confirmer, plus tard, la tentative de putsch organisée par quelques généraux favorables à l’Algérie française. Mais c’était également prendre le risque, évoqué plus haut, de la fraternisation entre soldats et insurgés. L’épisode des Gardes Françaises, qui se joignirent à la foule des révolutionnaires prenant d’assaut la Bastille, avait de ce point de vue marqué durablement les esprits des dirigeants. Le rôle des soldats dans la révolution russe, puis le poids des communistes dans la résistance française des années 1940, ne pouvaient que contribuer à alimenter la méfiance du pouvoir vis à vis des militaires et donc son besoin de disposer d’une force, distincte de l’armée traditionnelle de conscrits, spécifiquement dédiée au maintien de l’ordre (spécialisation) et disposant de l’équipement et de la formation adaptés à la doctrine en vigueur en la matière (professionnalisation).
Mon flic, ce robot
Retour sur la nécessaire déshumanisation du maintien de l’ordre.