Loin des yeux, loin du cerveau ?

Se plier à l’enseignement à distance, pour cause sanitaire ou autre, c’est renoncer au plus propre de l’université.

La connaissance a-t-elle des limites ? Les disciplines ont-elles des barrières naturelles qui les séparent ? Voici des questions importantes qui animent, ou devraient animer, les esprits de tout penseur.

Nous ne disposerons peut-être jamais d’une réponse définitive à ces questions, nous ne connaîtrons peut-être jamais les limites et barrières intrinsèques de notre pensée, mais le monde politique et social crée bien des contraintes très concrètes à la recherche et à l’enseignement, à la fois liées à leur lieu d’exercice et aux conditions données à son exercice.

À l’époque préconfinement, le monde universitaire s’est agité contre la nouvelle LPPR (Loi de programmation pluriannuelle pour la recherche) ainsi que contre la loi de réforme des retraites proposée par le gouvernement, estimant que ces deux lois représentent un changement de paradigme par rapport à l’exercice de nos métiers.
Si la loi des retraites a été, pour le moment, retirée, la LPPR sera votée dans environ un mois prenant la forme des prévisions les plus pessimistes.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’est pas facile de s’insurger lorsqu’on appartient à l’enseignement supérieur et à la recherche : cela parce que notre pensée – comme celle du monde non universitaire – est colonisée par le raisonnement qui se fait sous forme de choix cornéliens. Tels des parents soucieux de leurs bambins, jusqu’où sommes-nous prêts à tenir une grève, mettant ainsi en péril l’année scolaire des étudiants ? Comment rester des mois sans toucher à cette manip sur laquelle nous travaillons depuis des années ?
En même temps, ne pas le faire, ne pas faire grève, ne pas questionner les ordres et les injonctions, ne pas questionner du tout, ne pas trouver des solutions alternatives, et simplement « nous adapter », semble aller à l’encontre de notre propre métier. Et c’est ainsi que, peu à peu, nous oublions ce qu’est l’université, ce qu’est l’essence de la recherche, de l’enseignement, et que nous prenons l’habitude de nous ménager, souvent en faisant quelques petits sacrifices – un prix que nous sommes prêts à payer pour maintenir vivants ces liens et pratiques auxquels nous tenons tant. Il est difficile de réaliser au jour le jour, à chaque coup qui s’abat, que cela se fait au risque de… Au risque de faire disparaître tout risque, dénaturant ainsi, à petit feu, notre métier.

Dans le contexte actuel, un de ces choix cornéliens s’impose une nouvelle fois, et cette fois-ci il porte sur l’enseignement à distance. Alors que restaurants, parcs, lieux de culte et centres commerciaux ouvrent leurs portes, les universités se préparent à une année d’enseignement à distance, sans directive claire dans ce sens pour le moment.

Chercheuse au CNRS, j’enseigne quelques heures par an en master 2 et nous discutons, à distance, de ces sujets. Faisant partie du corps académique, j’échange régulièrement avec d’autres chercheurs et enseignants-chercheurs de tous niveaux et en différentes disciplines, en France et à l’étranger, sur les mêmes sujets.

Cette lettre (presque) imaginaire a été écrite en tenant compte de ces discussions, et fait office de réponse au discours devenu « naturel » : celui qui dit qu’il faut, une nouvelle fois, s’adapter, et cela, pour le mieux des étudiants. Et nous voilà une nouvelle fois pris en otage.

« Chers collègues,

Je suis vos discussions à distance, je ne me suis pas encore exprimée dans ce groupe. J’avais précédemment brièvement échangé avec AA à ce sujet, et je voulais aujourd’hui essayer de nourrir les réflexions, surtout parce que je ne comprends pas exactement : de quoi discutons-nous ? À quoi nous préparons-nous ? Voulons-nous nous préparer au manque de préparation du gouvernement, d’un gouvernement qui nous écrase, qui écrase la pensée, qui écrase le débat, qui écrase l’imagination, qui n’écoute simplement pas la communauté – faisant par exemple passer la LPPR dans sa version la plus pessimiste dans quelques semaines – et cela en pleine université ? Devant nos étudiants ?
Je m’excuse si ce n’est pas le cas, mais c’est bien ce que je vois. Je nous vois, je vous vois, imaginer le scénario d’un autre confinement, ou bien d’une situation de distanciation qui durera toute une année scolaire. Or, si cela se produit, pourquoi cela se produira– t-il ? Par manque de préparation, négligence et mensonge, comme s’est passé précédemment.
Et nous, confinés, nous serons une nouvelle fois priés de nous adapter – pour le bien de tous, pour le bien du silence, de l’ordre, de nos “pauvres” étudiants, de sorte à nous sentir bien coupables en cas de doute. Priés de garder la continuité. Mais je pense que nous ne leur rendrons pas service, à nos étudiants, en faisant ainsi. Je ne veux pas les voir à travers un écran, et si jamais une catastrophe vraiment inévitable m’amène à cela alors… Alors je ne pourrais pas ne pas parler de cette catastrophe, voire ne parler que de cette catastrophe.

Pour être plus claire : le cours à distance, pour moi, n’est envisageable que pour parler du coronavirus et de la société, de l’université qui se plie aux injonctions gouvernementales sans débat ou discussion. Car cette université… Est-ce qu’elle en vaut vraiment la peine ?
Je me dis, sans pour autant apporter des réponses à court terme, sur demande, dans le moule, des réponses à de faux choix, qu’agir selon un tel comportement ne me semble pas être le rôle de l’université, et ce n’est pas non plus mon rôle en tant qu’enseignante. Les étudiants, je veux les voir. Je veux parler avec eux et si je ne le peux pas, je veux que la raison de notre distance devienne le sujet de notre cours. Notre but est de leur apprendre plus que le contenu de nos spécialités respectives. C’est de leur apprendre la pensée critique, et cela, quel que soit notre domaine. La pensée critique ne vient pas sans risque et elle impliquera toujours un risque. Et aujourd’hui, parmi les risques qui se présentent à nous, il y a non seulement le sanitaire, mais aussi, plus important encore : les risques que l’on encourt en osant penser de manière critique ce qu’on nous présente comme un risque sanitaire ; en remettant en question et analysant, par exemple, les ordres imposés à ce sujet et à tant d’autres au sein de l’enseignement universitaire.

C’est bien à l’université que l’on peut et que l’on doit travailler à comprendre le moment actuel sous tous ses aspects, allant du point de vue scientifique au social.
Et nous, que faisons-nous ? Au lieu de penser la pandémie, de nous préparer avec toutes nos ressources et nos outils critiques pour la penser, nous faisons tout pour éviter tout risque ! Nous nous comportons en bons élèves alors que nous sommes des chercheurs, des enseignants– chercheurs.
Mais mes amis, savez-vous qui est la première et plus importante victime sacrifiée lorsque nous faisons de tout pour éviter le risque ? Eh bien, c’est le risque lui-même. Risque qui n’est rien d’autre que l’essence de notre métier. Alors, il est bien vrai que des situations pratiques se présentent à nous et peut-être que certains étudiants étrangers ne pourront pas venir étudier en France. Dans ce cas, notre première, deuxième, troisième question doit être : mais pourquoi ? Pourquoi ne peuvent-ils pas venir et sont-ils différents des étudiants français ? Et si jamais ce n’est vraiment pas possible, il faudra trouver comment faire.
Mais pour cela, pensons. Pensons ce moment, pensons l’enseignement, pensons nos métiers, pensons l’accueil des étudiants étrangers. Pensons ensemble ce qu’il faut faire au lieu de courir sauver les meubles. Approprions– nous ce temps et utilisons ce que nous savons faire de mieux et agissons en conséquence. L’université est là pour ça, pas pour délivrer des diplômes ! Et nous ne pouvons pas les trahir, nous ne pouvons pas trahir les étudiants en obéissant à tout prix au lieu de penser. Nous ne pouvons pas les trahir en limitant notre rôle à apporter des réponses à toute question alors que, en recherche, le plus important est de savoir reformuler afin de poser les bonnes questions, celles qui nous permettront d’arriver aux meilleures réponses. Il ne s’agit pas ici d’une situation exceptionnelle, il ne s’agit pas que d’une situation exceptionnelle.

Reformuler, penser et débattre font partie du cœur de notre métier. Parce que pensez-vous qu’après presque deux ans sans être près physiquement les uns des autres – à apprendre d’autres cultures, à débattre, à se révolter, à ne pas être d’accord, à vivre ensemble, à se toucher, à manifester –, pensez-vous vraiment que l’université réussira à récupérer le rôle de lieu d’insurrection qu’elle a eu un jour ? Mais non…
Parce que si nous laissons cela se passer, si nous ne brisons pas les frontières de l’enseignement, ensemble avec les murs que l’on fait disparaître, c’est parce qu’elle ne l’a déjà plus, ce rôle. Et elle ne l’aura plus jamais, si nous nous limitons à nous adapter aux diverses solutions technocrates, technologiques, technico-techno qui se proposent sur nos tablettes, au lieu de penser, questionner et créer ensemble.
Sur ce, mes amis, je serais ravie de vous entendre et de vous lire. Cassons le lien qui ne doit jamais exister entre savoirs et pouvoirs politiques qui attache et confine nos pensées.

Amitiés ! »

Note

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Illustration : Lise Brinon

Mots-clefs : université | pédagogie | covid

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